Grand écart entre cette Lady Macbeth de Mzensk et Le Postillon de Lonjumeau vu précédemment. Nous sommes presque dans l’opposé. À l’histoire légère et drôle qui est utilisée par Adolphe Adam, répond le sordide et sombre livret sur lequel a composé Dmitri Chostakovitch. La partition russe plonge dans un fait divers qui a été légèrement amplifié pour donner un portrait particulièrement violent d’une jeune femme. Sorte d’Emma Bovary, Katerina s’ennuie et est malheureuse. La fuite en avant va être fatale. La musique et le thème avaient créé un scandale lors de la création, provoquant la colère de Staline qui trouvait non seulement la partition trop complexe, mais aussi trop suggestive, parlant de pornographie sonore ! La production de Martin Kušej en 2009 était très glauque avec cette boue omniprésente. Pour la remplacer, la direction de l’Opéra de Paris a fait appel à Krzysztof Warlikowski dont on pouvait attendre une relecture tranchante et décapante. En 2018, Ingo Metzmacher reprenait sa production du diptyque La Voix Humaine / Le Château de Barbe-Bleue et l’on peut imaginer que l’entente a été bonne. Le chef est d’ailleurs souvent appelé pour ces partitions si complexes à mettre en place. Enfin, le rôle titre a été confié à Aušrinė Stundytė, saluée pour sa prestation dans le même rôle à Lyon il y a peu. De bien beaux auspices donc !
Cette réunion de personnalité aurait pu être réduite à néant car une semaine avant cette représentation, Aušrinė Stundytė a été obligée d’interrompre le spectacle suite à une grave blessure au pied. Il aurait sans nul doute été difficile de la remplacer : non seulement il faut trouver une soprano capable d’assumer ce rôle si difficile, mais en plus il faut qu’elle puisse se couler dans une production très détaillée. Heureusement, la chanteuse semble s’être parfaitement remise et va nous offrir un engagement scénique impressionnant.
Il faut dire qu’il est bien difficile d’être en retrait avec un tel rôle. La soprano doit en effet interpréter un personnage qui semble noyé dans une sorte de folie, dans une obsession de vivre. Pour pouvoir vivre son désir envers le beau Sergueï, elle va tout d’abord empoisonner son beau père libidineux qui a surpris les deux amoureux. Puis ce sera son mari qu’elle va étrangler. Le cadavre pourrissant dans la cave, elle peut donc épouser son amant. Mais un ivrogne trouve la dépouille et voici que les deux mariés sont arrêtés le jour de leur noce et déportés. On découvre alors combien Sergueï est un individu ignoble. N’ayant plus rien à espérer pour sa situation avec Katerina, il jette son dévolu sur Sonyetka, une autre détenue qui n’acceptera ses faveurs que si il lui fournit des bas en laines. Après avoir injurié Katerina, Sergueï revient tout miel expliquant qu’il a les jambes qui souffrent d’avoir des chaussettes trouées. Prête à tout pour lui être agréable, la jeune femme lui donne ses bas… et le jeune homme se précipite pour aller payer les faveurs de Sonyetka au grand désespoir de notre héroïne. Au comble du désespoir, elle se jette sur la jeune femme et toutes deux se noient dans le fleuve. Passée d’une bourgeoise qui s’ennuie à une condamnée abandonnée, Katerina va connaître le bonheur pendant quelques temps, mais à quel prix.
La partition est un savant mélange de drame et de grotesque. On a des moments très lyriques mais après on peut avoir soit toute la violence de l’orchestre déchaîné de manière très significative ou alors dans des mélodies qui ne sont pas sens rappeler des fanfares. L’orchestre est un personnage à part entière, avec ses changements d’humeurs violents. Mais toujours il apporte une couleur très marquée à la scène. Que ce soit la douceur ou la violence, nous avons un vrai apport, parfois presque insoutenable.
