Après nous avoir transportés dans le monde des contes de Perrault avec Barbe-Bleue en 2022, après la promenade dans l’Espagne de pacotille des Brigands en 2023 ou encore la France du XVIIIème siècle avec Madame Favart en 2024, cette année Oya Kephale et Offenbach nous proposent d’aller s’encanailler du côté de l’antiquité grecque et de son plus grand mythe musical : Orphée ! Mais attention, on peut bien sûr compter sur l’irrévérence de Jacques Offenbach et ses librettistes (Henri Crémieux et Ludovic Halévy) pour détournée cet Orphée de la légende, pour notre plus grand plaisir (même si à l’époque, beaucoup de dents ont grincé). Orphée aux Enfers inaugure non seulement la première œuvre délivrée des contraintes drastiques qui s’appliquaient aux Bouffes Parisiennes (un seul acte, quatre chanteurs…) avant sa création en 1858, mais aussi les opéras-fééries lors de son remaniement en 1874 pour le Théâtre de la Gaîté ! S’attaquant à un sujet des plus sérieux, il a enfin la possibilité de le traiter dans toute la démesure qu’il peut imaginer et ne s’en prive pas. Pour fêter les trente ans de l’ensemble Oya Kephale, le choix de ce titre dans sa deuxième version permet de mettre en avant nombre de chanteurs du chœur à travers tous les petits rôles qui parsèment la partition.
C’est maintenant devenu presque une tradition du printemps : l’opéra d’Offenbach joué par Oya Kephale à Asnières-sur-Seine est toujours un moment de découverte et de bonne humeur. On y retrouve non seulement des partitions souvent rarement données, mais aussi un esprit de troupe qui est visible sur scène tant c’est toute une équipe qui travaille pour monter ce spectacle. Tous amateurs (à quelques rares exceptions près), tous ayant un travail qui les occupe la semaine, ils trouvent le temps et l’énergie pour apprendre la partition (pour les chanteurs ou les musiciens) mais aussi pour le travail de mise en scène qui ne se résume pas à juste jouer cette dernière. Il faut aussi participer à la création des costumes, des décors, à l’écriture du programme, à la publicité… ce sont de nombreuses heures qui sont ainsi consacrées à cette série de six représentations. Selon le programme, pas moins de 123 heures de répétitions musicales et scéniques auront été nécessaires, auxquelles s’ajoutent les plus de 140 costumes à créer et les décors. Au total, ce sont 130 personnes qui sont cette année impliquées à divers niveaux. Il faut encore une fois saluer ce très bel investissement de tous. Et quand on voit la qualité du résultat, on peut comprendre que nombre des participants signent d’une année à l’autre !
Pour 2025, c’est donc Orphée aux Enfers qui a été choisi. Il n’avait été monté qu’en 1999 par la troupe et proposait de nombreuses possibilités pour mettre en avant des chanteurs du chœur. Mais c’est aussi une partition importante pour la carrière d’Offenbach qu’il est toujours intéressant de mettre en avant. Comme dit rapidement dans l’introduction, avant cette date il ne pouvait pas monter d’œuvres de plus d’un acte et le nombre de personnages chantés devait se limiter à quatre. Bien sûr le compositeur n’hésitait pas à essayer de se moquer de ces contraintes comme en 1857 avec Croquefer où il introduit un personnage muet qui parle au moyen de pancartes ! Mais après de nombreuses négociations, il peut enfin