C’est en 2019 que pour la première fois j’allais écouter Oya Kephale dans un concert… Orchestre et chœur amateurs d’un très bon niveau, ils sont depuis devenus des rendez-vous presque obligés tant pour les concerts de décembre que pour ceux du printemps qui mettent en scène un ouvrage d’Offenbach. Au printemps 2022, c’était ainsi un superbe Barbe-Bleue alors qu’en ce mois de décembre, ce sera un double hommage à Gounod et Franck. César Franck bien sûr car on fête cette année le bicentenaire de sa naissance. Le Palazetto Bru Zane avait proposé entre autres Hulda, et Oya Kephale nous offre les Sept paroles du Christ en croix. En 2020, un programme Gounod devait être donné… mais il sera malheureusement annulé pour la cause que l’on connaît tous. L’année dernière était dévolue à Camille Saint-Saëns pour célébrer le centenaire de sa mort. Mais donc retour à Gounod en 2022 où la troupe nous offre un quasi inédit : la Messe des Anges Gardiens. À cela s’ajouteront des extraits de Faust. Malgré le froid qui a imprégné l’église Saint-Marcel, le public était au rendez-vous pour ce programme assez ardu et où seuls les certains extraits de Faust étaient connus de tous!
Comme tous les ans et tous les concerts, Oya Kephale profite de l’occasion pour aider une association en reversant les bénéfices des concerts mais aussi en faisant parler d’elle. Cette année, c’est le Cours Antoine de Saint-Exupéry d’Asnières-sur-Seine qui est mis en lumière lors de ces trois concerts donnés à Paris en l’église Saint-Marcel. Les années précédentes, il n’y avait que deux concerts, mais vu le nombre de personnes dans le public ce soir de première, on peut espérer que les trois concerts seront bien pleins (même si le dernier concert a la malchance de se dérouler en même temps qu’une certaine finale de coupe du monde…).
La première partie est donc consacrée à Charles Gounod avec un inédit dont on ne trouve rien en intégrale que ce soit en disque ou sur d’autres médias. En effet, la Messe des Anges Gardiens est une grande rareté composée par Gounod en 1872 et créée en 1873. À cette époque, Gounod est encore en Angleterre après son exil volontaire de 1870. Femme et enfants sont retournés en France et il est seul sous la garde de Georgina Weldon. Difficile de savoir exactement la relation entre Gounod et cette femme… Relation extraconjugale? Emprise de Georgina sur un Gounod que l’on sait assez facilement manipulable? Toujours est-il que durant ces quelques années, il va composer sans relâche sous le regard intéressé de cette femme qui bénéficie de la renommée du compositeur. Soprano mais aussi directrice d’un orphelinat, elle peut avoir des partitions sur mesure d’un grand compositeur. On sait que la fin de leur relation sera très difficile Gounod devant s’échapper d’Angleterre avec l’aide de son ami le docteur Blanche alors que sa santé était très déclinante, il laisse sur place presque toutes ses partitions que Georgina Weldon refuse de lui rendre. Parmi elles se trouve le manuscrit de Polyeucte que Gounod retranscrire de mémoire faute d’avoir accès à l’original. Un procès s’engage tout de même pour que le musicien retrouve son ouvrage, mais la justice condamne Gounod à 291 000 francs de dommages et intérêts, à la fois pour les frais de l’hébergement, mais aussi pour de soi-disant fausses accusations. Parmi les partitions restées et jamais récupérées figurent une version orchestrée de cette Messe pour les Anges Gardiens qui nous occupe! Une autre orchestration sera réalisée en 1875 pour la création à Notre-Dame mais aucune des deux n’a été publiée actuellement.
