Maître Pierre, dernier projet inachevé de Gounod en attente de révélation

Edmund Blair Leighton, Abélard et son élève Héloïse (1882)

Quand il n’y en a plus… il y en a encore pourrait-on dire! Ou presque. Alors que je ne pensais pas pouvoir écrire quoi que ce soit sur un ouvrage inachevé de Gounod, voici qu’une généreuse bonne fée m’a fait parvenir un scan de la partition autographe de Maître Pierre! Alors si certaines partitions manuscrites étaient complexes à lire suite aux diverses coupures notées, celle-ci l’est encore plus étant donné son état! Un acte qui n’est composé que partiellement, des numéros complets mais avec quelques trous… et une partition non pas d’un seul tenant mais en plusieurs feuillets parfois pas dans le bon ordre il semblerait. Il faut donc écouter la version existante en jonglant avec cette partition mais aussi la description qu’en fait Gérard Condé dans son ouvrage consacré à Charles Gounod. Cette exploration d’un enregistrement et d’une œuvre jamais terminée est assez passionnante et montre aussi toutes les limites de l’enregistrement qui ne rend pas justice à la partition. Mais il a déjà le mérite d’exister et permet de découvrir des pages souvent superbes avec un sujet assez original et finalement assez peu théâtral : l’histoire d’Héloïse et Abélard!

Extrait de la partition manuscrite : On voit le « 2ème » rayé et remplacé par 1 avant « Acte ». Première page du feuillet contenant le tableau avec la ballade de Dame Jacqueline.

En 1877, Polyeucte est terminé (pour la deuxième fois) et doit entrer en répétitions. Gounod peut se plonger dans un nouveau projet : un grand opéra sur la vie de Pierre Abélard et sa relation avec Héloïse. Si à première vue l’histoire pourrait surprendre sous la plume du compositeur très religieux, Gounod n’en restait pas moins un homme du XIXè siècle, bien loin de la rigidité religieuse du XIIè siècle. La relation entre les deux amants semble avoir été ce qui a le plus passionné l’artiste puisqu’en septembre 1877, il avait déjà terminé le grand duo du deuxième acte. Mais le premier acte semblait lui poser problèmes. Les mois avancent et l’ouvrage se poursuit jusqu’en août 1878 où le directeur de l’Opéra renonce à monter ce projet, trop anxieux de la réception que pourrait lui faire le public avec un tel sujet. Il propose alors le livret du Tribut de Zamora à Gounod qui abandonne sa composition pour se mettre à son nouvel opéra. Malgré tout, le projet lui reste en tête et même sans assurance qu’il soit créé, il souhaite continuer comme il l’annonce à Louis Gallet le librettiste : “Mais nous achèverons Maître Pierre. Et quelqu’un le jouera, je ne sais qui, mais il n’importe”. En 1881, voilà qu’il remet la partition sur le métier, souhaitant transformer le projet en scènes dramatiques. Louis Gallet adapte alors son livret et Gounod reprend le travail en 1884 mais l’interrompt avec les préparatifs pour la création de Mors et Vita la même année. Malgré tout, le sujet reste dans son esprit et en septembre 1889 par exemple, il écrit à Louis Gallet : “Je ne parviens pas à triompher de la persuasion que la critique et le public feront à Maître Pierre un mauvais parti.”. Puis, il continue en proposant un arrangement possible avec l’éditeur Choudens : “1° Que Choudens me donne net 100 000 francs; 2° Qu’il s’engage à ne livrer mon ouvrage (soit au théâtre, soit à l’édition) qu’après ma mort. À ces deux conditions je m’engage à terminer sa partition cet hiver”. Il semble qu’aucun accord n’ait été trouvé car la partition restera à l’état de projet. Mais après la mort de Gounod, Louis Gallet va lire la partition à Léon Carvalho. La veuve de Gounod demande alors à Camille Saint-Saëns de préparer la partition pour qu’elle puisse être jouée. Ce dernier va composer quelques mesures ici ou là pour lier différents passages non terminés par Gounod et réduire la partition à trois actes, supprimant le premier qui est vraiment trop lacunaire. Mais finalement, la famille de Gounod refuse que la partition soit jouée. Reynaldo Hahn est missionné pour réaliser une réduction piano-chant de cette version révisée par Saint-Saëns. Là encore, la gravure par Choudens reste à l’état de projet mais en 1939, Hahn dirige le dernier acte avec Arthur Endrèze et Germaine Lubin. Enfin, en 1951, c’est Max d’Ollone qui donne lui les trois derniers actes selon la partition manuscrite de Gounod, mais réalisant tout de même des coupures et des adaptations sans doute loin des idées du compositeur.

