Après la distribution qui créa cette mise en scène un mois auparavant, voici qu’une partie de la distribution est renouvelée pour notre plus grand plaisir ! Attention, la première était de haute volée avec une brochette de stars assez impressionnante. Mais cet ouvrage est tellement passionnant qu’il est toujours bon d’entendre d’autres possibilités vocales dans un même rôle. Il est regrettable dans un sens que l’Opéra de Paris n’ait pas donné sa chance à de jeunes chanteurs à la diction particulièrement incisive, qu’ils soient francophones ou non… mais cela aura déjà mis en avant des artistes qui n’ont peut-être pas la lumière qu’ils méritent étant donné leur talent. Pour les rôles d’Élisabeth, d’Eboli et Carlos, c’est vers l’Europe de l’est qu’il faut donc tourner notre regard une nouvelle fois avec non pas de jeunes espoirs, mais déjà des artistes accomplis même si moins médiatiques que Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva et Elīna Garanča. Beaucoup prédisaient une chute spectaculaire de l’intérêt du spectacle, mais il n’en fut rien. Bien sûr, au petit jeu de la comparaison certains ont trouvés des failles dans les chanteurs de cette deuxième distribution, mais la première en possédait aussi ! Et ils ont tous apportés un petit quelque chose d’intéressant qui faisait qu’ils rivalisaient finalement avec leurs prédécesseurs.
Inutile de revenir sur la partition présentée déjà lors du retour du 19 octobre. L’on peut tout de même souligner combien il est fascinant d’entendre cet état de l’ouvrage de Verdi. On y trouve presque un autre monde, un autre mode d’expression peut-être moins resserré et dramatique mais avec une flamme qui ne se réduit jamais. Pour la mise en scène de Krzysztof Warlikowski par contre, il est intéressant de noter les quelques différences surtout dans le comportement des personnages. Avec des personnalités différentes, les deux jeunes amoureux Élisabeth et Carlos sont ici présentés de façon beaucoup plus jeune lors du premier acte par Hibla Gerzmava et Pavel Černoch. Avec des silhouettes et des gestes plus fluides, moins immédiatement dramatiques, ils semblent presque innocents lors de la rencontre. Les voir tous les deux assis sur la table, balançant leurs jambes comme de jeunes adolescents était un très beau moment. Et tout au long de la soirée, Carlos sera moins uniquement torturé mais aussi jeune et fougueux. Elle aura moins cette noblesse outragée, mais une plus grande fragilité qui rend son personnage encore plus attachant : on voit tout l’effort qu’elle fait pour tenir son rang et ne pas céder à son désir. L’Eboli d’Ekaterina Gubanova est moins différente par rapport à ce que pouvait proposer Elīna Garanča même si on sent un personnage plus sombre et torturé, moins joueur que ne pouvait le proposer la mezzo-soprano lettone. Visionner une deuxième fois le travail de Krzysztof Warlikowski permet aussi de mieux voir certains détails ou références. Ainsi, cette suivante imposée par Philippe II à Élisabeth, qui n’est autre que la silhouette glaciale de Grace Jones, ces échanges de regards significatifs, cette façon qu’à Posa de ne surtout pas heurter le Roi tout en secourant la Reine à terre. Tous ces petits moments qui font que la mise en scène prend vie de belle manière !
Pas de changement à la direction d’orchestre où l’on retrouve Philippe Jordan… pas de changement de nom, mais un orchestre beaucoup plus libéré qu’il n’hésite pas à faire sonner lorsqu’il le peut. Comme souvent dans les productions, le chef semble devoir attendre quelques représentations pour vraiment insuffler tout le théâtre dans un opéra. Déjà pour le Ring ou pour le Roi Arthus, cette impression de léger retrait en début de série laisse la place à beaucoup plus de tension et de dynamique. Ainsi, on retrouve ici vraiment tout le côté dantesque que se doit d’avoir un grand opéra français. Sans jamais faire sonner l’orchestre trop fort et couvrir les chanteurs, sans jamais le déséquilibrer avec des cuivres trop imposants, il donne une autre dimension à cette musique. Peut-être loin du Verdi que l’on entend régulièrement, mais sûrement plus proche aussi de ce style français pour lequel l’italien a composé cette version si particulière de Don Carlos. De nombreux détails sont mis en avant, et surtout il y a un vrai souffle qui nous entraîne d’un bout à l’autre de l’ouvrage, osant beaucoup plus marquer le troisième acte par exemple avec un chœur plus extraverti. Une superbe surprise qui mériterait à elle-même d’entendre une deuxième fois cette production.
Les petits rôles ne sont pas changés et on retrouve les qualités d’Ève-Maud Hubeaux en page ou de Julien Dran en Comte de Lerme. Le Grand Inquisiteur de Dmitry Belosselskiy fait aussi une entrée plus imposante là où il semblait totalement pris à froid le 19 octobre.
