En cette année Berlioz, les Damnation de Faust se succèdent et l’on peut pressentir toujours des belles réussites ! Il y a quelques mois François-Xavier Roth proposait une version sur instruments d’époques avec Mathias Vidal, Anna Caterina Antonacci et Nicolas Courjal. En voici une avec les forces de Radio-France qui devaient être placées sous la direction d’Emmanuel Krivin avec John Osborn, Kate Lindsey et Nahuel di Pierro… et au mois d’avril John Nelson donnera l’ouvrage avec Michael Spyres, Joyce DiDonato et encore Nicolas Courjal. La première et la dernière doivent donner naissance à une parution discographique. Les deux donc étrangement avec Nicolas Courjal… mais à l’écoute de ce concert finalement donné sous la direction de Charles Dutoit, on en vient à se demander si il ne devrait pas y avoir trois intégrales discographiques tant le niveau est aussi impressionnant que celui de Roth… et que celui que devrait donner Nelson si on se fie à la grande réussite de ses Troyens. Mais pour se consoler, le concert a été diffusé sur France-Musique et est en ré-écoute !
Créée à l’Opéra-Comique le 6 décembre 1846, elle ne sera rejouée en France qu’une seule fois du vivant de Berlioz, le 20 décembre 1846 sur cette même scène. Le compositeur avait loué la salle pour y présenter son ouvrage mais le public bouda totalement cette création, ruinant le musicien qui a été obligé de quitter la France. Mais durant son périple, il aura l’occasion de donner La Damnation de Faust avec plus de succès. Il faudra attendre 1877 pour que la partition revienne à Paris cette fois de manière triomphale. Avouons que sa structure comme sa composition avaient de quoi perturber le public de l’Opéra-Comique à l’époque : peu d’action, des airs sans envolée lyrique, de grandes ellipses… on est très loin du type de spectacle habituel pour la bourgeoisie parisienne. Même la partition reste étrange par bien des aspects, ne ménageant que quelques airs malgré le peu de personnages. Mais finalement, l’étrangeté finira par intéresser et maintenant c’est sans doute l’ouvrage lyrique le plus représenté de Berlioz. Que ce soit à la scène ou en concert, la partition fascine. Bien sûr nous sommes ici bien loin des conditions de sa création puisque la salle Pierre Boulez est immense et que les effectifs sont sans aucun doute beaucoup plus importants que ce que pouvait supporter la scène de l’Opéra-Comique, mais il n’en reste pas moins que le résultat est superbe !
La venue de Charles Dutoit a fait couler pas mal d’encre… mais le but ici est principalement de parler musique. Si on ne peut pas tout à fait oublier, laissons le bénéfice du doute et surtout écoutons la musique. Et là , on se dit que sa venue était musicalement une magnifique nouvelle. Il est bien sûr dommage qu’Emmanuel Krivine ait été empêché, mais si l’on se réfère à sa direction de L’Enfance du Christ il y a quelques semaines, nous n’aurions sans doute pas eu cette direction vive et puissante. Car Charles Dutoit prend la partition à bras le corps, en faisant ressortir non seulement les beautés mais aussi la puissance dramatique. Cet opéra-oratorio n’a pas la grandeur des Troyens, mais la partition regorge de couleurs, d’ambiances et de rythmes. Et tout cela le chef le met en avant sans oublier la continuité. Nous sommes totalement happés par ces scènes où alternent beuveries d’étudiants et séduction sournoise… et bien sûr il y a cette grande course à l’abîme en fin d’ouvrage. Tout ceci est totalement maîtrisé, dirigé avec une grande fluidité mais aussi beaucoup d’énergie. En fait nous sommes pris en début de concert et ne serons relâchés qu’une fois la dernière note donnée. Le fait que les parties soient enchaînées (malgré quelques applaudissements tout de même) nous laisse totalement baigner dans une partition splendide, menée de main de maître par un spécialiste de Berlioz.
Mais le chef n’est bien sûr par le seul à faire raisonner la partition. L’Orchestre National de France ne sonne pas épais, rivalisant presque avec un orchestre sur instruments d’époques comme Les Siècles tant les couleurs sont variées. Nous avons juste une densité des cordes ou des vents un peu plus marquée, mais sans que ce ne soit lourd à aucun moment. Le Chœur de Radio-France a aussi beaucoup de travail et nous offre un ensemble remarquable par sa clarté mais aussi sa puissance. Le chœur diabolique est glaçant alors que les passages populaires sont parfaitement en place et maîtrisés. Il faut aussi saluer la Maîtrise de Radio-France qui vient compléter l’effectif lors de l’épilogue sur la terre, apportant légèreté et brillance à la sonorité. Du Chœur de Radio-France s’extrait une soliste pour les quelques « Margarita » du final. Et puis il faut aussi saluer le très beau Brander de Edwin Crossley-Mercer. Son intervention n’est pas longue, mais il nous offre une chanson du rat très bien chantée, avec même beaucoup de sérieux. La voix est superbe, bien projetée et sonne magnifiquement. C’est un grand luxe de l’avoir pour un rôle aussi court.
