Oya Kephale : Bizet, Victoria et Fauré!

En cette fin d’année, le rendez-vous est honoré : l’association Oya Kephale nous convie pour un concert en l’église Saint-Marcel pour un programme franco-espagnol. L’organisation en est toujours la même : une première pièce où l’orchestre joue seul, puis le chœur seul avant que tout ce beau monde ne se rejoigne pour la grande pièce du concert. Cette année donc, nous partons pour l’Espagne fantasmée de Bizet avec les deux suites tirées de Carmen (arrangées par Ernest Guiraud), puis la vraie Espagne avec des motets du compositeur de la renaissance Tomás Luis de Victoria. On quitte par contre totalement la péninsule ibérique pour terminer avec Gabriel Fauré et son Requiem. Comme tous les ans, les concerts sont montés au profit d’une association : l’École des Actes. Cette association a pour but d’apporter un soutien en formation notamment aux plus précaires pour les aider à se professionnaliser. Alors que l’année dernière, le format avait été modifié, donnant de la visibilité à tous les ensembles de chambre issus d’Oya Kephale pour un concert unique, on retrouve donc l’organisation habituelle.

Georges Bizet

La soirée s’ouvre donc sur les deux suites tirées de la Carmen de Georges Bizet. Si l’opéra a été créé le 3 mars 1875, le succès n’est pas au rendez-vous immédiatement. Le sujet choque le public plutôt conservateur de l’Opéra-Comique! Cette femme libre, qui choisit son destin comme ses amants, ces brigands qui n’ont pas le bon goût d’être drôles… et ce soldat jaloux, possessif et meurtrier. Il y avait de quoi perturber. Le 3 juin, Bizet décède à l’âge de 36 ans alors que Carmen devait être représenté pour la trente-troisième fois. Entre novembre et février 1876, l’ouvrage est de nouveau proposé pour douze représentations mais ce n’est toujours pas un triomphe. Peu avant sa mort, le compositeur avait signé un contrat pour que Carmen soit monté à Vienne. Pour ce faire, son ami Ernest Guiraud retravaille la partition pour transformer les dialogues parlés en récitatifs. Finalement ce sera une version mixte avec quelques récitatifs et quelques dialogues parlés qui sera créée et permettra une plus large diffusion dans le monde avec pour le coup un certain succès. À Paris, il faudra tout de même attendre 1883 pour que Carmen remonte sur les planches! Mais pour essayer de populariser la partition, Ernest Guiraud va tirer deux suites d’orchestre de la partition : la première publiée en 1882 et la deuxième en 1887. Ces deux suites au programme de ce soir piochent dans les thèmes les plus connus de l’œuvre, que ce soit les airs, les chœurs ou les préludes. La composition de chaque suite n’est pas traitée de façon “chronologique” par rapport au livret de l’opéra, préférant varier les ambiances. Dans les parties chantées, la voix est en général remplacée par un instrument à vent (mais dans les ensembles par exemple toutes les voix ne sont pas forcément reprises), l’auditeur étant parfois surpris par rupture de ligne ou un changement de mélodie.

Le rendu de ces suites est toujours un petit peu perturbant, tant dans certains numéros il nous manque la voix et le texte. Les petites interventions de Guiraud dans la partition de Bizet provoquent quelques soucis d’équilibre qui n’améliorent pas forcément la composition, montrant peut-être encore plus un petit côté espagnolade. En choisissant ces partitions, Pierre Boudeville ne fait pas dans la facilité car d’une part les partitions sont très variées et souvent avec des tempos vifs, mais elles mettent aussi régulièrement en avant des instruments solistes dans des pièces très connues par le public. Le moindre accroc est alors plus facilement repérable. Le chef dirige toutes ces parties avec rigueur, notant les rythmes et les départs de façon précise pour tenir son orchestre, mais du coup bridant légèrement la danse de certains numéros qui pourraient nécessiter plus de souplesse. L’orchestre d’Oya Kephale est très impliqué et concentré, et on peut entendre des très beaux passages comme les interventions des flûtes dans le chœur “Avec la garde montante” par exemple, ou des courbes superbes des violons (le thème du destin qui ouvre la soirée est ainsi particulièrement bien rendu). Le défi est relevé pour cet orchestre d’amateurs malgré quelques petits décalages ou couacs isolés.