Qu’ajouter à la prestation de Ludovic Tézier ? Encore une fois il survole la partition avec un style et un art qui fascine. Lui qui se tourne depuis quelques années vers Verdi (Macbeth, Rigoletto, Simon Boccanegra) mais qui connaissait son Posa depuis plus longtemps. Il semble ici au croisement des chemins : il a pour lui ce style français, cette diction noble… et d’un autre côté l’éclat du chant verdien. Parfait dosage entre les deux, on ne relèvera qu’un aigu un peu trop tenu au moment de sa mort. Plus simple, il aurait gagné en émotion et en réalisme. Avec cette petite démonstration il se montre un petit peu trop en tant que chanteur. Mais si l’on en vient à discuter d’un tel détail, c’est qu’il n’y a rien à redire sur tout le reste tant il est imprégné vocalement et scéniquement par le rôle. Lui qui semblait plus perdu à certains moments lors du précédent visionnage est ici beaucoup plus libre et naturel. Son entrée au quatrième acte alors que Philippe II tente d’étrangler Élisabeth est en effet ici bien jouée là où elle était tombée à plat le 19 octobre. Un immense chanteur si l’on pouvait encore en douter.
De la même manière, Ildar Abdrazakov revient pour Philippe II. D’un point de vue strictement vocal, il semble ici plus assuré avec une voix beaucoup plus sonore et imposante. Bien sûr, le grave reste trop léger pour affronter l’extrême bas de la tessiture mais on ressent un Roi plus menaçant et autoritaire. D’un autre côté, le doute est moins présent lors du grand monologue du quatrième acte. À vouloir trop s’imposer il en oublie que ce personnage a une faille, une faiblesse qui doit se montrer, surtout dans cette mise en scène. On reste un peu frustré au point de vue des nuances. Le texte par contre semble beaucoup plus compréhensible à force de le fréquenter.
La nouveauté venait donc des trois autres chanteurs. Et Eboli n’est pas la moindre des personnages. Ekaterina Gubanova est une superbe mezzo-soprano qui s’est déjà illustrée dans des répertoires variés et notamment en superbe Brangäne dans Tristan und Isolde sur cette même scène de Bastille. Depuis quelques années, elle semble mener une belle carrière mais sans pour autant être sur le devant de la scène médiatique. Aussi la retrouver dans un rôle aussi exposé que celui de la princesse borgne était un certain défi, surtout en deuxième distribution. L’entrée en matière est en effet un peu difficile avec cette chanson du voile. Là où l’on pourrait penser que c’est la vocalise qui en souffrira, c’est finalement l’aigu de cet air qui semble un peu tendu. Mais par contre, tout ce qui de la décoration est parfaitement exécute avec une technique qu’on ne lui connaissait guère. Immédiatement le personnage est là : scéniquement elle est particulièrement à l’aise dans le rôle de ce maître d’arme pour dames de la cour, autoritaire mais aussi courtisane par la suite. Moins femme fatale que Garanča, elle ne s’en impose pas moins rapidement dramatiquement. Et une fois ce départ un peu retenu, la voix se déploie dans le grave comme dans l’aigu, avec l’abattage nécessaire pour le grand air du quatrième acte ou la hargne du trio du troisième acte. Peut-être moins impressionnante qu’Elina Garanča au point de vu déluge vocal, Gubanova nous offre un personnage construit, un style de beau niveau et une diction qui n’est pas parfaite mais tout de même un vrai travail sur le texte pour lui donner vie. Elle se montre vraiment magnifique et rivalise sans problème avec la grande star qui a créé le personnage !
Le cas de Pavel Černoch est un peu plus complexe. En effet, le ténor est tout bonnement fascinant dramatiquement avec ce mélange parfait de jeunesse et de fragilité, n’allant pas trop vers la dépression que pouvait afficher son collègue allemand. On retrouve la même implication vocale avec un côté jusqu’au-boutiste vraiment beau à voir. Jamais il ne s’économise : peut-être certains aigus sont légèrement écourtés, mais il se donne totalement à son rôle et à la musique sans pour autant oublier d’être très musical. Celui qui avait été un superbe Lenski en mai dernier a gardé cette finesse qui lui permet d’offrir par exemple un duo final avec Élisabeth tout bonnement magnifique de grâce. Mais d’un autre côté, on ne peut nier que la tessiture et la nécessité qu’il a de légèrement forcer sa voix pour passer l’orchestre conduisent à quelques sueurs froides chez l’auditeur. L’aigu est souvent difficile (particulièrement au début) et la projection un peu limitée pour l’ampleur de l’Opéra Bastille. Le premier acte laisse perplexe dans ces conditions, mais rapidement le ténor prend ses marques. On aura bien toujours ces aigus un peu courts et difficiles, mais la projection se fera par la suite plus confortable. Accompagné par les nuances subtiles qu’il offre, son Don Carlos est passionnant à écouter et voir. Et il faut aussi noter le travail sur le texte réalisé : la diction n’est pas parfaite, mais elle est tout à fait correcte vu la salle et les conditions. Un grand bravo.