se libérer de ce carcan pour proposer un ouvrage en deux actes avec de nombreux personnages. Ce sera donc avec un opéra-bouffe en deux actes et pas moins de quatorze personnages chantés que cette nouvelle œuvre sera créée. Bien sûr la surprise du public est grande et le premier accueil le 21 octobre 1858 est tiède. Le compositeur prend alors ses ciseaux, resserre l’action par quelques coupes et finalement voilà un triomphe qui permettra à la pièce de rester 227 soirs d’affilée à l’affiche des Bouffes Parisiennes ! La partition part ensuite à l’étranger, se promenant tout autour de l’Europe et étant même créée en 1861 à New-York. Pourtant malgré ce succès, une partie de la population est outrée par le thème de cet opéra. Comment un compositeur peut-il ridiculiser ainsi un mythe aussi noble, magnifié moins d’un siècle auparavant par Gluck à Paris (en 1774) et qui devait être remis en avant par Berlioz en 1859 lorsqu’il reprend et adapte la partition pour Pauline Viardot. La lecture des commentaires est assez frappante voir même avec des relents d’antisémitisme, comme par exemple chez Juliette Lamber (demoiselle de compagnie de Marie d’Agoult) : “C’était là ce qu’un croyant de Jéhovah faisait de nos légendes homériques, et on ne lui avait pas rendu, sur l’heure, blague pour blague, sur ses légendes judaïques ? Je disais cela avec révolte […] s’inscrivant violente contre ce qui me semblait un acte de lèse-patrie”. Mais malgré cette violente charge et de nombreuses autres, le succès est au rendez-vous et permet à Offenbach non seulement de sauver les Bouffes Parisiennes (dans une situation financière plus que précaire à l’époque), mais aussi de s’acheter une villa à Étretat (la villa “Orphée”). Avec la guerre franco-allemande de 1870, la carrière d’Offenbach est stoppée à Paris et il décide de s’exiler pour revenir fin 1871 pour y faire jouer quelques nouvelles œuvres mais aussi reprendre des anciennes (qui auront un grand succès). En juillet 1873, il reprend la direction du Théâtre de la Gaîté pour y créer de nouvelles œuvres, alors qu’il fait reprendre d’autres partitions dans d’autres théâtres : c’est presque une inondation d’ouvrages d’Offenbach qui commence alors pendant quelques mois ! Mais pendant tout ce temps, il travaillait aussi sur la nouvelle version d’Orphée aux Enfers qui sera créée le 7 février 1874. Et la partition a encore grandi par rapport à celle de 1858 (déjà jugée longue pour le public) : quatre actes (correspondant au quatre tableaux de la version originale), de nombreux ballets, “seulement” quarante-deux personnages, des grands décors, vingt numéros supplémentaires par rapport à 1858… Ce sera là son premier véritable opéra féerie (même si en 1872 il créait Le Roi Carotte qualifié d’opéra-bouffe-féérie), genre repris de l’époque baroque mais bien sûr revue et corrigée ici par Offenbach. Il continuera à développer le genre par la suite avec des titres comme Geneviève de Brabant ou Le Voyage dans la Lune les deux en 1875. Cette fois, le succès sera immédiat et solide là encore, permettant encore une fois à Orphée de sauver le théâtre d’Offenbach en décembre où une reprise permet de sauver le Théâtre de la Gaîté, lui aussi en difficultés financières. Mais malgré cela, le thème choque toujours et sera toujours sujet à de nombreuses critiques.