Tomás Luis de Victoria

Bifurcation à cent-quatre-vingt degrés tant musicalement que pour le public puisqu’il doit se retourner pour découvrir Tomás Luis de Victoria et le chœur Oya Kephale. Musicien espagnol du seizième siècle, le compositeur débute comme chantre et élève de musique de Bernardino de Ribera avant de gravir petit à petit les échelons. Il est envoyé à Rome pour entrer au Collège Germanicum dirigé par les jésuites. Il y étudie la théologie et rencontre le maître Palestrina. Il devient en 1569 (à l’âge de 21 ans donc!) maître de chapelle et organiste à l’église Santa Maria di Montserrato de Rome. Il publie son premier recueil de motets en 1572 et est ordonné prêtre en 1575. Il rentre en Espagne en 1587 pour devenir le chapelain et maître de chœur du couvent royal des clarisses déchaussées à Madrid où se trouvait retirée la fille de Charles Quint. Il retourne pendant trois ans à Rome avant de revenir définitivement en Espagne en 1595 où il devient le maître de chapelle et l’organiste de l’impératrice Maria à Madrid (puis de sa fille Margarita à partir de 1603). Tout au long de sa vie, il publie de très nombreuses œuvres vocales : vingt messes, quatre-vingt motets, autant d’hymnes, seize magnificats, sept psaumes, deux passions,…

Les deux motets choisis ce soir (Jesus Dulcis Memoria et O Magnum Mysterium) sont deux motets à quatre voix qui mettent particulièrement en valeur le chœur Oya Kephale. Le recueillement et la sobriété des lignes font de ces pièces de très beaux moments d’écoute. Chaque pupitre vient accompagner l’autre et le renforcer tout en complexifiant le tissu musical. Dès les premières attaques, les pupitres d’Oya Kephale offrent une très belle homogénéité et un soin constant de la ligne de chant. Si on peut dans certains chœurs amateurs entendre quelques voix solitaires sortir du groupe, rien de ce type ici où tout est parfaitement calé et en place pour les différents pupitres. On peut aussi souligner l’équilibre numérique et donc acoustique des pupitres : après quelques années où les pupitres masculins étaient peu fournis, ils retrouvent un nombre cohérent ici pour une meilleure répartition.

Gabriel Fauré (vers 1889)

Pour clore ce programme, le choix s’est porté sur le Requiem de Fauré. Composé entre 1887 et 1901, cette partition aura été beaucoup retouchée par le compositeur. Si le Libera Me peut remonter à 1877, le “petit Requiem” (selon les termes du compositeur) est lui composé entre octobre 1887 et janvier 1888. L’œuvre est créée ainsi le 16 janvier 1888 à l’église de la Madeleine. Plus courte, elle n’était composée d’un Introït, du Kyrie, du Sanctus et du Pie Jesu. Entre 1889 et 1891, Fauré ajoute l’Offertoire et le Libera Me, et cette version dite de 1893 ou “pour orchestre de chambre” est créée toujours à la Madeleine le 21 janvier 1893. Pour le moment, cette partition est dans une version avec orchestration d’église : en 1888 l’orchestre se limitait à une harpe, l’orgue, les timbales, un violon soliste, des altos, des violoncelles, une contrebasse… à quoi s’ajoutent en 1893 quatre cors, deux trompettes, trois trombones, deux bassons et des violons. En 1900 paraît une autre version cette fois pour orchestre symphonique. Même si cette version est contemporaine de Gabriel Fauré, des études montrent qu’elle pourrait être de la main de Jean Roger-Ducasse (l’un des élèves préférés de Fauré et qui lui succèdera au poste de professeur de composition). Malgré la multiplication des vents et l’ajout de sections complètes de cordes, la caractéristique principale de ce Requiem reste la même : beaucoup de douceur et l’absence de ces scènes terribles comme le Dies Irae totalement oublié de cette composition. Une analyse de la partition réalisée par Jean-Michel Nectoux en 1998 est assez éloquente : sur les 577 mesures du Requiem, 368 ne dépassent par le piano, soit plus de 60%! Pour certains numéros, comme le dernier mouvement In Paradisum, ce sont même 85% des mesures qui ne dépassent par la nuance piano! De nos jours, le Requiem de Fauré reste l’un des plus connus, après bien sûr ceux de Verdi ou Mozart. C’est en tout cas le plus joué d’un compositeur français.

