En avril 1865, Gounod commence la composition d’un nouvel opéra : Roméo et Juliette. Déjà en 1841 il avait composé un envoi obligatoire sur ce sujet depuis la Villa Médicis suite à son Prix de Rome. Presque vingt-cinq ans plus tard, voici que le rêve va devenir réalité. Rêve à plus d’un titre puisque non seulement il peut enfin se lancer dans ce projet, mais celui-ci sera couronné de succès. Ce sera d’ailleurs le dernier grand succès du compositeur, ses trois derniers opéras ne rencontrant au mieux qu’un succès d’estime et sombrant dans les oubliettes (même si on dispose d’enregistrements qui feront l’objet d’articles suivants!). Après Faust en 1859 et dans une moindre mesure Mireille en 1864, voici sans doute le troisième opéra de Charles Gounod qui lui survécu pendant de nombreuses années. Il faut dire que le sujet est assez vendeur… et le compositeur y a mis toute sa science pour nous offrir bien plus que quatre duos d’amours comme certains aiment à caricaturer cet opéra. Comme pour ses illustres devanciers, l’opéra a été remanié de nombreuses fois et il sera difficile de dire ce qui est de la coupure ou de l’emprunt à une édition particulière dans la suite de l’article. Mais en se référant à deux partitions et à deux enregistrements assez complets, on peut juger tout de même du travail éditorial réalisé lors des différents enregistrements studio.
Mais revenons à la composition. En avril 1865 donc, Gounod quitte Paris comme il l’avait fait pour la composition de Mireille mais cette fois s’installe à Saint-Raphaël. Il va y composer tout l’opéra, profitant du calme et de l’air méditerranéen qui semble lui inspirer de nombreuses mélodies au fil de ses promenades ou de ses moments passés à l’ombre de pins parasols. Une nombreuse correspondance avec sa femme restée à Paris nous permet de suivre ses aventures de compositeur : de nombreux numéros vont vite et facilement… mais toute cette activité créatrice fatigue Gounod. D’autres soucis viennent s’ajouter comme la création posthume de L’Africaine de Meyerbeer par exemple qui pourrait faire de l’ombre avec son projet. Comme il l’avait déjà fait auparavant, il est pris d’une crise de nerf nécessitant l’intervention du docteur Blanche (qui avait déjà soigné Gounod en 1858 et 1863). Après un repos nécessaire le voici qui retourne à la composition pour terminer assez rapidement la composition sur un livret très bien écrit par Jules Barbier et Michel Carré.
Comme indiqué au début, les éditions sont nombreuses pour cet ouvrage et dès la composition, Gounod voulait proposer deux versions : une avec récitatifs et une autre avec dialogues parlés, permettant ainsi aux maisons d’opéra de choisir leur version. Gounod était plus porté sur la version avec dialogues parlés telle qu’elle sera créée le 27 avril 1867. Mais avant même cette création, une première édition avait été publiée qui sera rendue caduque par les adaptations réalisées lors des répétitions. En 1873, l’ouvrage passa du Théâtre-Lyrique à l’Opéra-Comique sous la surveillance de Georges Bizet (Gounod était alors à Londres) et des modifications sont alors réalisées donnant lieu à deux nouvelles éditions. Enfin en 1888, l’Opéra de Paris monte Roméo et Juliette, nécessitant une cinquième version de l’ouvrage pour le couler dans le moule obligatoire de la grande maison : un ballet est ajouté, quelques pages sont supprimées et le final du troisième acte est développé avec un chœur plus long. Que faire alors de toutes ces versions? Être fidèle à une seule et perdre alors de la musique? En faire un savant mélange? C’est ce qui sera fait par Michel Plasson, alors que les parutions antérieures semblent plus se baser sur l’édition de l’Opéra avec des coupures plus ou moins importantes.