Mais justement, cette histoire ? Elle s’ouvre sur un tableau bucolique où les bergers chantent pour leurs petits moutons avant qu’un conseil municipal paternaliste et ridicule n’entre. Tout ce beau monde se trouve frappé de stupeur quand entre en scène l’Opinion Publique (moyen de se moquer de ce fameux respect des apparences alors si importantes au XIXème siècle). Entre ensuite Eurydice, seule, qui chante l’amour qu’elle ressent pour un berger nommé Aristée. Orphée arrive alors, la prenant pour une belle nymphe dont il est amoureux. Les deux époux se reconnaissent et commence une scène de ménage sur fond de concerto pour violon composé par le musicien au grand désespoir de sa femme. Avant de se séparer, Orphée annonce que si Aristée vient, il risque de trouver quelques surprises dans les hautes herbes. Terrorisée à l’idée que son berger puisse être blessé, Eurydice court le prévenir alors que justement, il arrive. Après un petit air parfaitement niais et à l’accompagnement pastoral, le personnage se dévoile enfin : il n’est autre que Pluton. Eurydice revient et le prévient du danger qu’il court. Le dieu se rit bien sûr d’Orphée : c’est lui-même qui lui a soufflé cette idée, espérant qu’Eurydice soit tuée pour pouvoir l’emporter dans son royaume. C’est bien sûr ce qu’il se passe et après avoir écrit une lettre d’adieu en singeant l’écriture de la jeune femme, ils descendent tous les deux aux Enfers. Orphée revient, découvre la lettre où sa femme lui annonce sa mort et se réjouit d’être débarrassé de cette épouse bien encombrante ! Enfin libre ! Mais l’Opinion Publique arrive et le pousse à partir à la recherche de sa femme. Au deuxième acte, on découvre l’Olympe endormie alors que rentrent de Cythère Vénus, Cupidon et Mars (chacun de leur côté !). Les dieux se réveillent enfin quand arrive Diane, dévastée car son Actéon n’est pas venu aujourd’hui. Pluton lui annonce que pour sauver les apparences, il a transformé le jeune homme en cerf : il faut protéger la virginité de la déesse tout de même. S’ennuyant beaucoup, les dieux quittent la scène, laissant Jupiter face à Junon qui l’accuse d’avoir enlevé Eurydice. Il s’en défend et Mercure arrive pour annoncer que c’est en effet Pluton qui a ravi l’épouse d’Orphée. Convoqué, les dieux des Enfers arrive chez les dieux et tente d’éviter la conversation complexe qui s’annonce en vantant la beauté de l’Olympe. Alors que Jupiter veut affirmer son autorité, ils sont interrompus par l’arrivée des dieux révoltés : tout l’Olympe n’en peut plus du nectar et de l’ambroisie ! Cette révolte sauve Pluton temporairement qui assiste avec plaisir à l’énumération des métamorphoses du roi des dieux pour conquérir de jeunes femmes. Arrive sur ces entrefaites Orphée et l’Opinion Publique. Bien que très peu motivé par sa requête, le poète se soumet au respect des apparences et demande à Jupiter d’obliger Pluton à lui rendre son épouse. Jupiter décide alors de descendre lui-même aux Enfers pour chercher la jeune fille et, suite aux supplications de certains dieux, décide que tout l’Olympe descendra au royaume sombre, au plus grand plaisir des dieux qui pensent enfin y trouver un peu de joie de vivre en comparaison de l’atmosphère triste et trop sage qui règne sur l’Olympe. Le troisième acte nous amène auprès d’Eurydice qui se lamente : cela fait deux jours qu’elle a été enlevée par Pluton mais elle est toujours seule, abandonnée à son gardien John Styx qui a des vues sur elle alors qu’elle finit par presque regretter son mari ! Mais l’annonce de l’arrivée de toute l’Olympe oblige son gardien à cacher la jeune femme. Jupiter convoque le tribunal des Enfers pour juger Pluton mais bien sûr, il est déclaré innocent à la plus grande rage de Jupin. Arrive Cupidon qui propose de se lancer à la recherche de la jeune femme et en l’attirant avec des bruits de bisous. Découvrant où elle est enfermée, Cupidon transforme Jupiter en mouche pour qu’il puisse entrer dans la pièce où il va séduire la jeune femme sous son aspect de belle mouche dorée avant de révéler sa divine nature. Charmée et sans doute aussi flattée, Eurydice ne refuse rien au roi des dieux et n’attend qu’à aller visiter l’Olympe avec lui. Mais il faut ruser… Au quatrième acte, on retrouve les dieux qui s’encanaillent dans une bacchanale aux Enfers. Entre une bacchante qui n’est autre qu’Eurydice déguisée, Jupiter espérant ainsi pouvoir la faire sortir des Enfers. Jupiter y danse un menuet puis tous les autres dansent le fameux galop infernal. Arrive Orphée et l’Opinion Publique, précédés par le son du violon du musicien. Pluton se frotte les mains : il n’aura finalement pas Eurydice (qu’il a reconnu sous les traits de la bacchante), mais Jupiter non plus ! Le roi des dieux décide de rendre l’épouse à l’époux (au grand désespoir des deux !) mais impose une condition : Orphée doit sortir des Enfers sans regarder derrière lui pour qu’elle lui soit rendue. Le poète avance mais ne se retourne pas. De désespoir, Jupiter lance la foudre : Orphée se retourne et donc, Eurydice doit rester aux Enfers. Mais alors que Pluton se réjouit, Jupiter décide de faire de la jeune femme une bacchante de Bacchus au grand désespoir de l’Opinion Publique mais à la plus grande joie des deux époux !

