Comme souvent après une grande période créative, Charles Gounod doit se reposer après la création de Roméo et Juliette en 1867. Pour se faire, il quitte Paris et part s’installer à Rome où sa ferveur religieuse le fait travailler sur un projet d’opéra chrétien : Polyeucte. Cette composition va l’occuper dans les années qui suivent mais en 1870 la guerre le fait quitter la France pour aller se réfugier en Angleterre où il terminera Polyeucte. Quatre ans après le début de son exil, il retourne en France. Certes il n’avait pas chômé entre temps avec de nombreuses compositions comme les musiques de scène pour Les Deux Reines de France de Legouvé, ou Jeanne d’Arc de Barbier. À son retour en 1874, des soucis d’ordre judiciaire l’empêchent sûrement de chercher une salle pour la création de Polyeucte (ou alors l’incendie de la Lepelletier en 1873 empêche la création à l’Opéra de Paris) et il ne compose pas de musique dramatique. En 1876, Léon Carvalho reprend la direction de l’Opéra-Comique et demande à Gounod un opéra pour sa première saison. Il n’y a donc que peu de temps pour travailler et étonnamment, il va composer son Cinq-Mars en cinquante-neuf jours seulement! Lui qui d’habitude prenait beaucoup de temps pour faire son métier de compositeur dramatique semble avoir été particulièrement inspiré ici car malgré le délai très court, la partition regorge de merveilles et d’inventivité. Même si l’ouvrage a été composé après Polyeucte, il sera créé le 5 avril 1877 alors que Polyeucte sera créé l’année suivante.
L’opéra relate l’histoire du Marquis de Cinq-Mars, appelé par Richelieu pour tenir compagnie au roi Louis XIII. Amoureux de la belle Marie de Gonzague, le jeune Henri se trouve face à un refus dans sa demande de mariage au roi : le Cardinal souhaite qu’elle épouse le Roi de Pologne. Obstiné et révolté, Cinq-Mars décide de prendre part à la conspiration visant à destituer le cardinal. Après une grande fête chez Marion Delorme, il se joint aux conspirateurs qui doivent faire appel à l’Espagne pour mettre à bas le règne du tirant et libérer la France. Malgré les suppliques de son ami le conseiller De Thou, il prend une grande part dans ce complot. Mais le Père Joseph, âme damnée de Richelieu, est au courant de tout et alors que Marie et Henri viennent d’échanger leurs vœux et que le jeune homme est parti vers l’Espagne, le Père Joseph force la main de Marie pour qu’elle épouse le Roi de Pologne : en acceptant elle sauve la vie de son amant. Cinq-Mars et De Thou sont donc emprisonnés, Henri croyant Marie parjure. Mais celle-ci arrive pour lui faire part d’un plan d’évasion. Tout est prêt mais le bourreau arrive trop tôt et emmène les deux jeunes amis vers la mort alors que Marie assiste impuissante à l’exécution de son amant.
Le public entendait parler de Polyeucte depuis quelques années déjà (sûrement depuis 1874 avec l’affaire de la partition que Georgina Weldon refusa de rendre à son propriétaire!) et finalement eu droit à Cinq-Mars après dix ans sans création d’opéra de la part de Gounod. Certains espéraient un nouveau Roméo, d’autres une préfiguration de cet opéra chrétien qui tenait tant à cœur à Gounod… mais finalement il n’en sera rien pour les deux. Malgré cela, {Cinq-Mars} rencontrera une grand succès lors de sa création, avant de sombrer dans l’oubli. L’ouvrage est assez à part dans la composition de Gounod par son orchestration déjà. Jamais on n’entend dans ses opéras une place si importante dévolue aux bois : le but est bien sûr de donner une couleur différente à cette partition, de s’inspirer par certains côtés de la musique ancienne. Préfigurant ce que fera Camille Saint-Saëns dans Henry VIII, il offre à l’auditeur des moments plein de nostalgie musicale, que ce soit dans le grand bal chez Marion Delorme ou dans l’air du conspirateur Fontrailles : rythmes, orchestration, lignes musicales… tout est fait pour nous plonger dans un avant de la musique. Gounod la connaissait bien cette musique dite ancienne et l’avait déjà prouvé dans Le Médecin Malgré Lui où des tournures n’étaient pas sans se référer à des formules de Lully ou Charpentier. Tout au long de l’œuvre, la gradation dramatique est superbement rendue par la musique. Si les deux premiers actes sont légers avec une composition bondissante et légère, le troisième acte est le point de bascule avec l’affrontement entre Marie et le Père Joseph, faisant plonger l’histoire dans le drame.. Il est saisissant d’ailleurs de voir les rapprochements dans les moments dramatiques entre ce Cinq-Mars et Polyeucte par ces grandes phrases scandées sur une même note. Quelle différence avec toute la première partie au contraire très volubile que ce soit par les chœurs obséquieux saluant Cinq-Mars ou dans le grand divertissement chez Marion. Ici les lignes se font légères voir même très sensuelles. Même les grands moments plus sérieux de la première partie montrent de la tendresse comme la lecture du martyre des deux Saints, sinistre présage du final. À noter l’ombre perpétuelle du Père Joseph. Dès son apparition, une couleur sombre s’applique à l’orchestre alors que sa ligne vocale alterne droiture et tournures serpentines, allant même parfois sur des mélodies grinçantes par les tonalités employées. La partition est très riche et les grands ensembles sont assez magistraux que ce soit la grande scène de la conjuration avec le serment chanté par tout le chœur trois fois durant cette scène ou ce quatuor de fin du troisième acte qui immobilise l’action, un petit peu à l’image du sextuor de Lucia di Lammermoor.