Enfin, la révélation de cette seconde série de représentations est sans aucun doute Hibla Gerzmava. La soprano a déjà une superbe carrière en Russie et a chanté depuis quelques années sur les plus grandes scènes du monde. Mais elle venait ici après Sonya Yoncheva, qui est parmi les sopranos les plus demandées actuellement et a un statut particulier en France tant elle aura chanté des rôles importants pour sa carrière ici. Mais la soprano russe était tout de même auréolée de beaux retours… et elle ne va en aucun cas décevoir les attentes du public ! Dès ses premières notes, on est frappé par la projection mais aussi par la rondeur du timbre. La voix n’est pas énorme mais particulièrement bien projetée avec un timbre qui ne se fait jamais dur. Très loin d’une Netrebko ou d’une Yoncheva dont les voix se sont particulièrement épaissies. Ici la voix conserve une belle ligne très nette sous ce timbre chaud et rond. Si l’on ajoute à cela un grave assez confortable et un aigu radieux (qu’elle sait magnifiquement alléger en cas de besoin), comment résister à cette Élisabeth ? Car il faut encore ajouter le portrait proposé. Comme dit en début de cet article, scéniquement elle fait plus jeune dans le premier acte et du coup plus blessée encore par la suite. Le chant aussi possède cette fraîcheur que l’on peut attendre pour cette très jeune Reine. Jamais déstabilisée par une partition qui demande endurance, finesse comme puissance et nuances, la soprano s’empare du personnage et de la partition avec passion, avec théâtralité. Ses deux airs à ce titre sont magnifiques : le premier finement ciselé alors que le deuxième est splendide d’expressivité avec une dynamique magnifiquement gérée. À entendre la beauté de la voix, l’aisance dramatique et cette noblesse de ton, on se dit qu’elle a toute sa place dans ce répertoire de Falcon, avec un aigu glorieux et aisé tout en assurant un medium nourri et un grave aisé. Superbe prestation, elle forme avec Pavel Černoch un couple admirable tant musicalement que scéniquement.
Après la distribution de stars, cette deuxième distribution était peut-être moins médiatique et moins portée par des personnalités fortes du milieu lyrique. Mais chacune a su s’emparer de son rôle, en donner une vision extrêmement forte et du coup rivaliser avec ceux que l’on pensait sans égal ! Hibla Gerzmava est particulièrement remarquable d’un bout à l’autre de la soirée, alors qu’Ekaterina Gubanova se montre une Eboli de haute lignée. Malgré ses légères difficultés, Pavel Černoch se montre extrêmement émouvant et vocalement magnifique d’émotions. On ne reviendra pas sur la réussite de Ludovic Tézier… Et enfin, Philippe Jordan comme toujours beaucoup plus tendu et survolté en fin de série qu’en début. Un magnifique spectacle ! Après avoir filmé la représentation du 19 octobre, il est dommage que France-Musique n’ait pas posé ses micros pour cette deuxième distribution qui méritait aussi les honneurs d’être enregistrée.
Pour ces deux distributions et pour l’état de la partition, cette production de l’Opéra de Paris de Don Carlos devrait faire date. On peut logiquement espérer un DVD de la soirée du 19 octobre. Et l’on peut espérer que les prochains Huguenots qui seraient prévus auront la même qualité de réalisation… mais peut-être avec cette fois une diction plus soignée chez les chanteurs !
- Paris
- Opéra Bastille
- 08 novembre 2017
- Giuseppe Verdi (1813-1901), Don Carlos, Grand Opéra en cinq actes
- Mise en scène, Krzysztof Warlikowski ; Décors et costumes, Małgorzata Szczęśniak ; Lumières, Felice Ross ; Vidéo, Denis Guéguin ; Chorégraphie, Claude Bardouil ; Dramaturgie, Christian Longchamp
- Philippe II, Ildar Abdrazakov ; Don Carlos, Pavel Černoch ; Rodrigue, Ludovic Tézier ; Le Grand Inquisiteur, Dmitry Belosselskiy ; Élisabeth de Valois, Hibla Gerzmava ; La Princesse Eboli, Ekaterina Gubanova ; Un Moine, Krsysztof Bączyk ; Thibault, Ève-Maud Hubeaux ; Le Comte de Lerme, Julien Dran ; Une voix d’en Haut, Silga Tiruma ; Députés flamands, Tiago Matos / Michal Partyka / Mikhail Timoshenko / Tomasz Kumięga / Andrei Filonczyk / Daniel Giulianini ; Un Héraut Royal, Hyun-Jong Roh ; Inquisiteurs, Vadim Artamonov / Fabio Bellenghi / Enzo Coro / Constantin Ghircau / Philippe Madrange / Andrea Nelli / Pierpaolo Palloni ; Coryphée, Floren Mbia
- Chœurs de l’Opéra National de Paris
- Orchestre de l’Opéra National de Paris
- Philippe Jordan, direction