En 2017, l’Opéra d’Avignon créait la production de Faust de Nadine Duffaut qui est ici reprise à l’Opéra de Marseille. La mise en scène ainsi que la distribution avaient participé à passer un excellent moment, rendant hommage à la partition de Charles Gounod. Lui qui était si malmené et auquel l’Opéra National de Paris n’a pas daigné rendre hommage avait ici un moment de gloire vu les moyens qui avaient été mis en œuvre. Avec une distribution de très haut niveau, la partition était parfaitement défendue : Nathalie Manfrino en vibrante Marguerite, Jérôme Varnier en glaçant Méphistophélès et Florian Laconi qui nous donnait un assez beau Faust. Et puis il fallait saluer le travail d’Alain Guingal qui offrait la partition dans son intégralité, ou du moins ce que l’on considère actuellement comme sa forme complète. La reprise avec une distribution entièrement renouvelée à Marseille entraînait une grande curiosité en même temps que des craintes : on le sait, les reprises de productions sont souvent l’occasion d’effectuer des petites coupures (voir même des grosses!) et il fallait aussi se heurter au souvenir de la création. Et puis il faut aussi prendre en compte le Faust original proposé par Christophe Rousset et le Palazetto Bru Zane! Que de références pour cette reprise !
La production n’a pas vieilli, elle reste toujours aussi vivante et lisible, avec ses bonnes idées et ces quelques petits soucis de logique. Mais les grandes lignes sont tout de même fortes avec ce vieux Faust qui regarde sa vie et ne peut empêcher la descente aux enfers de Marguerite, avec cet immense prie-dieu qui occupe une grande partie de la scène… Pour notre plus grand bonheur, la partition aussi est restée assez fidèle à l’original. La seule coupure observée est le ballet. Il est tout de même dommage de ne pas avoir fait venir le ballet d’Avignon par exemple pour cette co-production. Et même sans cela, la logique aurait voulu que ce soient les couplets bachiques qui le remplacent ! Mais non, si nous avons encore toute la scène de la chambre de Marguerite (avec le deuxième air de Siebel!) et le tableau de Walpurgis presque complet, il reste ce petit manque qui aurait pourtant uniquement pris moins de deux minutes. J’imagine qu’il aurait été possible à Nadine Duffaut de compléter sa mise en scène par quelques mouvements, et aux musiciens d’ajouter quelques feuilles à leurs partitions. Mais Lawrence Foster n’a pas dû juger cela utile, ou alors la metteur en scène n’a pas souhaité reprendre son travail.
On peut donc reprocher à Lawrence Foster ce manque d’intégrité de la partition… mais sinon il faut avouer que sa direction est plutôt belle et bien menée. Si pour ce soir de première on a pu entendre quelques décalages, il fait bien avancer la partition, donnant de la puissance aux scènes dramatiques et aux grands élans romantiques, tout en soignant les détails qui parsèment la partition. L’orchestre est lui aussi vaillant avec une mention spéciale pour les harpes retranchées dans une loge de côté ce qui leur donnaient une dimension plus importante que dans la fosse. Enfin, le chœur se montre plutôt nuancé qu’il soit populaire, religieux ou démoniaque. Nous avons non seulement le texte qui passe bien mais aussi un ensemble très bon. Les forces de l’Opéra de Marseille, aidées par le chef d’orchestre, nous donnent donc un bel écrin pour les voix…
Le Faust de Gounod repose sur trois rôles principaux, mais les quatre autres rôles n’en sont pas moins assez importants pour certains. Bien sûr, Wagner n’est que très épisodique et doit surtout avoir une voix assez sonore pour trancher au milieu de l’ensemble. Philippe Ermelier est parfait dans le rôle avec une belle voix puissante même si peut-être un peu trop sombre pour un étudiant. Le rôle de Siebel est tenu dans cette mise en scène par un ténor. Encore une fois, cette possibilité est à mon sens une mauvaise idée puisque cela déséquilibre les ensembles où Siebel est présent. De plus, de par l’écriture les ténors qui le