Comme presque toutes les partitions de Charles Gounod, il y a plusieurs versions de cet opéra. En premier lieu il y a bien sûr la version de 1876 lors de la création. Ensuite, pour la reprise du 14 novembre 1877, Gounod va amplifier l’ouverture qui était très réduite lors de la première en ajoutant une section centrale à l’ouverture existante. Il va aussi remplacer les dialogues parlés par des récitatifs, ajouter un air pour De Thou au troisième acte ainsi qu’un grand quatuor final. Il semble aussi que le grand air à roulade de Marion du deuxième acte (n°15 : “Parmi les fougères”) ait été coupé lors de cette reprise. Pour la création à Milan en 1878, Gounod modifie le final du quatrième acte où au lieu de reprendre le chœur des chasseurs (“Halali! Halali!”) pour terminer l’acte, il le fait se conclure par un grand silence de Marie tendant la main, vaincue, alors que reprend la marche royale. Il semble qu’à Milan le quatuor était coupé. La partition n’ayant pas été reprise depuis il semblerait, il fallait faire un travail d’édition et le Palazzetto Bru Zane a fait globalement le choix de la version de 1877 avec juste le final de Milan au troisième acte qui était la préférence de Gounod selon ses écrits à sa femme. On regrettera grandement que l’air de Marion soit coupé… et on notera aussi que lors du bal chez Marion, l’introduction présente normalement deux fois un thème forte, puis deux fois un autre thème piano… et ici nous n’aurons qu’une fois chacun des deux thèmes. Quelques adaptations aussi dans le divertissement qui semble avoir été bousculé entre 1876 et 1877. Bien sûr, ce sont les récitatifs chantés qui sont ici donnés.
Il faut bien penser qu’avant la re-création de 2015, ne subsistait de cet opéra que l’air de Marie au premier acte “Nuit resplendissante” enregistré par quelques sopranos ou mezzo-sopranos. Il y avait bien une bande qui circulait mais les conditions d’écoutes étaient affreuses : réduction piano, chanteurs amateurs anglais, qualité d’enregistrement ignoble. Autant dire que l’on entendait rien de cet opéra par cette unique captation pirate. La révélation a été grande pour tous et la première audition à Munich, Vienne ou Versailles a été une vraie révélation.
Il n’existe qu’un seul enregistrement officiel de Cinq-Mars, celui de 2015 justement enregistré à Munich. Une captation de la pré-générale de la production scénique de 2017 à Leipzig existe aussi mais nous avons globalement la même partition moyennant un petit dialogue en plus qui conclut le troisième acte où le Père Joseph explique l’absence et la trahison de Cinq-Mars au Roi. Par curiosité il peut être intéressant d’écouter quelques choix vocaux différents (une Marie plus soprano en la personne de Fabienne Conrad en difficulté dans les graves, un Père Joseph plus sombre… mais un même Cinq-Mars!). Mais cela ne dévoile pas de grande nouveauté dans la partition.