La mise en scène de Krzysztof Warlikowski est finalement assez sobre. Bien sûr on retrouve ses habitudes que sont la céramique blanche (le premier acte se passe dans une abattoir !) mais aussi ces cages mouvantes représentant des pièces. Ces deux éléments sont présents dans presque toutes ses dernières mises en scène (Barbe-Bleue mais aussi Don Carlos!). On pourra lui reprocher le traitement du troisième acte. Composé de trois tableaux différents, il semble avoir voulu éviter trop de changements et va donc nous présenter uniquement le mariage de Katerina et Sergueï… Ainsi le Le Balourd miteux est le présentateur de la soirée qui créé cette histoire de cadavre dans le cellier et la raconte au public, sans savoir que c’est la vérité. Les policiers sont invités et font comme un défilé militaire (mais du coup on ne comprends pas pourquoi ils se plaignent de ne pas être invités!), le Maître d’école est une blague d’un ami du couple… il n’y a finalement que l’arrestation des deux meurtriers qui est véridique. Mais au lieu que ce soit le Balourd… c’est Aksinia qui se venge. Aksinia, la servante qui est violée par Sergueï au premier acte avant d’être sauvée par Katerina… mais que Warlikowski a aussi voulu être la maîtresse du beau-père de Katerina. Elle se venge donc ici non seulement de son tourmenteur, mais aussi de celle qui a tué son amant. Là où la découverte devait être juste le fait d’un ivrogne à la recherche d’une bouteille, le metteur en scène veut des raisons plus crédibles. Pourquoi pas, mais tout cet acte reste bancale. Par contre, les trois autres actes sont plutôt très bien traités, avec comme toujours un jeu d’acteurs au cordeau. Il est juste légèrement dommage d’avoir évacué le final aussi étrangement. On voit juste Katerina entraîner sa rivale au fond de la cage et disparaître. La violence est trop atténuée ici, alors que le pathétique des déportés par contre est magnifique.
Comme souvent lorsqu’il est confronté à une partition ardue, l’Orchestre de l’Opéra de Paris se montre impressionnant. La puissance mais aussi le tranchant et les couleurs, tout est là pour rendre les bigarrures de la partition. Les nappes de cordes sont immenses au dernier acte, semblables au fleuve, la petite harmonie très vive… Bien sûr, il faut aussi parler du chef Ingo Metzmacher qui, nullement impressionné par la complexité, dirige avec un calme olympien, sans pour autant que la partition ne s’en ressente. Il n’a pas besoin de s’énerver et de gesticuler pour faire avancer la musique. Il reste concentré et dirige un orchestre pléthorique. Il soigne aussi beaucoup le plateau en faisant attention de ne jamais couvrir les chanteurs. Par contre, on pourrait presque regretter un orchestre un peu trop tenu par moments. Étrangement, dans cet ouvrage, il y a des fois où un joyeux bazar ne serait pas mauvais… un peu plus de bruit aussi dans les grands éclats. Le grotesque qui parfois fait irruption dans le sérieux de l’intrigue semble un peu trop contenu et maîtrisé. Lors de la dernière production, Hartmut Haenchen au contraire avait déchaîné la puissance de l’orchestre dans ces moments, donnant à la musique un caractère démoniaque et oppressant. Mais le rendu est tout de même magnifique ! Il faut aussi saluer le chœur de l’Opéra de Paris qui est très impliqué.
La distribution de cet opéra demande un grand nombre de petits rôles et l’ensemble des chanteurs réunis par l’Opéra de Paris est à la hauteur de la tache. Ainsi, on retiendra la Sonietka d’Oksana Volkova au timbre chaud et sensuel, Sofija Petrovic qui a la difficile tache scénique de jouer le rôle d’Aksinya ou encore le Pope à la gouaille impressionnante de Krzysztof Baczyk. Mais ce qui est impressionnant, c’est aussi de trouver des chanteurs qui ont plus l’habitude de rôles importants dans des personnages très épisodiques. Ainsi, Andrei Popov en Maître d’école est d’un impact splendide, lui qui a pour habitude de chanter Mime par exemple comme il l’a fait à la Philharmonie l’année dernière. Dans le même genre, Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke était le Mime en 2010, 2011 et 2013 à Bastille… et il n’est ici que le Balourd miteux… donnant ainsi une prestation saisissante pour un rôle très mineur. Enfin, Alexander Tsymbalyuk prête sa voix au chef de la Police, mais surtout au Vieux bagnard. Et il émeut ici toute la salle par sa magnifique voix de basse où l’humanité se déploie de façon magique au milieu de la violence de la scène…. Alors qu’il était l’année dernière Boris Godounov à Bastille. Tous ces petites rôles sont très bien distribués, voir même avec grand lux quand on voit les trois noms ci-dessus.