Bien sûr, le rôle principal était dévolu à Caroline Miolan-Carvalho, femme du directeur du Théâtre-Lyrique et créatrice déjà de Marguerite dans Faust, Sylvie dans La Colombe, Baucis dans Philémon et Baucis et bien sûr du rôle titre de Mireille. La voix est connue, le style aussi… mais tout comme pour Mireille, Gounod compose un air particulièrement dramatique dans le quatrième acte que la soprano refusera de chanter… le faisant disparaître pendant des années comme le détail particulièrement bien Alexandre Dratwicki dans son article : “Juliette sans Roméo, Enquête autour d’un monologue apatride”. Pour synthétiser, voilà l’histoire de ce fameux air du poison. Il est bien sûr coupé lors de la première permettant à notre diva de demander un air plus virtuose qui sera la fameuse valse de Juliette du premier acte, remplaçant un air à deux voix entre Juliette et Gertrude. En 1873, c’est toujours Madame Carvalho qui chante Juliette pour l’entrée au répertoire de l’Opéra-Comique et donc coupure toujours! Lors d’une reprise en 1884, le rôle est chanté par Marie Heilbron qui venait de triompher lors de la création de Manon de Massenet. La voix est plus dramatique et se heurte à la valse, mais triomphe dans l’air du poison enfin rétabli… ou du moins en partie! Malheureusement, malgré le succès de cet air, il disparaît des reprises suivantes. Lors de l’entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en 1888, pas plus de rétablissement étant donné qu’au lieu de donner le rôle à des chanteuses dramatiques comme Gabrielle Krauss, c’est Adelina Patti qui chante Juliette. Comme depuis le début, l’air est bien présent en annexe ou en coupe possible des partitions ainsi que dans le livret destiné au public… mais il n’est jamais chanté sur scène. Il pourra commencer à apparaître après le première guerre mondiale… mais rarement comme le prouvent les enregistrements qui l’ommètent tous jusqu’à Michel Plasson. Et d’ailleurs, il est à noter que si maintenant l’air est en général donné… c’est dans une version raccourcie et non dans la version qu’avait pensé le compositeur! Après des recherches de Gérard Condé, il fut découvert qu’une première partie de l’air n’était jamais chantée et n’apparaissait pas dans les partitions! René Terrasson reconstitua cette partie et l’air fut donné à Strasbourg en avril 1983, mais toujours pas en entier pour un problème d’endurance de la chanteuse : la partie inédite fut donnée en entier, mais de la partie “connue” ne restait que la dernière partie rapide “Amour ranime mon courage” sans le songe funeste central. Finalement, l’air sera créé en avril 2018 au piano par Chantal Santon-Jeffery, puis en avril 2018 par Elsa Dreisig lors du fameux Gala Gounod.
La partition de Charles Gounod passe habillement d’une atmosphère à une autre et chaque acte est en cela assez différencié. Le premier nous offre un mazurka endiablée, beaucoup de légèreté, un peu d’archaïsme chez Capulet et dans le madrigal entre Roméo et Juliette… alors que le deuxième acte est entièrement tourné vers l’intimité du couple se découvrant. Le troisième acte est coupé en deux parties avec la première chez Frère Laurent où tout est noble et pieu alors que le deuxième tableau est beaucoup plus expansif surtout dans sa version Grand Opéra avec ces grands ensembles, les duels et l’air de Stéphano. Si l’intimité ouvre aussi le quatrième acte avec ce grand duo d’adieux entre les deux amants puis les parties de Frère Laurent et Juliette, la suite est au contraire totalement publique avec ballet, grands ensembles… toute la pompe est ici convoquée pour ce grand mariage avant que le drame n’arrive. Enfin, le cinquième acte est ouvert par une courte scène entre Frère Laurent et Frère Jean alors que la suite nous plonge dans l’obscurité. Pas ici d’amour comme au deuxième acte, mais une obscurité sourde et impressionnante. Ces grands changements sont assez spécifiques à cette partition de Gounod qui a dans beaucoup d’autres de ses opéras un ton plus uniforme qu’ici. Et bien inspiré, il a orchestré tout ceci avec des couleurs aussi variées que les rythmes!
Avec le succès que Roméo et Juliette a connu, il n’est pas si étrange d’avoir plusieurs studios disponibles… Le premier date de 1912 avec Yvonne Gall, puis arrive la version de 1953 mettant en avant Janine Micheau et Raoul Jobin. Quinze ans plus tard, un couple international se frotte à cet opéra : Mirella Freni et Franco Corelli gravent les amants de Vérone. Ensuite, Michel Plasson grave par deux fois la partition en 1983 et 1995 avec tout d’abord Catherine Malfitano et Alfredo Kraus, puis Angela Gheorgiu et Roberto Alagna. À la même époque que ce dernier studio, un enregistrement radio est officialisé avec Placido Domingo en Roméo. Voici donc six enregistrements à comparer. Tous sont différents, avec des choix vocaux parfois étranges et des partitions dans des états divers et variés qui ne sont pas forcément dépendant de la date d’enregistrement!