Acte I : Un membre du conseil municipal (Marcel Courau) et l’Opinion Publique (Ruben Bissoli) – © Photo Olivier LdP / Oya Kephale
Comme toujours chez Offenbach, la partition regorge de références (littéraires ou musicales) tournées en dérision, de formules musicales faciles à retenir et de fins d’actes toujours aussi prenant. Ainsi, on pourra entendre durant la soirée des références à la Divine Comédie de Dante, une reprise de l’air d’Orphée imaginé par Gluck (“J’ai perdu mon Eurydice”) ou encore un petit passage de la Marseillaise lors de la révolte des dieux (pour les citations les plus connues). C’est une habitude pour Offenbach d’établir des clins d’œil dans ses partitions pour cet Orphée et on peut se douter que le public était alors aux aguets pour les repérer ! La partition est structurée en numéros qui sont de différents styles, depuis des formes assez classiques comme les airs d’Eurydice, mais aussi des chansons avec de nombreux couplets (les couplets des métamorphoses avec ces 6 répétitions de la mélodie.), des chansons faciles à retenir (l’air de Cupidon) et bien sûr des fins d’actes énergiques qui entrent dans la tête. Dans sa version de 1874, la partition hérite des deux finaux de 1858 avec bien sûr le si connu Galop infernal, mais aussi la marche finale du deuxième acte. La partition regorge de formules qui se répètent, de thèmes qu’on entend dans les différents actes pour souligner un effet ou une ambiance. Le violon est bien sûr important et se fait entendre dans de nombreuses interventions d’Orphée. Il faut souligner l’imagination de l’orchestration qui va de la simplicité de la mort d’Eurydice à la parodie des airs pour bergers de l’opéra baroque. Et puis il faut souligner ce superbe duo du concerto où les deux époux s’écharpent en écoutant un concerto. Pour l’histoire, il faut bien comprendre (et le public de l’époque le comprenait bien sûr) que ce n’est bien sûr pas d’Orphée que l’on se moque mais bien de toute cette haute société de l’époque (qui bizarrement crie alors à la profanation du mythe). L’Opinion Publique est le reflet de cette bien-pensance, tout comme Jupiter qui se préoccupe avant tout des apparences… Comme à chaque fois, Offenbach fait de son œuvre, avec la complicité des librettistes Henri Crémieux et Ludovic Halévy, un miroir des pratiques de la société !