John Daszak est le premier ténor, du moins le premier mari de Katerina. Le rôle est particulièrement ingrat. Transparent jusqu’à ce qu’il découvre l’infidélité de sa femme, écrasé par son père… la tessiture est haute, la ligne de chant peu gracieuse… mais le ténor tient parfaitement le personnage comme la voix. Avec un placement très haut, le timbre claironnant se dévoile lors des quelques moments de puissance du faible Zinovy. Mais il reste vraiment écrasé par son père chanté par Dmitry Ulyanov. Le personnage n’apparaît bien sûr que dans les deux premiers actes, mais il en est l’un des rôles principaux qui doit non seulement imposer son autorité mais aussi montrer la perversité qui l’habite, expliquant combien il prendrait bien la place de son fils auprès de Katerina. Il aurait été facile de le caractériser par une voix usée, mais au contraire, la basse choisie est parfaitement saine et aussi à l’aise dans la menace que dans la grivoiserie ! Enfin, il faut souligner la magnifique prestation de Pavel Černoch en Sergueï ! Lui qui avait subit de lourdes critiques lors de sa participation au Don Carlos, il est ici salué par tout le monde. Pourtant, le chant est toujours le même. On retrouve les mêmes qualités d’interprétation, d’investissement, de timbre et d’aisance sur des tessitures difficiles. Bien sûr, il a pour lui aussi ici la langue dans cet opéra de Chostakovitch. Mais il doit aussi camper un homme beaucoup plus complexe avec ce loup qui ne pense qu’à son plaisir, jetant Katerina quand elle ne lui apporte plus rien. Il est saisissant sur scène, prédateur ignoble et odieux.
Mais c’est Aušrinė Stundytė qui tient la scène d’un bout à l’autre de la soirée. Le rôle de Katerina Ismailova est assez ignoble à chanter, puisant dans une tessiture très large, avec des écarts immenses et un investissement qui ne peut pas être seulement moyen. La soprano fait entendre tout d’abord un timbre très sombre, presque digne d’un mezzo-soprano. Mais les aigus sont bien là . Certes, la voix est un peu lourde par moments et avec une émission qui manque un peu d’unicité, mais ce type de rôle accepte fort bien ces voix un peu monstrueuses. Un peu seulement car nous sommes loin de la mante religieuse ici. Elle sait donner une certaine naïveté aussi dans les moments tendres. Surtout elle donne à voir et à entendre un personnage d’une grande force par son implication constante. Comme dit plus haut, elle s’était blessée la semaine dernière au pied. Peut-être est-ce la cause de ces chaussures assez laides… mais en tout cas cela ne l’a pas empêchée de jouer totalement son personnage, s’investissant dans chaque mouvement et donnant vie à une Katerina farouche tout comme sensuelle. Et le chant est tout aussi vécu avec cette passion dévorante qui la pousse dans tous les excès… pour arriver à ce désolation finale. Une interprétation impressionnante.
Voici donc une belle représentation de Lady Macbeth de Mzensk. Troisième production de Bastille, elle devrait permettre de reprendre dans quelques temps cet ouvrage qui reste un grand moment en salle tant la musique a un effet physique sur le spectateur. La mise en scène est très lisible et si la distribution réunie est au même niveau que pour cette création, nul doute que le succès sera encore au rendez-vous !
- Paris
- Opéra Bastille
- 16 avril 2019
- Dmitri Chostakovitch (1906-1975), Lady Macbeth de Mzensk, opéra en quatre actes et neuf tableaux
- Mise en scène, Krzysztof Warlikowski ; Décors et costumes, Małgorzata Szczęśniak ; Lumières, Felice Ross ; Vidéo, Denis Guéguin ; Animation vidéo, Kamil Polak ; Chorégraphie, Claude Bardouil
- Boris Timofeevich Ismailov, Dmitry Ulyanov ; Zinovy Borisovich Ismailov, John Daszak ; Katerina Lvovna Ismailova, AuÅ¡rinÄ— StundytÄ— ; Serguei, Pavel ÄŒernoch ; Aksinya, Sofija Petrovic ; Le Balourd miteux, Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke ; Sonietka, Oksana Volkova ; Un Maître d’école, Andrei Popov ; Un Pope / un gardien, Krzysztof Baczyk ; La Bagnarde, Marianne Croux ; Le Chef de la police / le Vieux bagnard, Alexander Tsymbalyuk ; Un Officier, Sava Vemić ; Le Régisseur, Florent Mbia ; Le Portier, Julien Joguet ; Les Contremaîtres, Hyun-Jong Roh / Paolo Bondi / Cyrille Lovighi ; Le Meunier, Jian-Hong Zhao ; Le Cocher, John Bernard ; Le Policier, Julien Joguet ; Un Invité ivre, Fernando Velasquez
- Chœurs de l’Opéra national de Paris
- Orchestre de l’Opéra national de Paris
- Ingo Metzmacher, direction