D’un point de vue qualité d’enregistrement, bien sûr les deux plus anciens enregistrements témoignent de l’époque. La version de 1912 est compliquée à écouter… mais tout de même moins que ce que l’on pourrait craindre tant la restauration a été admirablement réalisée par Ward Marston qui a ici fait des merveilles vu l’époque et la technologie d’enregistrement. Bien sûr l’orchestre sonne un peu étriqué et les voix sont un peu sèches, mais le disque dans l’édition VAI est totalement écoutable et donne une belle idée de ce qui se faisait à l’époque! Même si en 1953, DECCA pouvait réaliser de belles prises de son, ici le spectre est réduit et orchestre comme chanteurs manquent de couleurs. L’enregistrement de 1968 est déjà d’une qualité moderne avec une prise de son chaude qui sert à la fois les chanteurs et l’orchestre. Les deux enregistrements Plasson sont aussi de très bonnes qualités avec peut-être encore plus de détails dans la captation de 1995. Enfin, l’enregistrement de 1995 avec Domingo est d’une qualité très bonne, presque un studio étant donné qu’il a été enregistré pour la radio Bavaroise. Donc nous avons un vrai document historique et par la suite des captations de très bonne qualité avec tout de même un petit manque en 1953, qui serait sans doute corrigeable avec un travail sur les bandes d’origine.
Pour les coupures, nous n’avons malheureusement pas une seule version qui propose tous les numéros dans leur intégralité. En 2011, Marc Minkowski avait donné à Amsterdam une version qui reprenait quelques éléments comme la strette du final du premier acte par exemple que l’on ne retrouve dans aucun des enregistrements. Toutes les versions optent bien sûr pour le final de l’acte III dans sa version opéra et pour les récitatifs parlés. Alors que l’on aurait pu croire que la version dirigée par François Ruhlmann de 1912 serait la plus coupée, il n’en est rien! Bien sûr nous avons les coupures habituelles plus quelques autres comme quelques phrases dans le duo du deuxième acte ainsi que dans le duo du quatrième acte qui est amputé de toute sa première partie et l’air du poison est oublié. Par contre, la suite de l’acte présente étrangement beaucoup de morceaux comme le Cortège nuptial ou une grande majorité du ballet même si l’Épithalame est coupée! Par contre, la scène qui ouvre le dernier acte est coupée. En 1953, Alberto Erede doit donner la version habituellement représentée à l’Opéra de Paris… et on voit que l’on a bien perdu depuis 1912 car le duo du deuxième acte est encore plus coupé qu’en 1912. Si le duo du quatrième acte est complet, nous avons par contre des petites coupures dans l’arrivée de Capulet et dans le quatuor (on se demande bien pourquoi!), l’air du poison est bien évidemment coupé et du mariage il ne nous reste que le final alors que tout le reste est coupé. Encore une fois, pas de scène entre Frère Jean et Frère Laurent. Lombard en 1968 reste sur la même version qu’en 1953 même si l’on peut noter la même coupure qu’en 1912 pour le duo du quatrième acte! En 1983, Michel Plasson rétablit quelques numéros et supprime les coupures abusives dans les ensembles. Le quatrième acte retrouve une forme plus complète avec l’air du poison enfin enregistré, le Cortège Nuptial ainsi que l’Épithalame. Le ballet reste entièrement coupé mais on découvre la scène d’introduction du dernier acte. En 1995, il continue à compléter le quatrième acte avec cette fois le ballet qui revient ici. Il n’est pas conforme à la partition piano trouvée, mais par rapport à cette partition, seul un numéro est entièrement coupé et il y a quelques petites coupures dans deux autres. Bien sûr, l’Épithalame est ici donnée ainsi que le N°19 Chœur et Danse! Enfin, en 1995 toujours, Leonard Slatkin reprend la même partition que Lombard en 1968 mais en rétablissant l’intégralité du duo du quatrième acte et en ajoutant l’air du poison ainsi que la première scène du dernier acte.
Si l’on fait le bilan par rapport à la version de 1995 de Michel Plasson, il nous manque encore quelques passages :
- Acte I : Un court dialogue entre Pâris et Tybalt, deux répliques entre Pâris et Capulet ainsi que la strette finale
- Acte II : Tout est enregistré
- Acte III, premier tableau : Une coupure d’une scène dans le premier tableau du troisième acte où Gertrude intervient, puis le trio qui suit qui est par contre repris par la suite en quatuor une fois que Gertrude est revenue.
- Acte III, deuxième tableau : Le final du troisième acte tel que donné à l’Opéra-Comique n’est pas non plus enregistré même s’ il ne manque au final qu’un dialogue entre Tybalt et Roméo lors de leur duel et deux phrases du Duc de Vérone lors de son intervention.
- Acte IV : Même grandement restauré par Plasson, cet acte a tout de même quelques trous comme la version longue et complète de l’air du poison ainsi que quelques passages du ballet a priori.