C’était la première fois que Bru Zane et les forces de la Radio de Munich s’alliaient pour rendre justice à une partition… et si à l’origine on pouvait douter de la cohérence stylistique, il faut avouer que le travail réalisé par Ulf Schirmer est très beau. Le chef s’appuie certes sur un orchestre rutilant et de très haut niveau, mais il fait aussi ressortir tous les traits des bois qui sont fort nombreux dans cette partition, il donne toute l’énergie joyeuse des premiers actes avant de faire sombrer l’histoire dans un drame poignant qui n’est cependant pas oppressant par la délicatesse des textures de l’orchestre. Les timbres de l’Orchestre de la Radio de Munich sont splendides et il y a un alliage de couleurs superbes. Le Chœur de la Radio Bavaroise a lui aussi réalisé une superbe prestation avec une diction de très bonne qualité et une clarté impressionnante à certains moments avant d’éclater avec force et puissance. La captation en direct du 25 janvier à Munich est elle aussi fort bien réalisée sans que l’on entende de bruit parasite avec un très bel équilibre. On se doute que des petites corrections ont dû être faites. De bien belles conditions donc pour entendre cet opéra pour une première en disque!
Nobles et personnages secondaires (Le Roi, l’Ambassadeur, Eustache…) sont chantés par des artistes du Chœur de la Radio Bavaroise. Les voix ne sont pas très belles et la diction est légèrement relâchée mais les rôles sont très réduits. En plus de Ninon de l’Enclos, Marie Lenormand chante le rôle du Berger dans le divertissement du deuxième acte. La voix à un timbre assez identifiable qui correspond bien non seulement à cette Ninon (une femme forte et sûre d’elle) mais aussi à ce jeune berger amoureux. La diction est irréprochable et la distinction entre Ninon et le Berger est bien faite par un ton légèrement différent. Sa comparse Marion Delorme est chantée avec beaucoup de charme par Norma Nahoun. La jeune soprano se rit des quelques difficultés qui lui restent à chanter, ajoutant même une cadence à la fin de l’air qui introduit le deuxième tableau du deuxième acte. On regrette d’autant plus le choix éditorial de supprimer le deuxième air qui devait lui échoir. La chanteuse a tout ici de la chanteuse à roulade et offre un portrait d’une grande fraîcheur sans pour autant en oublier la force de caractère qui se montre dans les moments privés où elle pousse à la révolte. Le Vicomte de Fontrailles a été créé par Auguste-Armand Barré qui avait créé dix ans auparavant le rôle de Mercutio dans Roméo et Juliette. Tout cela est assez logique tant le rôle demande la même aisance dans l’aigu mais aussi cette alternance entre badinerie et vaillance. André Heyboer se montre à la hauteur de ce rôle même si on regrette un timbre légèrement gris qu’on aurait pu souhaiter plus clair. Mais le chanteur sait faire vivre le mot lors de son air en l’honneur de Marion et Ninon avant de donner de la voix lors de la conjuration.
Le rôle du Conseiller de Thou a été écrit pour un baryton, mais en 1876 c’est un ténor qui le crée. Théodore Stéphanne était engagé pour les premiers rôles (il crée le rôle de Robert de Lorys dans Étienne Marcel de Saint-Saëns en 1879), mais il semble que le fait de participer à une création de Gounod lui ait fait accepter un rôle trop grave qu’on lui proposait tout de même pour des raisons de mise en scène. En regardant la partition, il faut tout de même avouer qu’un baryton pourrait y souffrir tant les aigus sont nombreux, allant régulièrement au fa dièse ou au sol bémol! Ami et confident de Cinq-Mars, il est aussi la parole de la sagesse. Tassis Christoyannis lui donne toute l’humanité dont sa voix est parée avec une diction qui ferait pâlir bien des francophones. Si on pourrait avoir du mal à croire que les deux hommes aient le même âge, l’amitié est ici particulièrement visible et même un petit rôle de grand frère. La voix se déroule avec aisance même dans le haut de la tessiture (on remarquera qu’en concert à Versailles il terminait son air par un aigu qu’il n’ose pas lors de l’enregistrement!) et un art du chant souverain.
Dans toutes les descriptions de la partition, on peut lire que le Père Joseph demande une basse profonde. Pourtant, à l’écoute d’Andrew Foster-Williams, on ne comprend pas trop l’utilité. Mais en regardant la partition (réduction piano comme manuscrite orchestrale), on découvre qu’à bien des moments, Gounod a noté deux lignes possibles pour le rôle du Père Joseph : une ligne très basse et une autre plus médiane. À n’en pas douter, Alfred Giraudet prenait la ligne basse quand on regarde ses rôles : Sarastro, le Commandeur, Marcel, Bertram, Brogni… voilà des rôles demandant de noirs graves qu’il devait offrir avec aisance. Tout comme pour l’air de Marion Delorme, on se demande pourquoi le choix s’est porté sur un baryton-basse plutôt qu’une véritable basse lors de la création de la distribution par Bru Zane, ce qui aurait été plus conforme avec les volontés de Gounod semble-t-il. Après, il faut avouer qu’Andrew Foster-Williams compose un Père Joseph assez sinistre et impressionnant. La voix n’a rien de très noir mais la façon de chanter est assez retorse et montre un personnage si sombre qu’on entend bien toute la noirceur et la puissance du conseiller de Richelieu. Bien sûr, il adopte toujours les lignes hautes quand il a le choix.