chantent peuvent peiner : la ligne est souvent aiguë et l’on entend avec Kévin Amiel la tension que cela provoque. Le jeune ténor chante plutôt bien, mais le timbre n’est pas très beau et l’on sent que la tessiture l’éprouve, surtout avec ses deux airs. Pour Dame Marthe, la production accentue le côté comique du rôle. Il est donc assez logique d’avoir distribué le rôle à Jeanne-Marie Levy. Loin de la mezzo-soprano habituelle, nous avons ici plutôt un second soprano mais qui possède la truculence nécessaire. Plus proche du style de l’opérette que de l’opéra-comique, sa voix et son style se démarquent un peu trop dans le quatuor du jardin. Mais il faut bien avouer que le résultat est tout de même très bon car le personnage est bien là et la chanteuse s’y investi totalement. Enfin, il faut saluer la splendide prestation d’Étienne Dupuis. Le baryton canadien nous montre une voix d’une projection exemplaire, à l’aigu tranchant mais aussi au médium nourri. Il fait penser par moment à son compatriote Gino Quilico : le rayonnement de l’aigu est magnifique et on sent non seulement la jeunesse de cette voix, mais aussi la noblesse. Le rêve serait de l’entendre un jour dans Le Roi Arthus de Chausson ! Mais pour le moment, il faut se contenter d’un Valentin de très haute tenue. Son air d’entrée est bien sûr très bien mené, mais c’est surtout sa mort qui impressionne ! Jouant son agonie sans retenue, la voix ne bouge jamais ! Il chante une note tenue et tombe à genoux… et bien la voix ne bouge pas d’un pouce au moment de la réception violente sur les genoux ! Et quelle violence dans le langage face à sa sœur, violence qui s’exprime sans aucun histrionisme ou effet vériste !
Le rôle de Faust est réparti sur deux chanteurs. Si le principe avait déjà été imaginé dans la mise en scène de Jean-Louis Martinoty à Paris, il est ici poussé encore plus loin. Là où il n’y avait finalement que quelques phrases qui n’étaient pas chantées par le ténor star (en l’occurrence Robert Alagna), ici c’est toute une partie de la première scène, toute la partie avant de boire à la coupe tendue par Méphisto qui est chantée par le « vieux Faust ». C’est Jean-Pierre Furlan qui est ce vieux Faust. Lui qui chante actuellement plutôt les rôles de ténor dramatique (Otello de Verdi, I Pagliacci… et il y a même eu un Polyeucte de Charles Gounod en 2006… , le voici qui doit affronter la légèreté du « à moi les plaisirs, les jeunes maîtresses » qui est loin de son répertoire. Mais en dehors d’un timbre un peu gris et d’un aigu qui n’a pas la finesse que l’on peut souhaiter pour Faust, il offre un portrait vocal très marquant pour ce personnage âgé. Et il faut ajouter qu’il est d’une forte présence dramatique car même sans chanter lors de la suite de l’ouvrage, il attire l’œil du spectateur ! Pour le jeune Faust, c’est celui qui devait normalement le chanter avec Christophe Rousset, et qui a chanté le Faust chez Boïto à Oranges en 2018 : Jean-François Borras. Le ténor est toujours auréolé de son image de sauveur dans Werther (il a remplacé Jonas Kaufmann au MET de New-York dans le rôle en 2014). Si en effet le ténor a des arguments, il n’est malheureusement pas à mon sens la révélation attendue. La voix est belle, avec un vrai art du chant pour alléger… mais il y a derrière cette voix claire un grand manque de charisme tant vocal que scénique. Tout au long de l’opéra, on entend un Faust bien chanté (même si quelques aigus sont assez laids!) mais qui pourrait très bien chanter un tout autre rôle qu’on ne le remarquerait pas ! Florian Laconi n’était pas forcément un grand acteur, mais vocalement il se passait quelque chose. Là le chant est assez uniforme et incolore. Il peut par moments faire penser à Alain Vanzo, mais il n’a pas cette engagement qu’avait le ténor français. La prestation n’est pas mauvaise, mais au final il n’en reste pas grand-chose. Peut-être aussi pâlit-il sous l’ombre de son Méphisto… mais il aurait dû au moins vocalement proposer un chant vibrant et vivant.