- Acte V : Tout est enregistré
Venons en maintenant à la direction et aux ensemble chœur et orchestre… Bien sûr il est difficile de juger de la qualité des orchestre et chœur dans l’enregistrement de 1912. François Ruhlmann semble diriger un demi-orchestre tant le son est maigre par moments. De même pour le chœur qui sonne assez léger et sans un ensemble vraiment net. Ce sont pourtant les chœurs et orchestre de l’Opéra-Comique qui sont crédités! Pour ce qui est de la direction, c’est souvent très lent et légèrement lourd, à l’image de l’Ouverture qui en se voulant noble en devient pesante. Mais les conditions de captations sont sans doute aussi en cause : peu de micros, peut-être mal disposés… Erede en 1953 est déjà plus vif et il bénéficie il faut le dire aussi des forces de l’Opéra de Paris. Là on entend de vraies formations entières et nettes, aux cordes acérées. Le chef mène de façon assez vive la partition même s’ il n’évite pas une certaine lourdeur par moments. En 1968, on retrouve l’Opéra de Paris pour le chœur et l’orchestre. Alain Lombard les dirige avec beaucoup d’énergie mais manque d’un peu de soin pour montrer aussi toute la délicatesse de cette partition. Michel Plasson dirige dans les deux cas les chœurs et orchestre du Capitole de Toulouse, mais il est assez étonnant d’écouter la différence entre les deux ouvertures par exemple : la première a un fondu assez magnifique, une finesse dans les traits avec des cuivres qui ne sont jamais lourds alors qu’en 1995, on entend une direction beaucoup plus grand-opéra. Est-ce un changement de conception ou un effet secondaire de la prise de son? Les passages orchestraux sont assez impressionnants : l’orchestre de 1983 sonne plus délicat avec une petite mise en retrait des cuivres alors que 1995 donne plus dans le grand spectacle avec une prise de son peut-être plus large mais où l’on a un son du coup plus épais. Dans les deux cas, la direction est très intelligente mais c’est un petit peu comme si on avait d’un côté l’orchestre de l’opéra-comique moins massif et de l’autre celui du grand opéra beaucoup plus somptueux. Dans les deux cas par contre, les chœurs sont parfaits et d’une grande clarté. Leonard Skatkin sera encore plus démonstratif jouant sur un orchestre superlatif (le Münchner Rundfunkorchester) avec de superbes couleurs mais là encore une vision un petit peu lourde de l’ouvrage, manquant de la finesse et de certaines délicatesses dans les interludes par exemple. On l’aura compris… Michel Plasson reste le maître et pour moi encore plus en 1983 où le son me semble plus délicat et si j’osai plus gounodien!
Il y a de nombreux petits rôles dans Roméo et Juliette. D’ailleurs, tous ces petits rôles ainsi que les rôles principaux devaient à l’origine chanter le prologue alors qu’il est toujours donné par le chœur. Dans l’ensemble, tous les enregistrements offrent une belle palette de chanteurs dans une bonne diction. On verra même quelques noms connus, voir même des distributions luxueuses pour certains rôles comme chez Plasson en 1995 : Yann Beuron en Angelo, Doris Lamprecht en Pepita, Didier Henry en Pâris… alors qu’en 1983, il faut noter Charles Burles en Tybalt tout de même (assez parfait dans ce rôle ingrat!). Les deux basses principales (Capulet et Frère Laurent) sont distribuées eux de manière plus hétérogène. En 1912, Henri Albers est un Capulet plein de morgue et Marcel Journet nous offre un très noble Frère Laurent malheureusement à la peine dans les graves qui émaillent le rôle. En 1953, Charles Cambon est un Capulet un peu clair et qui manque de charisme pour mener une telle famille. Basse obligée de ces années, Heinz Rehfuss est comme toujours un peu frustre mais tient le rôle avec une certaine majesté mais un manque cruel de douceur et là aussi des graves un peu difficiles. Chez Lombard en 1968, Claude Calès sonne vraiment trop clair et léger en Capulet… tout est là mais ce timbre ne montre pas l’âge et la voracité de ce patriarche. Au contraire de Xavier Depraz se montre assez parfait en Frère Laurent avec cette voix claire mais aux graves aisés, et cette douceur lorsqu’il s’adresse à Juliette. La basse française se montre sous son meilleur jour ici! En 1983 chez Plasson, Capulet est chanté par un Gabriel Bacquier qui semble taillé exactement pour ce rôle tant il en croque chaque note : ancien Don Juan, père de famille exigeant, chef de famille inflexible… tout est là dans sa composition. Frère Laurent bénéficie du timbre chaleureux et paternel de José Van Dam même s’il est un petit court à l’extrême grave. Mais là aussi on trouve un superbe personnage construit avec grande intelligence. Douze ans plus tard, Michel Plasson change de Capulet mais pas de Frère Laurent. Alain Fondary se montre moins carnassier que Bacquier mais avec une belle stature pour un Capulet plus noble. Van Dam propose le même Frère Laurent, toujours aussi paternel et noble mais avec des graves légèrement plus difficiles et un timbre moins rond. Enfin, Slatkin permet à Alain Vernhes de chanter Capulet alors qu’il ne chantait que le Duc chez Plasson quelques mois auparavant. Le baryton a toujours cette présence paternelle qui fait mouche mais il y a presque trop de douceur et de gentillesse dans son Capulet, un petit peu comme dans son Ramon dans Mireille. Frère Laurent est chanté par Alastair Miles qui comme souvent semble caricatural, accentuant les accents et les couleurs avec un timbre qui manque de noblesse pour ce rôle. Forcément, encore une fois Plasson mène… et là encore j’avoue une préférence pour 1983.