Cette messe totalement inédite (en dehors de quelques extraits trouvés sur des sites de vidéos et chantés de manière fort discutable) se fait enfin entendre. Un chœur à quatre voix, un orgue et un court quatuor de solistes (soprano, mezzo, ténor et basse) pour une messe assez sobre et peu italienne. Charles Gounod composa de nombreuses messes souvent se référant au style de Palestrina mais les plus connues comme la Messe Solennelle à Saint-Cécile sont beaucoup plus dramatiques et démonstratives. Ici nous sommes donc dans la même période de composition que la partition de Polyeucte et on y retrouve la même dévotion et la même simplicité si l’on peut dire : pas de grande envolées lyriques, pas de grands ensembles… les différentes voix du chœur se croisent et se répondent avec fluidité alors que le quatuor de solistes n’est appelé que lors du “Domine Fili Unigenite”. L’écriture chorale est très délicate, jouant souvent sur des petits décalages, des notes tenues d’un pupitre alors qu’un autre varie la ligne mais toujours en faisant en sorte que le texte puisse être compris par l’auditoire. Nous sommes loin des explosions d’un Mors et Vita bien sûr mais le but n’est pas du tout le même. C’est une véritable messe religieuse alors que Gounod s’est aussi illustré dans des messes qui relèvent presque de l’oratorio de par leur partie dramatique. On retiendra particulièrement de cette œuvre le superbe et délicat “O Salutaris” ainsi que le très beau quatuor de solistes où chaque ligne vient compléter l’autre. Mais si l’aspect austère de la partition pourrait rebuter, elle recèle finalement de très belles choses et montre toute la technique d’écriture à laquelle Gounod tenait.
Pas d’orchestre dans cette pièce mais seulement un orgue qui accompagne les différents pupitres et les soutiens dans certains passages. Nous avons donc tout loisir d’écouter le chœur et il faut encore une fois saluer la grande qualité de la formation. Malgré des pupitres assez peu équilibrés d’un point de vue effectif (ténors et basses ne sont presque deux fois moins nombreux que sopranes et mezzo!), le rendu final est particulièrement équilibré. Le texte latin est clair et net, la mise en place parfaite et le fondu des pupitres superbes d’un bout à l’autre! Une très belle prestation qui manquait peut-être juste des fortes plus marquées à certains passages. Mais la création a vu un chœur d’environ 200 personnes… difficile de rivaliser en termes de palette dynamique! La position dos au public sur la galerie de l’orgue n’aidait peut-être pas non plus à avoir toute la puissance de la formation. On saluera aussi la belle prestation des solistes Ombline Kaufmann (soprano), Marie-Cécile de Lajudie (mezzo-soprano), Thierry Mallet (ténor) et Paul le Calvé (basse).
Viennent ensuite les extraits de Faust. La partition est connue et il est toujours un petit peu dangereux de se mesurer à des partitions aussi souvent entendues avec des enregistrements légendaires et d’une perfection impressionnante! Jour de première ou stress de s’attaquer à un tel monument? On notera dans cette partition des petits soucis de rythme ou de départs qui perturbent l’oreille. Le travail est vraiment visible et on ne doute pas que ces petits écueils seront gommés par la suite. L’ouverture se déroule avec de belles couleurs et un tempo parfaitement maîtrisé par le chef Pierre Boudeville. On soulignera d’ailleurs les belles prestations des bois durant tout le concert. Vient ensuite la sérénade de Méphistophélès chantée par Paul le Calvé. On sent que le chanteur est tendu de se retrouver ainsi seul face au public et la première partie de son air s’en ressent avec un problème de rythme qui le fait devancer sérieusement l’orchestre. Mais rapidement repris par le chef, voici que la suite se met en place et montre un Méphistophélès assez clair de timbre mais qui ne force pas le trait, assumant les différents rires du sol aigu au sol grave sans tricher. On notera l’accompagnement parfait de l’orchestre pour une partition peu habituelle dans sa construction. Viennent ensuite les deux extraits du ballet. Avec “Les Nubiennes” et la “Danse Antique”, le chef a choisi deux des plus beaux passages de ce superbe ballet pourtant composé avec peu d’entrain par Gounod (il avait proposé à Camille Saint-Saëns de s’en charger lors de l’entrée de Faust au répertoire de l’Opéra de Paris en 1869). Le balancement des Nubiennes, la sensualité, tout cela est parfaitement rendu. Pupitres de cordes parfaits, cuivres délicats, flûte parfaite… un très beau moment de musique auquel il ne manquait qu’un corps de ballet (le futur d’Oya Kephale?). Arrive la Danse Antique avec ses sonorités qui nous font déjà penser à la Thaïs de Massenet par exemple. Toujours le flûte qui se taille ici la part du lion, accompagnée avec vigueur par les cordes en pizzicati et les percussions. Le crescendo est superbement mené sans être lourd pour aboutir au tourbillon final! Enfin, comment ne pas proposer le fameux air de bijoux, rendu célèbre par la Castafiore? Ombline Kaufmann affronte ici une partition loin d’être simple surtout dans le froid qu’il fait dans cette église. Le court récitatif introductif la montre légèrement prise à froid avec un aigu qui ne tient pas, puis au fil de l’air, la chanteuse prend plus ses marques et on trouve même en deuxième partie une voix très assurée concluant l’air par un aigu net. La diction est superbe avec ces “r” à la française… L’orchestre et le chef soignent parfaitement l’accompagnement de la chanteuse qui peut se concentrer uniquement sur son chant. Voilà une bien belle partie dévolue à Faust. On regretterait presque de ne pas avoir plus d’extraits : une ronde du Veau d’Or mettant en valeur le chœur ou une cavatine de Faust avec ce violon obligé qui pourrait sortir de l’orchestre. Mais très bonne idée que d’intégrer ces extraits du ballet!