Venons-en à l’interprétation maintenant… en commençant par la mise en scène ! Depuis maintenant trois ans, c’est Emmanuel Ménard qui fait la mise en scène. Et chaque année, la surprise est là ! Après des Brigands assez traditionnels, une Madame Favart en costumes d’époques… voilà un Orphée aux Enfers transposé. De nos jours, Orphée est un compositeur, une star dont la jeune Eurydice a été amoureuse. Le premier acte se déroule dans un studio d’enregistrement et au lieu de jouer de son crin-crin, c’est un enregistrement qu’Orphée nous propose d’écouter lors du duo du concerto. Auparavant, les bergers et les moutons ont été une imagination du compositeur. L’Olympe ? C’est tout en haut d’un immeuble où se trouvent les grands dirigeants dans une atmosphère sinistre de bureau où tout le monde est habillé entre le blanc et le noir. Bien sûr le PDG n’est autre que Jupiter. Les Enfers ? Une grande boîte de nuit au sous-sol dirigée par Pluton et peuplée de créatures de la nuit… Le tout est relié par un ascenseur permettant de passer d’un étage à l’autre du bâtiment imaginé par le metteur en scène. La transposition fonctionne parfaitement, les personnages vivants voient leurs costumes changer en fonction des ambiances tout en gardant les mêmes coupes (les dieux passent du grisâtre aux mille couleurs agrémentées de brillant par exemple). Difficile d’en dire plus sans dévoiler tous les détails de la production. La seule chose que l’on peut dire, c’est que tout le travail effectué entre les costumes (Marie Leclerc), les décors (Louis Pinson et Gwenaëlle Boca) et la direction donnent à voir un spectacle coloré, extrêmement vivant et qui fonctionne parfaitement. Toutes les transpositions à l’époque moderne ne fonctionnent pas aussi bien. Mais ici tout est fluide et intelligent. Un grand bravo !
Le chef Pierre Boudeville a choisi la partition dans sa version de 1874. Il a fait quelques coupures bien sûr à cause de la présence dans cette version de nombreux ballets qui auraient demandé un encore plus gros travail de chorégraphie (qui est déjà bien visible). Parmi les autres adaptations, on peut noter quelques petites différences par rapport à la partition piano-chant de 1878 : le dernier couplet des métamorphoses est chanté par Pluton au lieu de Cupidon et on a quelques réductions des passages orchestraux. La plus grande coupe dans le texte est dans le premier acte où après avoir décidé de suivre l’Opinion Publique, Orphée doit dire au revoir à ses élèves (il est bien sûr orphéoniste). Mais sinon, on retrouve tous les numéros (hors ballet), avec finalement de rares petites coupes opérées qui ne font pas perdre grand-chose (sauf l’exemple ci-dessus). L’intérêt d’avoir choisir cette version de la partition est le grand nombre de petits rôles, chantés ou non, qui permettent à de nombreux chanteurs du chœur de sortir de l’ensemble parfois pour quelques minutes ou pour des rôles plus importants. Très bonne chose pour fêter les 30 ans d’un ensemble qui était à l’origine un chœur avec quelques musiciens avant de s’adjoindre un orchestre complet !

Acte I : Les bergers et les moutons, Aristée/Pluton (Thierry Mallet) – © Photo Olivier LdP / Oya Kephale
En grand habitué d’Offenbach, Pierre Boudeville dirige la partition avec beaucoup de vie et de rebond. L’ouverture est un pot-pourri de tous les grands thèmes de l’ouvrage et montre donc déjà toutes les différences et les nuances dont Offenbach a parsemé sa partition. La lecture qu’en fait le chef est pleine de détails, offrant de très beaux moments orchestraux. Les contrastes entre la partition sont très bien gérés, depuis des préludes pleins de vie jusqu’à la finesse de l’orchestration de la mort d’Eurydice superbement mise en valeur en passant par bien sûr le galop ou les sonorités originales que le compositeur a su trouver pour le duo de la mouche. Il entraîne non seulement l’orchestre mais aussi le public qui ne peut s’empêcher parfois de gigoter sur son fauteuil ou bien sûr de ponctuer la mesure du galop infernal par des applaudissements. On soulignera aussi la grande attention qu’il porte aux chanteurs, les couvant du regard, n’hésitant pas à signaler les départs ou à compter lors des