Extrait de la partition manuscrite : première page du tableau où les moines ensevelissent Abélard.

Le livret s’arrange légèrement avec la véritable histoire bien sûr pour s’adapter au public du XIXè siècle! Le premier acte se passe sur la Montagne Saint-Geneviève où l’on découvre tout un peuple parisien d’étudiants et de femmes aux mœurs légères (les ribaudes!). Cela permet de faire passer Abélard sur scène et de montrer la différence qui existe entre lui et une bonne partie du peuple. Un duo s’ensuit avec Bernard de Clairvaux au sujet du succès des enseignements de Pierre Abélard (on peut noter que le 2 du deuxième acte de la partition a été remplacé par un 1, comme si déjà Gounod pensait supprimer ce premier acte). Le deuxième acte s’ouvre sur une chanson de la Dame Jacqueline avant que n’arrive sa maîtresse Héloïse. Cette dernière attend son professeur, celui qui lui permet de découvrir les auteurs anciens. Après un orage, Abélard arrive préoccupé avant de commencer la leçon avec son élève. Mais alors qu’ils lisent un extrait des Amours de Procris d’Ovide, une grande émotion s’empare de la jeune femme (environ 22 ans) et de l’homme plus âgé (environ 35 ans). Après l’angélus, Héloïse s’inquiète de l’heure alors qu’Abélard déclare la passion qui le dévore pour son élève. D’abord réticente, elle finit par avouer le même sentiment. Un duo s’ensuit, mélange de passion et de retenue. Le troisième acte nous emmène devant un concile qui doit juger un livre écrit par Abélard. Ce dernier est accusé d’hérésie en plaçant la raison au-dessus de la foi. Après un rapide récit d’Abélard, un duo avec Bernard de Clairvaux était prévu mais la partition est loin d’être achevée. Les Pères du Concile entrent et la sentence tombe : l’ouvrage est hérétique, il sera brûlé et Abélard doit renoncer à ses déclarations. Mais il continue à le proclamer dans un éclatant : “Vous mettrez ce livre en poussière, vous n’anéantirez en lui que la matière! Mais l’esprit marche et nul ne l’arrête en chemin. Le flot envahissant de la pensée humaine, va rompant toute digue, et brisant toute chaîne, il vous entraînera fatalement demain.” Le dernier acte est réparti en plusieurs tableaux. Le premier montre Héloïse, recluse au couvent du Paraclet (fondé par Abélard!). Elle tente d’y trouver la paix mais ne peut oublier l’amour qui l’a fait vivre. Apparaît alors une vision de son époux professant le renoncement mais Héloïse ne peut accepter d’oublier cet amour. Durant ce tableau, Abélard n’est pas encore mort et c’est une mise en scène des lettres que les époux échangeaient. Le deuxième tableau montre justement l’enterrement de Pierre Abélard ou le chœur se lamente sur la perte de ce grand penseur. Enfin, nous revenons au Paraclet pour assister à la mort d’Héloïse dans une atmosphère champêtre.

Gounod compose cette œuvre entre 1877 et la fin des années 1880, soit une dizaine d’années. Son style a encore évolué et si l’on entend par moments des similitudes avec Polyeucte, l’ouvrage est globalement encore plus sobre, n’accédant au grandiose que durant le concile (si l’on oublie les grandes scènes de foule du premier acte non terminé). Et c’est d’ailleurs sans doute de manière parodique qu’il compose ces grands ensembles martiaux dévolus aux religieux, ces religieux incapables d’inspiration et de réflexion. Car tout le reste de la musique est d’une grande inspiration, l’orchestre soutenant le texte et lui apportant des significations profondes comme cet orage du deuxième acte (symbole prémonitoire de l’attente d’Héloïse), ou cette opposition entre un chant monocorde d’Abélard face à la passion d’Héloïse au dernier acte. On entend de superbes airs pour Héloïse où on découvre déjà au deuxième acte la fébrilité qui l’habite alors que l’air du quatrième acte est un crescendo allant d’une tentative de renoncement à l’exposition des troubles qui l’occupent encore. L’introduction du duo final entre les deux époux est splendide avec une luminosité progressive alors que l’image d’Abélard apparaît. Il faudrait noter presque toute la partition où il n’y a quasiment aucun moment gratuit ou facile (en dehors de passages du concile). En se libérant de la pression des représentations sur la scène de l’Opéra de Paris, Gounod a pu créer sans contrainte, sans forcer sa nature sur certaines scènes obligées.