Deux petits rôles ont un air : Mercutio et Stéphano… Le premier doit non seulement avoir l’esprit pour la Balade de Mab, mais aussi la vaillance du duel du troisième acte. Pas de faute de goût dans ce rôle sur tous les enregistrements… En 1912, Alexis Boyer a l’esprit goguenard de la ballade qu’il mène avec intelligence alors qu’il s’impose en protecteur de Stéphano avec vaillance. Chez Erede, Pierre Mollet est particulièrement à l’aise dans la ballade de Mab avec ce timbre très clair et cette diction virevoltante. Le troisième acte le trouve moins vaillant que certains, se lançant plus par devoir que par vrai héroïsme. Henri Gui avec Lombard est moins à l’aise dans son air où le timbre semble éteint et où le chanteur manque d’esprit. Il semble plus à l’aise dans la bravoure, se lançant tête baissée dans le combat! Habitué de ces rôles de baryton léger, Gino Quilico semble avoir été dans l’esprit de Gounod tant il dessine une balade pleine de couleurs et de variété tout en affichant une belle morgue dans les affrontements du troisième acte. En 1995, Plasson a changé de Mercutio mais retrouve un baryton à la hauteur avec Simon Keenlyside qui s’amuse dans la ballade et montrant par la suite un mâle arrogance dans le troisième acte avec ce timbre plus sombre. Chez Slatkin, Kurt Ollmann (qui était Pâris en 1983 pour Plasson!) nous offre une balade pleine de sourires mais moins variée que les deux précédents barytons et un troisième acte moins engagé. Le choix est toujours chez Plasson ici… Gino Quilico ou Simon Keenlyside, difficile de faire un choix! Stéphano est distribué alternativement à un soprano ou un mezzo. Pourtant quand on regarde qui était Joséphine Daram (la créatrice en 1867), on voit bien qu’elle était soprano, chantant aussi bien Eudoxie de La Juive qu’Ophélie dans Hamlet ou Xaïma lors de la création du Tribut de Zamora (dernier opéra de Gounod). Madame Champelle en 1912 offre un timbre un peu pointu de soprano qui manque de fraîcheur pour le jeune page même si elle ajoute un petit aigu à la fin de son air. Autre soprano léger en 1953 avec Claudine Collart qui propose un chant beaucoup beau et moins empesé. Le timbre est frais, la diction parfaite et sans chercher à faire des effets, elle compose ce jeune adolescent avant sa mue, allant jusqu’au contre-ut avec aisance comme indiqué sur la partition. Encore une soprano en 1968 chez Alain Lombard où on retrouve Eliane Lublin (superbe Glycère dans l’enregistrement de Sapho dirigé par Cambreling) qui se coule admirablement dans le rôle du jeune homme, usant de notes légèrement droites par moments pour encore plus correspondre au personnage. Au passage des années 80, il semble que le rôle soit maintenant dévolu à des mezzo-soprano clairs. La première en date dans ces enregistrements est Ann Murray en 1983 qui bien sûr compose un page parfait mais où on entend peut-être un peu trop la grande chanteuse qu’elle est et non le jeune homme espiègle. En 1995, Marie-Ange Todorovitch semble un petit peu perdue dans ce rôle où on sent les aigus difficiles pour ce rôle qui monte au contre-ut. Avec Susan Graham, on retrouve les mêmes qualités et défauts qu’Ann Murray : un chant superbe, une aisance et un délicatesse folle… mais quelque chose de finalement trop rond et sensuel pour ce rôle. Alors pour une fois, ce ne sera pas Plasson… mais Lombard car Eliane Lublin semble vraiment idéale pour ce rôle qu’elle interprète avec une fraîcheur inédite ici. Mais il faut saluer globalement de très belles interprètes, qu’elles soient soprano ou mezzo.