Le rôle de Marguerite n’est finalement pas beaucoup plus long, mais elle a une fonction dramatique autre et tout de même deux airs splendides ainsi que le duo avec Faust. La mezzo-soprano Kate Lindsey a déjà montré ses talents dans le répertoire français, mais c’est surtout dans les rôles travestis qu’elle s’est faite connaître avec en particulier la Muse/Nicklause. Magnifique dans ce double rôle, le passage vers cette Marguerite frémissante aurait pu être difficile. Mais il n’en est rien tant chaque mot est vécu et nuancé. La chanteuse semble avoir énormément travaillé le texte pour trouver toutes ces inflexions et ces couleurs dans la voix. Le début de la chanson gothique est comme soufflée, oppressée. Puis la voix se déploie et trouve de nouvelles couleurs. Bien sûr le grand air qui l’embrase lui donne matière à montrer toute l’étendue de sa voie et toute la passion qu’elle peut y mettre. On y ressent non seulement la passion, mais aussi la terrible tentation qui la dévore. Ce n’est pas que de l’amour, mais aussi une grande douleur à laisser sortir ce qui avait été trop longtemps repoussé. La prestation est superbe !
Le baryton-basse Nahuel Di Pierro fait parti des jeunes chanteurs qui se font une place de plus en plus grande sur les scènes internationales. Il avait composé un Leporello magnifique à Aix-en-Provence il y a de cela deux ans mais aussi impressionné en Pluton dans l’Orfeo de Rossi en 2017. Il semble aussi à l’aise avec le répertoire baroque, classique ou romantique et se montre toujours d’un charisme saisissant. La voix sonore et ronde aurait pu être un handicap pour donner du corps à son Méphisto… mais c’était sans compter avec un chanteur vraiment saisissant de présence vocale, qui sait parfaitement nuancer et créer un personnage. Dès les premières notes on est frappé par l’intelligence qui se dégage de la composition. Joueur et séducteur, la basse est ici totalement à l’aise pour montrer toute l’ambiguïté de ce diable. On tremble devant ses facettes les plus démoniaques, on est totalement séduit par la douceur de son « Voici des roses », amusé par la chanson de la puce… tout est là , d’une grande évidence encore une fois pour ce personnage subtile qui est loin de la noirceur qu’on pourrait lui donner a priori. Nahuel Di Pierro montre tout son talent et son implication est telle qu’il ne peut s’empêcher de jouer son rôle derrière son pupitre. Si la voix continue à se développer de cette manière, on ne peut que rêver à ses futurs rôles… Bertram ne serait pas très loin peut-être !
Enfin, voici le Faust de John Osborn. Obligé d’annuler la veille au soir suite à une intoxication alimentaire, il appellera finalement la direction de la Philharmonie pour assurer sa participation. On pouvait donc craindre un chant un peu fragile ou du moins plus en retenue. Mais force est de constater qu’en dehors d’un ou deux aigus qui sont légèrement moins assurés qu’à l’habitude, le ténor se montre d’une solidité à toute épreuve, affrontant un rôle à la tessiture très grave et au chant omniprésent ! Le rôle est loin d’être simple avec des graves très sollicités mais aussi quelques montées dans les aigus qui posent souvent souci. Ici le ténor choisi d’user de voix mixte pour alléger la ligne et ainsi rendre toute la douceur du personnage dans le duo avec Marguerite. Mais le reste de la prestation lui donne toute matière à faire sonner sa voix et son métal. Si le grave est peut-être encore un petit peu léger pour certains passages (il faut dire qu’actuellement, le grave de Michael Spyres est assez unique et parfait pour ce rôle!), nous avons ici un chant de toute beauté et une interprétation très soignée et convaincante. Les troubles, les passions, les doutes… chacune de ces émotions est rendue avec le même talent. Lui qui a triomphé dans le rôle de titre de Benvenuto Cellini montre ici qu’il pourrait bien devenir un berliozien d’envergure. S’il est peut-être encore un peu tôt pour Enée (mais bon, quand on a chanté des rôles comme Otello de Rossini, Hoffmann chez Offenbach ou encore Raoul dans Les Huguenots) on peut penser que le rôle devrait lui convenir parfaitement dans quelques années. En tout cas il faut saluer la prestation de ce ténor si talentueux qui a de plus eu le courage de venir chanter alors qu’il devait avoir encore de petites faiblesses suite à ses désagréments de la veille.
Les étoiles s’étaient donc alignées pour ce concert et après Les Troyens un rien tristes à Bastille, voilà Berlioz magistralement fêté. Aucun point faible dans l’équipe artistique réunie ici. Le seul point faible de la soirée aura été le public puisque deux fois durant le concert des téléphones ont sonné… dont un qui aura sonné plusieurs fois pendant de longues minutes, à tel point qu’on peut l’entendre sur l’enregistrement radio. En salle l’effet était plus que gênant. De même que les personnes du public qui sortent et entrent durant le concert.
- Paris
- Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez
- 3 février 2019
- Hector Berlioz (1803-1869), La Damnation de Faust, Légende dramatique en quatre parties
- Version de concert
- Faust, John Osborn ; Méphisto, Nahuel Di Pierro ; Marguerite, Kate Lindsey ; Brander, Edwin Crossley-Mercer
- Maîtrise de Radio-France
- Chœur de Radio-France
- Orchestre National de France
- Charles Dutoit, direction