Première page du feuillet contenant la mort d’Héloïse avec en haut à gauche la mention « ne joue pas ».

Bien sûr, il n’y a pas d’enregistrement intégral de la partition, même de ce qui a été finalisé par Gounod! Max d’Ollone en 1951 fait des choix assez logiques et d’autres très étranges. Couper le premier acte n’est pas vraiment étonnant quand on voit l’état de la partition laissée par Gounod. D’ailleurs dans sa “mise au propre”, Saint-Saëns avait fait de même. Couper un couplet de Dame Jacqueline n’a que peu d’effet sur l’écoute (même si l’intérêt est mineur). Par contre, la coupe sèche de la marche sacrée qui doit permettre l’entrée des Pères du Concile est dommage, ainsi qu’une partie du chœur d’entrée justement. La partition est ici a priori complète! Il aurait été intéressant aussi de reconstituer le fameux duo entre Abélard et Bernard de Clairvaux. Gérard Condé le situe avant le jugement et Saint-Saëns ne l’avait pas conservé. Certes le travail de composition aurait été important, mais cela aurait permis de mieux faire comprendre la relation de ces deux hommes maintenant opposés alors qu’ils ne l’étaient pas semble-t-il quelques années auparavant. Il est très dommage sinon d’avoir renoncé aux funérailles d’Abélard. Certes, il manque la partie d’orgue dans la partition, mais sinon tout semble exister et il aurait sans doute été assez simple de combler ce manque en s’inspirant des nombreuses compositions pour orgue de Gounod. Max d’Ollone préfère terminer par la mort d’Héloïse, contre le souhait de Gounod qui indique sur la partition “Ne joue pas”. Hahn dans sa réduction avait choisi de clore sur le duo mystique mais là Max d’Ollone choisit de présenter la mort non souhaitée par Gounod alors que ce dernier semble plutôt avoir voulu finir de manière assez apaisée sur l’enterrement d’Abélard. Étrange choix, surtout que ce dernier numéro est loin d’être complet. La première partie est composée et c’est avec l’intervention finale d’Héloïse que les choses commencent à s’effriter. Petit à petit l’orchestre est de plus en plus lacunaire puis on finit par n’avoir que la ligne de chant sans les paroles. Par contre, les cloches qui doivent conclure l’ouvrage sont bien notées et on peut voir que là Max d’Ollone a choisi de broder pour faire entendre un grand crescendo sans doute totalement contraire aux souhaits de Gounod. En plus de ces coupures, on notera quelques différences de texte donc une surtout assez problématique qui ne semble pas être dûe à une erreur lors de l’enregistrement. Alors que Abélard proclame ses idées, il est indiqué sur la partition : “Enfin j’ai proclamé / Comme je le proclame / Que la Raison l’emporte en clarté / Sur la foi!”. On peut bien voir ici l’hérésie de placer la Raison au-dessus de la foi. Mais ce qui est enregistré est assez illogique : “Enfin j’ai proclamé / Comme je le proclame / Que la Raison atteint son sommet / Dans la foi!”. Ici l’on a une très forte atténuation voir même un retournement du sens. Pourquoi alors condamné un penseur qui place la foi comme supérieure à la Raison?

Extrait de la partition manuscrite : dernière phrase d’Héloïse. On voit qu’il ne reste que la ligne de chant ici.

La qualité technique de l’enregistrement est assez difficile. Si l’on a clairement affaire à un enregistrement radio, le son sature régulièrement, un gros souffle brouille l’écoute et les équilibres sont assez peu propices pour bien entendre l’orchestre quand les chanteurs sont présents. On perd ainsi une grande partie du détail de la partition. Sans doute une petite restauration serait-elle possible mais ce n’est pas dans les habitudes de Malibran qui publie cet unique témoignage de la partition! On peut aussi entendre par deux fois la bande qui saute avec du coup quelques secondes de la musique qui est engloutie. Difficile d’écouter vu les conditions même si on peut déjà être heureux qu’un tel document existe pour nous donner une vision partielle de l’ouvrage.