Mais nous en arrivons au couple principal. Pierre Jules Michot, le créateur de Roméo en 1867, était chanteur dans un café-concert avant d’être découvert par Adolphe Adam. Plus habitué aux rôles légers que dramatiques, il semblait avoir un certain talent de chanteur et d’interprète mais pas une voix particulièrement impressionnante. Et quand on regarde le rôle de Roméo, on se rend compte que la partition culmine au si tout en demandant une grande aisance dans l’aigu : durant les duos avec Juliette, il n’est pas rare de voir les lignes se croiser et Roméo chanter plus haut que la soprano (comme dans le duo du deuxième acte). Dans tous les cas, Roméo ne demande en rien une grande voix héroïque. Bien sûr, le troisième acte pourrait le justifier, mais finalement il n’y a que peu à chanter dans ce registre. Pourtant dans les enregistrements, on retrouve une grande partie de voix plus héroïques que poétiques. En 1912, Augustarello Affre semble plus un Manrico qu’un Roméo. La voix est très solide mais n’apporte que peu de poésie. Même si le ténor était sur la fin de sa carrière, il conserve une belle facilité même si le timbre semble un peu gris. On cherche tout de même le noble et beau jeune homme ici. Raoul Jobin est un peu dans la même veine en 1953 même si on entend un petit peu plus de jeunesse dans ce chant, presque un frémissement sur quelques passages. Mais l’on reste sur un Roméo tout en muscle qui certes chante parfaitement le rôle et avec une diction impeccable… mais peine à trouver le ton juste pour ce personnage. On peine vraiment à comprendre pourquoi Alain Lombard est allé chercher Franco Corelli pour ce rôle en 1968. Le ténor certes le chantait régulièrement sur scène mais franchement le résultat est assez édifiant : ports de voix constants, aigus pris par en dessous, diction très difficile, style débraillé, nuances très rares en dehors du mezzo-forte… et cheveux sur la langue! On se demande bien ce qu’il vient faire ici, ne sachant vraiment pas ce qu’est le style requis, surtout face à tous ces petits rôles français. Une vraie erreur qui plombe entièrement le disque malheureusement. Il aurait été tellement plus logique de préserver le Roméo d’Alain Vanzo par exemple à la même époque! En 1983, Michel Plasson opte pour une voix plus légère et spécialiste de ce répertoire. Alfredo Kraus n’est plus tout jeune et le chant manque parfois d’un peu de brillant pour faire croire au jeune homme. Mais quelle diction, quel style et quelle aisance. Toutes les nuances sont là, la finesse de l’interprétation… Juste quelques années de trop peut-être pour être parfait. On pourrait rêver de la même interprétation mais avec le timbre de Kraus dix ou vingt ans avant (il a commencé sa carrière en 1954!). Roberto Alagna grave en studio Roméo en 1995 toujours avec Michel Plasson (c’est peut-être d’ailleurs la raison de cette deuxième version Plasson) après avoir triomphé sur bien des scènes dans ce rôle. La voix a encore une belle finesse et le chef tient le chanteur pour lui éviter tout débordement. Diction bien sûr parfaite, style aussi… et ici plus de brillant pour un Roméo plus jeune. Une incarnation parfaite! Enfin, on se demande ce que venait faire Placido Domingo en 1995 en Roméo! Alors que son Faust de 1978 était assez compliqué et peu intéressant, étrangement ce Roméo bien plus tardif le montre plus à l’aise et plus nuancé. La voix est sans doute trop grande et sombre pour le jeune homme, la diction un petit peu floue… mais finalement la surprise est plutôt bonne. Alors encore une fois, ce sera donc Plasson… Kraus pour moi, mais Alagna est sur les mêmes cimes. On espère un jour que le rôle sera enregistré par un ténor plus léger, comme Minkowski l’avait donné à Ismaël Jordi par exemple!