Après une première partie consacrée à Charles Gounod, voici donc une œuvre de César Franck pour fêter le bicentenaire de sa naissance : les Sept paroles du Christ en croix. Malheureusement l’œuvre n’est pas très bien documentée au disque avec quelques rares versions souvent indisponibles. Une version de 1983 dirigée par Ulrich St. Fauth mais qui n’a jamais été éditée en CD, une autre de 1997 dirigée par Jean-Philippe Dubor mais actuellement introuvable, une troisième dirigée par Jean-Pierre Loré en 2012 (mais très difficilement trouvable comme tout ce qui a été enregistré par Loré), une version numérique seulement arrangée par Noël Akchoté en 2019… et finalement la seule version actuellement facilement écoutable reste celle dirigée par Michel Corboz en 2009 mais malheureusement uniquement accompagnée par un orgue et non par l’orchestre. Quel dommage de ne pouvoir découvrir dans son entièreté le projet de Franck! Car avec seulement un orgue la partition est bien austère alors que Oya Kephale nous a révélé une partition vivante et très variée! Comme indiqué dans le très beau programme réalisé par l’association, la composition se partage entre le respect des traditions de la musique liturgique et les innovations dramatiques qui commencent à poindre dans les compositions religieuses des musiciens français de la moitié du XIXè siècle. Ainsi, on retiendra particulièrement les solistes très incarnés dans leurs chants (la dernière parole par exemple est pleine de sentiments mais nécessite aussi une technique de chant peu habituelle dans la musique religieuse française) mais aussi ce chœur rapide “Cum sceleratis reputates est” qui coupe le calme de la messe pour un effet dramatique certain. La mort de Jésus est rendue avec beaucoup de simplicité, mais aussi beaucoup de détails dans l’orchestre et le chœur qui nous font vivre ce moment religieux. César Franck offre ici un grand moment de musique et sait parfaitement faire jouer les différentes facettes non seulement de l’orchestre mais aussi des voix par le chœur et les solistes qui interviennent de façon régulière dans des configurations diverses pour alterner les effets. Composée en 1859, cette pièce ne sera a priori jamais jouée du vivant de Franck et il faudra attendre 1977 pour une première représentation publique alors que la partition a été découverte en 1955.