Max d’Ollone dirige des ensembles non précisés par l’éditeur là encore. Si le chœur est assez limité avec des pupitres assez agressifs et manquant de rondeur, l’orchestre se montre assez impliqué et coloré de ce que l’on peut en juger. Le chef dirige la partition avec peu de nuance et des tempi assez homogènes. Là où beaucoup d’indications sont notées sur la partition manuscrite, il ne les respecte que très peu et n’anime que rarement l’orchestre. On écoute donc quelque chose de très beau, mais globalement lent et qui manque de rebonds et d’accentuations.

Dans l’état présenté ici, la partition requiert seulement quatre solistes. Dame Jacqueline se limite à sa ballade qui ouvre l’œuvre. Jacqueline Cauchard nous fait entendre une voix de mezzo assez habituelle dans ces rôles de suivantes un petit peu âgées. Michel Roux dresse par contre un portrait de Bernard de Clairvaux assez saisissant. Avec une belle voix de basse et une diction parfaite, il s’impose immédiatement, sans grimace ni sur-jeu. La noblesse de sa voix tranche avec ce chœur nasillard qui semble le suivre sans même réfléchir. Les deux amants offrent des compositions qui se répondent assez bien en termes de style, mais qui posent quelques soucis d’écoute. Ils ont pour eux une diction parfaite avec un texte parfaitement dit et vécu. Mais d’un côté comme de l’autre, les timbres sont assez peu gracieux et les personnages peinent à montrer de la jeunesse. Certes Pierre Abélard a treize ans de plus que Héloïse, mais la voix que l’on entend semble être celle d’un vieillard. Henri Le Clezio donne une vision assez peu juvénile et passionnée de son personnage et on voit par moments que la ligne est simplifiée dans les notes les plus hautes. En Héloïse, Géori Boué a plus de passion et de nuances, mais il faut par contre faire avec un timbre aigrelet et des aigus plus que désagréables. Si la chanteuse semble en effet plus jeune que Abélard (lui à environ 35 ans alors qu’elle en a environ 22 lors du premier acte), difficile là encore de croire au personnage. L’œuvre étant tout de même basée sur l’amour de deux personnes, il est difficile de s’attacher et de comprendre cette tendresse, liant les deux époux non seulement par l’amour mais aussi par l’admiration réciproque et la tendresse et la passion intellectuelle.

Voilà donc un ouvrage incomplet, dans un enregistrement où le chef a fait des choix discutables sur la version retenue avec des chanteurs principaux peu agréables à écouter. Cela fait sans doute beaucoup pour cette partition. Mais malgré cela, on découvre une partition splendide et fascinante. Le sujet avait sans doute passionné notre Gounod, religieux convaincu mais aussi personne d’un XIXè siècle où dogmatisme et obscurantisme sont oubliés. Et l’on découvre une partition plus libre que ses deux derniers opéras que sont Polyeucte et Le Tribut de Zamora. Maintenant, il faudrait espérer un travail en profondeur pour donner toute ses chances à Maître Pierre. S’il est peut-être trop difficile de donner une vision crédible du premier acte, le reste de la partition est tout de même très avancé et pourrait être complété pour nous donner une vision complète de ces trois derniers actes. On peut espérer qu’un jour ce travail sera lancé par une fondation comme Bru Zane qui pourrait alors enregistrer pour la première fois ces scènes dramatiques inédites. Car en dehors du tableau du Paraclet joué en 1939 et des trois derniers actes ici enregistrés, je n’ai trouvé aucune trace d’une quelconque exécution autre! Croisons les doigts!

  • Charles Gounod (1818-1893), Maître Pierre, Scène dramatiques en 5 tableaux
  • Héloïse, Géori Boué ; Pierre Abélard, Henri Le Clezio ; Frère Bernard de Clairvaux, Michel Roux ; Dame Jacqueline, Jacqueline Cauchard
  • Max d’Ollone, direction
  • 2CD Malibran. Enregistré en 1951 à Paris

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