Pour l’interprétation, c’est donc le chœur et l’orchestre d’Oya Kephale qui sont ici rassemblés, accompagnés de deux solistes dans la version pour orchestre symphonique bien sûr. L’interprétation de Pierre Boudeville est assez recueillie et on entend plus de nuances que dans le Bizet ouvrant le concert. Bien sûr, la même cause provoque les mêmes effets : la popularité de l’œuvre implique que les quelques décalages ou soucis de justesse sont rapidement entendus. Mais l’ensemble se tient bien et on peut une nouvelle fois noter la belle prestation du chœur qui offre beaucoup de douceur dans les différentes prières qui composent ce Requiem. Étonnant aussi d’entendre que le latin des pièces de Victoria était en prononciation romaine, alors que le Fauré est en prononciation française (sûrement telle que pratiquée à l’époque de la création). Il faut aussi noter l’intervention non pas d’un orgue positif mais du grand orgue de l’église Saint-Marcel. Si certaines sonorités semblent étranges, il n’écrase jamais l’orchestre. Les deux solistes convoqués sont des habitués avec le baryton Nicolas Hocquemiller (qui chantait le rôle du Comte Oscar dans Barbe-Bleue en 2022) et la soprano Alice Marzuola (superbe Eurydice l’année dernière dans Orphée aux Enfers). Le baryton intervient en premier dans l’Hostias, puis reviendra ensuite pour le Libera me. La voix est franche et nette, au timbre clair mais bien projeté. Ses interventions sont pleines de recueillement. Placée en tribune derrière le public, Alice Marzuola est une vraie révélation dans le Pie Jesu. Déjà fort remarquée dans l’Orphée du début d’année, ce qu’elle propose ce soir est tout bonnement parfait avec un timbre limpide, une ligne de chant particulièrement soignée ou la pureté et l’émotion se font sentir. Tout le public retient son souffle durant son intervention.

En bis, le chef nous propose la Pavane de ce même Fauré, mais dans une rare version avec chœur. Composée à l’origine pour un orchestre de chambre, l’œuvre est composée et créée en 1887. Dédiée à la Comtesse Elisabeth Greffulhe, cette dernière lui propose d’y ajouter un texte de son cousin Robert de Montesquiou-Fezensac, admirateur de Verlaine. Cette nouvelle version pour chœur et orchestre symphonique est créée le 28 avril 1888 et le 25 novembre de la même année dans une version purement orchestrale. Il faut avouer que le poème n’est pas des plus inspiré et on comprend pourquoi il est souvent “oublié”. La prestation des deux ensembles d’Oya Kephale est au niveau de celle du Requiem : on entend quelques accrocs mais dans l’ensemble le rendu est beau.

Concert intéressant qui montre bien le bon niveau du chœur et de l’orchestre Oya Kephale. On pourra juste regretter peut-être un programme assez ambitieux qui de par sa grande popularité montre de façon assez nette les petits soucis dans l’interprétation. Et avouons qu’après de beaux concerts avec des raretés comme les extraits du Requiem de Saint-Saëns en 2021  ou les Sept paroles du Christ en croix de Franck en 2022, on pouvait espérer une partition centrale plus originale. Dans les Requiem de cette époque par des compositeurs français par exemple, il y aurait eu bien sûr celui de Gounod, mais d’autres plus rares comme ceux de Daniel‑François‑Esprit Auber ou de Louis‑Théodore Gouvy (on pourrait rêver de celui de Jules Massenet mais il est semble-t-il perdu). C’est néanmoins toujours un plaisir d’assister à un concert d’Oya Kephale.

Maintenant, il faut attendre le mois de mai et la création française des Pirates de Penzance de Gilbert et Sullivan, cousins anglais d’Offenbach par la style et l’irrévérence! On prend donc note du prochain rendez-vous prochain!

  • Paris
  • Église Saint-Marcel
  • 13 décembre 2025
  • Georges Bizet (1838-1875) – Ernest Guiraud (1837-1892) : Suites N°1 et N°2 extraites de Carmen
  • Tomás Luis de Victoria (1548-1611) : Jesus Dulcis Memoria – O Magnum Mysterium
  • Gabriel Fauré (1845-1924) : Requiem – Pavane
  • Alice Marzuola, soprano
  • Nicolas Hocquemiller, baryton
  • Chœur et Orchestre Oya Kephale
  • Pierre Boudeville, direction

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.