Comme dit plus haut, c’est Marie-Caroline Miolan-Carvalho qui a créé le rôle de Marguerite et qui a valu l’ajout de la valse du premier acte. Si à l’époque le dernier trait montait au contre-mi, la valse fut rapidement baissée d’un ton, permettant à des voix moins aigus de prendre le rôle. Mais on a tout de même les deux extrêmes ici : la virtuosité de cette valse puis les grands accents dramatiques comme le petit monologue après le madrigal ou la mort simulée, sans parler bien sûr du grand air du poison qui est de toute façon coupé dans beaucoup de versions. Yvonne Gall était encore dans ses premières années de carrière en 1912 et cela s’entend tant son chant semble facile et léger, mais aussi prenant dans certains passages. La diction et le style sont assez parfaits et l’on entend à la fois une Juliette jeune et vive mais aussi grave. On regrettera vivement la coupure de l’air du poison qui devait être dans ses cordes vu ses autres rôles abordés. Janine Micheau semblait elle aussi prédestinée pour un tel rôle (même si certains lui trouveront un chant daté), lui permettant de mettre en avant ce petit grelot mais aussi cette diction ainsi que cette façon d’habiter le texte. Sa Juliette est ici jeune avec cette fraîcheur de timbre qu’elle a encore en 1953 mais aussi cette voix sourde parfaitement projetée. Les duos sont des moments de légèretés superbes pour elle. Là encore, l’air du poison aurait sans doute été possible même si peut-être un petit peu lourd pour elle à cette période. En 1968, celle qui était déjà une Marguerite reconnue enregistrait Juliette. Mirella Freni l’a chanté quelques fois mais ce n’était pas aussi fréquent que Marguerite. Pourtant, à l’écoute on entend un chant vraiment superbe, un frémissement dans le timbre, une pureté dans la ligne… Certes la diction ne peut rivaliser avec ses deux devancières… mais on entend ici une vraie jeune fille au timbre plus riche et frais. Même si mal accompagnée, elle donne ici un superbe portrait de Juliette et l’on regrette vraiment que Corelli ait été choisi en Roméo. Et aussi que l’air du poison soit encore une fois coupé! Freni aurait bien sûr pu le chanter surtout en studio à l’époque et nous aurait sans nul doute offert un superbe moment! À noter qu’elle se montre très à l’aise dans la valse avec même la montée au contre-ré! Assez bien accordée avec Alfredo Kraus, Catherine Malfitano a les honneurs de la première version de Michel Plasson. Le chant est un peu étrange, un peu contourné par moment et pourrait presque donner une vision étrange de Juliette. Mais la chanteuse est totalement impliquée, passant l’épreuve de la valse avec aisance et trouvant tout son poids dans les passages dramatiques ou toute la finesse des duos. On soulignera aussi cet air du poison enfin rétabli qu’elle investit et chante avec beaucoup d’intelligence. Angela Gheorghiu a tout pour être une immense Juliette : le bagage technique, le timbre, l’aisance… mais il lui manque une certaine simplicité (quelques minauderies déjà) et une diction plus nette. La chanteuse assume toute la partition avec intelligence et des moments d’une grande beauté. Mais il manque quelque chose pour croire à cette jeune fille. Cela reste une grande prestation, mais face au naturel de Roberto Alagna par exemple, on sent toute la construction tant dramatiquement que stylistiquement. Avec Ruth Ann Swenson, on retrouve le côté rond de la voix d’une Freni à certains moments. La chanteuse propose une Juliette douce et superbe de timbre, à la diction travaillée et au chant nuancé. Sa voix semble se déposer avec beaucoup de naturel sur les grandes lignes lyriques qu’a composé Gounod! On regrette vraiment que cette prestation n’ait pas été enregistrée dans des conditions meilleures : un Roméo à sa mesure et une partition complète. En tout cas, il faut saluer le fait qu’elle chante avec beaucoup d’engagement l’air du poison! Autant pour Roméo, le choix était assez simple, autant là il n’y a aucune mauvaise Juliette, chacune ayant ses attraits. En prenant en compte la partition, c’est sûrement Malfitano qui me parle le plus, mais difficile de se passer de Gall,Micheau… et aussi Freni et Swenson qui sont un petit peu les révélations de cette écoute intensive des versions de Roméo et Juliette.
Voilà… maintenant le résultat est assez simple… si l’on veut une partition assez complète et bien chantée, il faut aller vers Plasson. Après entre les deux versions, chacun a ses goûts propres. La première est peut-être moins immédiate et un peu plus “à l’ancienne” alors que la seconde est plus directe et démonstrative. Mais les deux sont très intéressantes. Et puis picorer à droite et à gauche permet de belles découvertes!
- Charles Gounod (1818-1893), Roméo et Juliette, Opéra en cinq actes
- Roméo, Augustarello Affre ; Juliette, Yvonne Gall ; Gertrude, Jeanne Goulancourt ; Frère Laurent, Marcel Journet ; Capulet, Henri Albers ; Tybalt, Edmond Tirmont ; Le Duc, Monsieur Valeramont ; Gregorio, Hippolyte Belhomme ; Mercutio, Alexis Boyer ; Stéphano, Madame Champell
- Chœurs de l’Opéra-Comique de Paris
- Orchestre de l’Opéra-Comique de Paris
- François Ruhlmann, direction
- 3CD VAI 1064-3. Enregistré en 1912 à Paris.