reprises pour assurer une bonne exécution. Bien sûr on peut entendre quelques petits décalages par moments (chez les chanteurs ou chez les musiciens d’ailleurs), mais ils sont assez peu nombreux et sont sans doute liés à ces premières représentations où le trac est présent. Il couve ses chanteurs, qu’ils soient choristes ou solistes, comme il couve ses musiciens. D’ailleurs il faut saluer la qualité d’exécution des deux ensembles. Le chœur d’Oya Kephale se montre vraiment sous son meilleur jour. Que ce soit en petits ensemble ou dans les tuttis, les pupitres sont très équilibrés et avec un bel ensemble que l’on peut entendre dès le début de l’ouvrage avec le chœur des bergers. On soulignera aussi que le texte est en général très compréhensible. De plus, il faut souligner le travail scénique réalisé, avec de nombreuses chorégraphies en plus du jeu de scène. L’orchestre Oya Kephale donne aussi à entendre une partition riche et variée. On a bien sûr les instruments solistes comme la flûte ou les solos de violon qui sont interprétés par les musiciens de l’orchestre, particulièrement mis en valeur. Mais c’est bien tout l’orchestre qui se hisse à un haut niveau tout au long de la partition avec des pupitres en place, homogènes et nuancés. L’introduction du troisième acte par exemple les montre très tendu alors qu’à l’opposé le côté champêtre du début de l’opéra offre de belles couleurs. Et puis il faut entendre et sentir l’énergie qui se dégage des finaux bien sûr. L’investissement des musiciens est manifeste et ils savent se faire entendre dans les grands tuttis sans pour autant être agressifs. Un grand bravo non seulement au chef bien sûr, qui reste l’architecte de tout cela… mais aussi aux deux ensembles qui se montrent à leur meilleur, heureux d’offrir le fruit de leur travail et cette très très belle partition d’Offenbach !
Il va être difficile de détailler tous les petits rôles qui émaillent la partition, mais certains rôles (chantés par les artistes du chœur) se détachent. Soulignons par exemple la composition théâtrale impressionnante de Laetitia Beau en Junon, toutes émotions surlignées dehors. Parmi les déesses, la Diane de Cécile Dargein touche par un chant d’une belle humanité lors de son arrivée ou dans le quatrième acte. Vivante et enjouée, jouant parfaitement la jeune Vénus, Solenne de Carné offre un très beau chant, s’autorisant même une petite interpolation d’aigu dans son couplet des métamorphoses ! Les rôles de Mercure et John Styx sont aussi chantés par des membres de la troupe : respectivement Pierre-Guy Plamondon et Théo Le Masson. Le premier montre une belle énergie lors du Rondo Saltarelle du deuxième acte alors que le second offre un portrait déjanté de John Styx (en plus d’avoir assuré, avec Faïrouz Feddal, les chorégraphies du spectacle). Avec un rôle un petit peu plus important encore, Béatrice Beaupère se montre piquante et virevoltante sur ses rollers dans le rôle de Cupidon, elle qui est passée du violon de l’orchestre Oya Kephale à un rôle soliste. Et il faut souligner que tous ces artistes sont aussi à l’aise dans le chant que dans le jeu et les dialogues parlés !
Alors que le rôle de l’Opinion Publique a été créé en 1858 par Marguerite Macé-Montrouge, une mezzo-soprano très aimée par Offenbach et qui sera parmi les premières à être engagées aux Bouffes Parisiennes… le choix du metteur en scène et du chef d’orchestre sur un contre-ténor pour incarner ce rôle. Ruben Bissoli compose un personnage assez fascinant. Déjà il faut saluer le concepteur du costume superbe (noir, longiligne, avec des épaules pointues comme ses doigts) qui offre un beau cadre… mais il y a aussi cette gestuelle, cette diction où perce l’accent italien des origines du chanteur. Et bien sûr, le choix de cette tessiture offre un timbre singulier qui se détache des autres voix. Tout cela tranche avec les autres personnages et donne encore plus de relief à l’Opinion Publique. Si la voix peut paraître par moments légèrement sous-dimensionnée, finalement dans les passages où il doit se faire entendre, la voix perce parfaitement l’orchestre et le chœur. Une proposition a priori osée qui se révèle être une très bonne idée !