Après le chant passionné et passionnant de Nathalie Manfrino, reprendre Marguerite est difficile pour Nicole Car. Le soprano a le mérite d’assumer totalement le rôle, et même de le chanter avec plus d’intégrité que sa consœur. Il n’y a pas ici ce vibrato qui peut envahir certaines notes de la française, tout est chanté de manière solide et jamais crié… mais derrière cette grande sûreté, il manque un peu d’émotion. La voix est très charpentée avec une construction très marquée. Et du coup, il manque un peu d’émotion et de frémissement. Où est la jeune femme palpitante devant celui qui lui fait découvrir l’amour ? La chanteuse nuance, offre des bonnes idées d’interprétation, mais la voix ne peut malheureusement pas montrer la pulpe et la jeunesse de certaines. L’artiste est parfaite, mais elle ne semble pas dimensionnée pour le rôle. Sans doute serait-elle plus adaptée à une femme plus forte et sûr d’elle, et non cette image de l’innocence qu’est Marguerite.
Mais il faut dire que tous ces chanteurs (en dehors d’Étienne Dupuis peut-être!) sont écrasés par le charisme de Nicolas Courjal. Alors que le rôle avait été pensé pour Jérôme Varnier et sa présence glaçante, Courjal s’investit différemment, proposant un dandy plus joueur que son collègue. La voix est noir et profonde, mais il y a cet humour qui allège le diable. Il se promène sur scène comme dans la partition : à aucun moment on a l’impression d’un effort. Au contraire, la basse semble beaucoup aimer chanter un tel rôle dans une telle mise en scène. Il joue à ce jeune diable baroudeur et joueur ! Le costume lui convient parfaitement et il sait jouer sur scène. Dès son arrivée la voix frappe par l’autorité et ce timbre qui est l’un des plus marquants actuellement chez les basses. Après avoir proposé un Pimène de haute tenue ou un Philippe II peut-être un peu jeune, voilà qu’il prend encore une fois une grand rôle de basse, marqué par de nombreux grands glorieux. Et plus que les autres, c’est vraiment ce Méphistophélès qui semble taillé à sa mesure ! Après son Méphisto de Berlioz avec François-Xavier Roth, avant son Bertram de Robert le Diable à Bruxelles… et son Méphistophélès de Boïto pour bientôt, ce personnage dessiné par Gounod lui convient tout à fait et augure de bien belles choses ! Autre bonnes perspective, il se dit que la saison marseillaise prochaine devrait présenter La Reine de Saba de Gounod avec rien de moins que Nicolas Courjal en Soliman… et Karine Deshayes en Balkis ! Si tel est le cas, le grand duo du quatrième acte devrait être dantesque !
Malgré quelques petites déceptions sur la distribution et la coupure du ballet, ce Faust est un très beau moment avec une mise en scène toujours intéressante et une partition qui reste fascinante par le foisonnement d’idées. Et puis la prestation de Nicolas Courjal vaut à elle seule le déplacement tant on sent que la basse est en train de se développer en abordant ces grands rôles ! Vivement la suite !
- Marseille
- Opéra Municipal de Marseille
- 10 février 2019
- Charles Gounod (1818-1893), Faust, opéra en cinq actes
- Mise en scène, Nadine Duffaut; Décors, Emmanuelle Favre ; Costumes, Gérard Audier ; Lumières, Philippe Grosperrin
- Marguerite, Nicole Car ; Dame Marthe, Jeann-Marie Levy ; Faust, Jean-François Borras ; Vieux Faust, Jean-Pierre Furlan ; Méphistophélès, Nicolas Courjal ; Valentin, Étienne Dupuis ; Wagner, Philippe Ermelier ; Siebel, Kévin Amiel
- Chœur de l’Opéra de Marseille
- Orchestre de l’Opéra de Marseille
- Lawrence Foster, direction