Si le style tranche grandement entre la messe de Gounod et ces Sept paroles de Franck, on peut par contre trouver une certaine proximité avec des œuvres plus tardives de Gounod comme Mors et Vita par sa forme d’oratorio très lent et finalement peu dramatique par rapport à ce que pouvaient composer des musiciens comme Saint-Saëns (Le déluge) ou Massenet (La Vierge, La Terre promise, Eve et Marie-Magdeleine). Si dans les autres pièces du programme, nous avions le chœur ou l’orchestre, ils sont ici rassemblés car c’est bien sûr la version originale pour orchestre qui est jouée! Alors que les écoutes de la version pour orgue montraient une œuvre très rugueuse et assez terne, la présence de l’orchestre lui donne toute sa dimension dramatique et offre beaucoup plus de contrastes et de couleurs. Et quel plaisir d’entendre les deux formations ensembles dans une partition si belle. Les interventions du chœur sont comme toujours parfaitement en place et on regrettera juste à certains moment un petit déséquilibre du fait de pupitres masculins peu fournis par rapport aux pupitres féminins. Mais sinon le texte est parfaitement compréhensible et les pupitres en place… et on a ici de magnifiques couleurs vocales tout au long des interventions chorales… Il en sera de même pour l’orchestre qui semble ici totalement libéré alors qu’il semblait un peu sur la réserve en cette première lors des extraits de Faust. De superbes envolées, des pupitres en place… et de magnifique solistes comme le violoncelle de la Deuxième Parole. Pierre Boudeville dirige avec une certaine rigueur cette partition pour en conserver la sévérité première tout en ménageant des moments particulièrement marquants et dramatiques comme par exemple cette explosion du chœur rapide indiqué plus haut. Dans les solistes, on retrouve quelques noms connus et applaudis déjà dans le Barbe-Bleue du printemps. Benoît Valentin (Saphir en mai), retrouve pour le temps d’un duo Thierry Mallet (Barbe-Bleue) et les timbres bien différenciés des deux ténors font merveille. Le premier est plutôt sombre alors que le deuxième est beaucoup plus clair et léger; donnant ainsi de vrais contrastes mais aussi une belle fusion des deux timbres. On retrouve Thierry Mallet dans la dernière parole magnifique d’émotion même si la tension de la première l’empêche de se libérer totalement (et il faut dire que la partition monte et maintient la voix sous pression dans une tessiture très tendue). Quelques interventions aussi de Paul Le Calvé qui semble ici beaucoup plus à l’aise que dans l’air de Méphistophélès avec un timbre plus sombre et un chant plus sûr. Il en est de même pour Ombline Kaufmann qui dès la première parole se montre d’une grande sobriété et d’une grande concentration alors que ses interventions en duo la montre très détendue et pleine de nuances. Ses interventions semblent d’un grand naturel et parfaitement juste tant d’un point de vue stylistique que dans les sentiments qui s’en dégagent.
La concentration du public durant ces Sept paroles du Christ en Croix de Franck sont la preuve de la qualité de l’interprétation… en dehors d’une sirène venant de l’extérieur de l’église, très peu de bruits parasites. Et donc il est logique que les applaudissements soient nourris à la fin de ce beau programme. Un bis viendra définitivement clore le concert : pour rester chez Franck et trouver une pièce plus connue, ce sera le Panis Angelicus chanté par le chœur et Ombline Kaufmann. On retrouve ici la simplicité dans l’approche et la réalisation de cette pièce si souvent donnée et qui peut être souvent un petit peu trop sucrée.
Après le superbe concert Saint-Saëns de l’année dernière, voilà un autre beau concert d‘Oya Kephale dirigé par Pierre Boudeville. Le programme rassemble des raretés peu ou même pas enregistrées avec tout de même quelques extraits plus connus de Faust. Très belle soirée portée par un orchestre très concentré et qui semble avoir encore un niveau meilleur que l’année dernière et un chœur toujours aussi impressionnant. Deux rendez-vous maintenant : déjà l’attente de la parution officielle de l’enregistrement de ce concert (a priori sur Youtube en vidéo, mais aussi sur Deezer et Spotify) et bien sûr l’opérette du printemps. Cette année 2023, Oya Kephale montera Les Brigands d’Offenbach !
- Paris
- Église Saint-Marcel
- 16 décembre 2022
- Charles Gounod (1818-1893), Messe des Anges Gardiens
- Charles Gounod (1818-1893), Faust : Ouverture – Sérénade de Méphistophélès – Les Nubiennes – Danse Antique – Air de bijoux
- César Franck (1822-1890), Sept paroles du Christ en croix
- César Franck (1822-1890), Panis Angelicus
- Ombline Kaufmann, soprano
- Marie-Cécile de Lajudie, mezzo-soprano
- Thierry Mallet, ténor 1
- Benoît Valentin, ténor 2
- Paul le Calvé, basse
- Chœur Oya Kephale
- Orchestre Oya Kephale
- Pierre Boudeville, direction