- Charles Gounod (1818-1893), Roméo et Juliette, Opéra en cinq actes
- Roméo, Raoul Jobin ; Juliette, Janine Micheau ; Gertrude, Odette Ricquier ; Frère Laurent, Heinz Rehfuss ; Capulet, Charles Cambon ; Tybalt, Louis Rialland ; Le Duc, André Philippe ; Gregorio, André Philippe ; Mercutio, Pierre Mollet ; Stéphano, Claudine Collart
- Chœurs du Théâtre National de l’Opéra de Paris
- Orchestre du Théâtre National de l’Opéra de Paris
- Alberto Erede, direction
- 2CD DECCA 455 844-2. Enregistré en 1953 à Paris.
- Charles Gounod (1818-1893), Roméo et Juliette, Opéra en cinq actes
- Roméo, Franco Corelli ; Juliette, Mirella Freni ; Gertrude, Michèle Vilma ; Frère Laurent, Xavier Depraz ; Capulet, Claude Calès ; Tybalt, Robert Cardona ; Le Duc, Pierre Thau ; Gregorio, Christos Grigoriou ; Mercutio, Henri Gui ; Stéphano, Eliane Lublin ; Pâris, Yves Bisson ; Benvolio, Maurice Auzeville
- Chœurs du Théâtre National de l’Opéra de Paris
- Orchestre du Théâtre National de l’Opéra de Paris
- Alain Lombard, direction
- 2CD EMI CMS 5 65290-2. Enregistré en juin et juillet 1968, Salle Wagram à Paris.
- Charles Gounod (1818-1893), Roméo et Juliette, Opéra en cinq actes
- Roméo, Alfredo Kraus ; Juliette, Catherine Malfitano ; Gertrude, Jocelyne Taillon ; Frère Laurent, José van Dam ; Capulet, Gabriel Bacquier ; Tybalt, Charles Burles ; Le Duc, Jean-Jacques Doumène ; Gregorio, Jean-Marie Frémeau ; Mercutio, Gino Quilico ; Stéphano, Ann Murray ; Pâris, Kurt Ollmann ; Benvolio, Roger Trentin ; Frère Jean, Gérard Blatt ; Manuela, Marie-Christine Bruneau ; Pepita, Marie-Claude Lanot ; Angelo, Thierry Dran
- Chœurs du Capitole de Toulouse
- Orchestre du Capitole de Toulouse
- Michel Plasson, direction
- 3CD EMI CDS 7-47365-8. Enregistré 25 juin au 7 juillet 1983, Halle aux Grains à Toulouse.
- Charles Gounod (1818-1893), Roméo et Juliette, Opéra en cinq actes
- Roméo, Roberto Alagna ; Juliette, Angela Gheorghiu ; Gertrude, Claire Larcher ; Frère Laurent, José van Dam ; Capulet, Alain Fondary ; Tybalt, Daniel Galvez-Vallejo ; Le Duc, Alain Vernhes ; Gregorio, Till Fechner ; Mercutio, Simon Keenlyside ; Stéphano, Marie-Ange Todorovitch ; Pâris, Didier Henry ; Benvolio, Guy Flechter ; Frère Jean, Christophe Fel ; Manuela, Anne Constantin ; Pepita, Doris Lamprecht ; Angelo, Yann Beuron
- Chœurs du Capitole de Toulouse
- Orchestre du Capitole de Toulouse
- Michel Plasson, direction
- 3CD EMI CDS 5 56123-2. Enregistré octobre 1995, Halle aux Grains à Toulouse.
- Charles Gounod (1818-1893), Roméo et Juliette, Opéra en cinq actes
- Roméo, Placido Domingo ; Juliette, Ruth Ann Swenson ; Gertrude, Sarah Walker ; Frère Laurent, Alastair Miles ; Capulet, Alain Vernhes ; Tybalt, Paul Charles Clarke ; Le Duc, David Pittman-Jennings ; Gregorio, Erik Freulon ; Mercutio, Kurt Ollmann ; Stéphano, Susan Graham ; Pâris, Christopher Maltman ; Benvolio, Toby Spence
- Bayerische Rundfunk Chor
- Münchner Rundfunkorchester
- Leonard Slatkin, direction
- 2CD RCA Victor 09026 68440-2. Enregistré le 29 décembre 1995, Studio 1 Bayerischer Rundfunk à Munich.
L’air dit