Le rôle de Jupiter est important dans l’histoire mais finalement assez peu développé dans le chant, n’ayant aucun air. Mais il est très souvent en scène. Le rôle est en effet majeur dans l’histoire et devait sûrement bénéficier du talent et de la personnalité d’un chanteur qui a été un véritable pilier pour Offenbach : Amable Courtecuisse, dit Désiré, créa le rôle en 1858 aux Bouffes Parisiennes. Il participe à de nombreuses créations du compositeur (plus d’une vingtaine) en quatorze ans. Franz Lavrut se montre sûrement plus sérieux que ce que peuvent montrer les photographies du créateur, mais il n’en est pas moins parfait pour le rôle. Dans son costume blanc immaculé, il impose immédiatement un roi dont le pouvoir est fait de compromis. La diction est nette tant dans le chant que dans les dialogues et on savoure le fameux duo de la mouche du troisième acte. Ses zozotements bien sûr, mais aussi le jeu de scène et le timbre noble qui sait tonner lorsque la partition le demande.
Le rôle d’Orphée semble avoir été taillé sur mesure pour Henri Tayau, son créateur en 1858 : ténor léger, il avait auparavant été violoniste et même professeur à Pau ! Autant dire que même s’il a participé à d’autres premières d’ouvrages d’Offenbach, le poète musicien était fait pour lui. Lors de la création, il joue d’ailleurs sur scène de son violon dans les différents moments où le crin-crin d’Orphée se fait entendre : durant ses entrées mais aussi bien sûr dans le grand duo du concerto du premier acte ! Thibaut Mercier est un habitué d’Oya Kephale ayant déjà chanté dans Barbe-Bleue ou Les Brigands. Le ténor se montre parfait dans ce rôle, soulignant parfaitement la prétention du personnage et offrant un chant net et sonore. Le jeu scénique est lui aussi très bien vu, le chanteur se lançant à corps perdu dans son rôle.

Acte I : Cerbère (Antoine Roche, Daniel Ladaurade et Clément Noual), Rhadamante (Xavier Perrin), Minos (Aël Guégan), Eaque (Xavier Lacaze), le juge (Marcel Courau) – © Photo Olivier LdP / Oya Kephale
Autre ténor, Aristée/Pluton a été créé par le fameux Léonce, lui aussi un grand habitué d’Offenbach qui sera aussi le Caissier dans Les Brigands par exemple (pour citer une production récente d’Oya Kephale). Le rôle est assez important avec de nombreux moments chantés et une tessiture assez meurtrière. Thierry Mallet semble avoir été taillé pour le rôle tant il y est à l’aise, même dans l’aigu en voix de tête très sollicité que ce soit dans son air d’entrée lors de la reprise ou lors du jugement aux Enfers. Déjà remarqué particulièrement en Barbe-Bleue en 2022, il retrouve ce type de personnage mi-séducteur mi-monstre. Sa composition est vraiment impressionnante théâtralement : il occupe parfaitement l’espace pour ce Pluton passant du séducteur au roi des Enfers parfois poltron. Vocalement, il assume l’ensemble de la tessiture, osant des passages en voix de tête dans son air d’entrée, osant aussi un aigu assez impressionnant dans son air en prose du deuxième acte ! Le timbre est toujours beau et le chanteur très sûr techniquement. On sent le plaisir de chanter et particulièrement de chanter ce type de rôle, mais on entend aussi le travail pour que tout cela paraisse naturel. Et bien sûr, le texte parlé est lui aussi croqué avec beaucoup d’intelligence. C’est une prestation superbe et impressionnante d’un bout à l’autre.