Hélène Chevrier faisait ses premières armes sur scène lors de la création de Cinq-Mars. Il semble qu’elle n’ait pas eu une si grande carrière que l’on pouvait le croire étant donné le peu d’informations que l’on trouve actuellement sur elle. Élève de Duprez, avec un charme certain… mais peu de choses en plus sur la voix en tant que telle. Ce que l’on sait par contre, c’est ce rôle de Marie de Gonzague était prévu pour un falcon, ce genre de grand soprano dramatique à la française qui demande non seulement des graves solides mais aussi des aigus assez aisés. Pour cette première (a priori) collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, Véronique Gens n’aurait pu trouver mieux que ce rôle magnifique. La chanteuse n’a jamais été totalement à l’aise dans les rôles de pures sopranos, ni dans ceux de mezzo… trouvant plutôt un juste milieu. Et ici tout est parfaitement fluide pour elle. On pourrait aimer quelques graves plus appuyés peut-être mais comment résister devant ce portrait plein de noblesse et de hauteur d’âme? Véronique Gens délivre un chant racé, une diction parfaite et un art des nuances admirable. L’air de Marie “Nuit resplendissante” est déjà connu mais son interprétation lui donne toute sa méditation, sa délicatesse. Et par la suite la altière Marie tient bon face au perfide Père Joseph avant de s’effondrer. Tout est ici parfait et grand à tel point qu’on se demande qui d’autre pourrait s’identifier avec autant d’aisance à cette Marie de Gonzague.
Dans le rôle-titre, un autre inconnu ou presque : Etienne Dereims. Le ténor semble avoir été découvert par Ambroise Thomas, avoir chanté à l’Opéra-Comique puis à l’Opéra de Paris dans Faust en 1879… mais peu d’informations. À l’origine, le rôle devait être chanté par Charles Castronovo en 2015. Mais le chanteur était malade le 25 janvier et alors est arrivé en sauveur Mathias Vidal! Il ne connaissait pas la partition, n’était pas à Munich mais est arrivé en renfort pour sauver le concert ainsi que l’enregistrement! Plus connu pour ses prestations dans l’opéra baroque, il était étonnant d’entendre un tel ténor dans un rôle du plus pur romantisme. Il faut avouer qu’au début, le timbre surprend et l’on attend plus de corps peut-être. Mais il compense admirablement par le sens du texte, par les nuances dont il pare son Cinq-Mars. Le chanteur a non seulement sauvé la captation mais il donne aussi un très beau portrait tant vocal que dramatique. En 2017 lors de la production scénique de Leipzig, il sera tout aussi convaincant! Brillante prestation pour ce rôle, lui donnant un caractère bouillant et presque enfantin alors que Charles Castronovo lui donnait plus de maturité.
Pas de grande comparaison ici, mais juste une présentation ce Cinq-Mars passionnant et de l’enregistrement unique qui existe. On pourrait espérer dans les années qui viennent une reprise avec des options différentes : une Marie plus mezzo-soprano, un Cinq-Mars au timbre plus habituel pour ce répertoire (Benjamin Bernheim?) et surtout un Père Joseph aux graves abyssaux (Nicolas Courjal?). Mais cet enregistrement rend parfaitement honneur à la partition de Charles Gounod. On regrettera toujours la suppression du deuxième air de Marion mais en dehors de cela, l’édition réalisée par le Palazzetto Bru Zane est une habile compilation des différentes sources!
- Cinq-Mars, Mathias Vidal ; Princesse Marie de Gonzague, Véronique Gens ; Marion Delorme, Norma Nahoun ; Ninon de l’Enclos / Un berger, Marie Lenormand ; Conseiller de Thou, Tassis Christoyannis ; Père Joseph, Andrew Foster-Williams ; Vicomte de Fontrailles, André Heyboer ; Le Roi / Le Chancelier, Jacques-Greg Belobo ; De Montrésor / Eustasche, Matthias Ettmayr ; L’Ambassadeur / De Montmort, Andrew Lepri Meyer ; De Brienne, Wolfgang Klose
- Chœurs de la Radio Bavaroise
- Orchestre de la Radio de Munich
- Ulf Schirmer, direction
- 2CD Bru-Zane / Ediciones Singulares. Enregistré le 25 janvier 2015 au Prinzregententheater de Munich