Acte III : Jupiter (Franz Lavrut), Cupidon (Béatrice Beaupère) et Eurydice (Alice Marzuola) – © Photo Olivier LdP / Oya Kephale
Lise Tautin est principalement connue pour avoir justement créé le rôle d’Eurydice. Selon les descriptions, la voix était très agile et en effet quand on regarde la partition, le rôle n’est pas simple avec de nombreuses montés vers le suraigu, des vocalises, des passages comme le duo de la mouche demandant non seulement une certaine gouaille pour souligner les effets aphrodisiaques de la présence de la mouche, mais aussi une vraie technique pour zozoter au rythme fou demandé par Offenbach et sur les notes qu’il lui impose ! Et à côté de cela, on a la délicatesse nécessaire pour la mort du premier acte ou la hargne du duo du concerto. La chanteuse se doit d’être complète. Et Alice Marzuola frappe très fort ! Dès l’entrée, on découvre un très beau timbre et une voix très bien projetée. Au fil de la représentation, on découvre aussi une interprète très à l’aise dans la composition du personnage, révoltée, rêveuse, séductrice… tout est là, parfaitement dosé avec un jeu scénique parfait. Et puis quelle technique, montant dans le suraigu, offrant une partition parfaitement maîtrisée. Elle se jette totalement dans le rôle, osant surligner certaines réactions dans les dialogues parlés qu’elle maitrise de bout en bout. Au risque de se répéter, c’est là aussi une prestation magnifique et impressionnante d’un bout à l’autre.
On l’aura compris, c’est encore un superbe moment que nous offre Oya Kephale. Le plaisir de pouvoir entendre en vrai un opéra rare d’Offenbach est déjà un vrai bonheur. Cet Orphée aux Enfers est de plus superbement servi musicalement tant par les troupes d’Oya Kephale que par les différents solistes rassemblés. Et puis pour parachever le tout, il y a cette très belle et intelligente mise en scène d’Emmanuel Ménard. Donc il faut encore profiter des trois dates restantes… et attendre avec impatience le concert des 30 ans à l’été… puis l’annonce aussi de la prochaine saison avec le titre du Offenbach 2026 qui nous sera proposé !
- Asnières-sur-Seine
- Grand Théâtre Armande Béjart
- samedi 22 mars 2025, 20h30
- Jacques Offenbach (1819-1880) : Orphée aux Enfers, opéra féérie en quatre actes et douze tableaux
- Mise en scène, Emmanuel Ménard ; Costumes, Marie Leclerc ; Décors, Louis Pinson / Gwenaëlle Boca ; Chorégraphies, Faïrouz Feddal / Théo Le Masson ; Assistante à la mise en scène, Audrey Garcia-Santina ; Assistant à la direction musicale, Guillaume Roy ; Assistant chef de choeur : Joseph de Habsbourg-Lorraine ; Chef de chant, Laurent Amourette
- Eurydice, Alice Marzuola ; Aristée/Pluton, Thierry Mallet ; Jupiter, Franz Lavrut ; Orphée, Thibaud Mercier ; L’Opinion Publique, Ruben Bissoli ; Cupidon, Béatrice Beaupère ; John Styx, Théo Le Masson ; Mercure, Pierre-Guy Plamondon ; Diane, Cécile Dargein ; Vénus, Solenne de Carné ; Junon, Laetitia Beau ; Minerve, Myriam Baconin ;Cybèle, Gwénaëlle Boca ; Pomone, Faïrouz Feddal ; Flore, Marie-Cécile De Lajudie ; Cérès, Blandine Jenner ; Mars, Frédéric Therisod ; Minos, Aël Guégan ; Eaque, Xavier Lacaze ; Rhadamante, Xavier Perrin
- Alexandre Chaminas / Carole Villain; violons solos
- Chœur Oya Kephale
- Orchestre Oya Kephale
- Pierre Boudeville, direction musicale