Lorsque l’on évoque le personnage d’Orphée à l’opéra, on pense bien sûr à l’œuvre de Monteverdi qui a été considéré à tord comme le premier opéra… ou encore les différentes partitions de Gluck… voir même l’Orphée aux Enfers d’Offenbach. Mais restent dans l’ombre des partitions fascinantes concernant cette légende. La Morte d’Orfeo de Landi par exemple qui raconte la fin de vie du poète et qui est justement la suite du spectacle qui nous occupe : l’Orfeo de Luigi Rossi. Composé l’époque où Monteverdi offrait son Incoronazione di Poppea, on y retrouve la même structure alternant passages comiques et grande tragédie, la même puissance du texte et du théâtre. Cette production avait fait un triomphe la saison précédente à Nancy et Versailles déjà et pour notre plus grand plaisir voici qu’elle était proposée à nouveau avec exactement la même distribution. On retrouve donc toute la richesse de la partition magnifiée par une réalisation en tous points splendide.
L’opéra de Rossi est important pour l’histoire parisienne puisqu’elle est la première partition commandée pour un théâtre parisien. Cet ouvrage donnera naissance par la suite à toute la musique française théâtrale car le jeune Lully par exemple assista sûrement aux représentations et en reprendra cette structure qui alterne sérieux et comique, mais aussi qui insert dans l’action des danses. On retrouve aussi ce prologue allégorique en l’honneur du roi. Rossi n’était pas un inconnu à l’époque et Mazarin espérait enfin pouvoir établir l’art lyrique dans une ville qui y restait assez hermétique. Très rarement donnée, la partition n’a pourtant aucunement à rougir devant l’ouvrage de Monteverdi beaucoup plus célèbre. En effet la composition est tout aussi riche avec une variété de couleurs, de rythmes et d’atmosphères assez sidérantes. Le funèbre voisine avec le burlesque sans que jamais l’oreille ne soit choquée car la transition est toujours bien amenée par le théâtre.
Alors que l’opéra de Monteverdi fait rapidement intervenir la mort d’Eurydice, chez Rossi nous assistons à tous les préparatifs du mariage, aux jalousies de l’amoureux éconduit et donc aussi à la cause de cette mort. Monteverdi nous montre une mort accidentelle alors que chez Rossi on découvre que c’est Aristée, amant éconduit de la belle qui se fait manipuler pour placer le serpent… et la jeune femme n’en ressort pas non plus grandie puisqu’elle refuse par fierté tout secours du jeune homme. L’histoire prend ainsi plus de corps avec les influences de Vénus et d’Apollon qui chacun veulent faire d’Eurydice l’épouse de leur protégé. On découvre tout ce qui est autour de cette triste mort, on sort de la simple pastorale tragique pour entrer dans un drame de pouvoir et d’amour, où les motivations sont bien sûr la passion mais aussi rivalités divines. Le couple entre d’Orphée et d’Eurydice est finalement ballotté entre tous ces éléments et le héros éponyme perd de sa grandeur et de son importance ici où sa femme a finalement un rôle plus important.
La mise en scène imaginée par Jetske Mijnssen offre une vision extrêmement lisible de l’action. Avec tous ces personnages divers et variés, ces situations et ces scènes qui s’enchaînent, le metteur en scène réussit à créer tout un lien en faisant inter-agir des personnages silencieux, renforçant ainsi la trame qui existe déjà dans l’ouvrage. Le jeu d’acteur de chacun des personnages est parfaitement réglé, trouvant les tics et les attitudes propres à donner vie à chacun sans que jamais le trait ne soit forcé. Même les petits personnages trouvent un ton propre : Apollon d’une immense retenue, Vénus en Arielle Dombasle, la Nourrice et la Vieille qui se battent pour une bouteille de champagne… chacun possède sa personnalité. Et tout s’enchaine parfaitement dans cette grande famille rassemblée pour célébrer le mariage. Car ce que l’on nous montre est bien la grande réunion que créé un tel événement. Amis et famille se retrouvent dans une salle de réception assez sobre, toute en bois sombre. Pour habiller cette scène, quelques chaises et tables… et de superbes éclairages qui nous permettent de changer d’atmosphère sans transition. Seul le troisième acte manque légèrement de logique. La descente aux Enfers nous montre toute une cérémonie majestueuse et belle, mais où l’on se perd devant ces divinités aux masques immenses sensés représenter les différents personnages. On s’étonnera par exemple de trouver une divinité à tête de poisson participer à cette veille d’Eurydice. Par contre, magnifique scène que cette ombre de la jeune femme sortant de derrière un rideau pour hanter Aristée. Cet immense rideau tendu par les Parques devant le décor pour former un salon mortuaire est un grand moment. Les costumes créés sont d’inspiration contemporaine, mais souvent avec une belle recherche chez ces dames qui doivent bien sûr être en grande tenue pour le mariage. Aussi les hommes sont en costume trois pièces, blanc ou noir… alors que se distingue Eurydice au milieu de toute cette sophistication : avec une robe blanche très sobre et légère, elle personnifie cette pastorale.
La partition de Rossi est, on l’a dit plus haut, très riche en situations théâtrales, mais aussi particulièrement riche musicalement. Plus développée que chez Monteverdi, la partition bénéficia pour sa création des fameux Violons du Roi… et aussi de moyens royaux pour engager un orchestre superlatif. Le choix de Raphaël Pichon de composer un orchestre luxuriant et riche est au final particulièrement en phase avec l’histoire de la création de cet ouvrage. Le jeune chef et son ensemble ont déjà démontré dans de nombreux répertoires la beauté de timbre et la variété de couleurs qu’ils pouvaient déployer pour donner vie à une partition. Mais ici, encore plus que chez Rameau, la profusion de détails et l’intelligence de la réalisation sont sidérants. Dans la fosse, rien moins que trois clavecins, un orgue, deux théorbes, un luth, de nombreuses violes, des flûtes aussi divers que variées… tout cela pour créer le son et la couleur qui conviennent au moment. Dès le début on est saisi par la beauté et la simplicité de l’orchestration : avec une harpe seule le ton est donné pour la beauté orchestrale qui suivra. Car si on peut admirer le travail effectué sur l’orchestre, il faut aussi saluer son naturel et sa sobriété : jamais l’on entend une quelconque démonstration ou un effet gratuit. Tout est fluide et magnifique, d’une théâtralité sûre et résolue. Le seul reproche que l’on peut faire au chef serait peut-être les coupures opérées dans la partition. Sûrement effectuées de concert avec le metteur en scène, ces trous dans la trame nous font perdre une petite partie de la sève de la partition, comme l’intervention de Junon face à Vénus pour libérer Eurydice. Cette petite scène est caractéristique de l’époque et du style… mais manque dans cette production. D’autres petites coupures sont sûrement à noter mais la partition est tellement riche qu’il faudrait tout d’abord une étude approfondie des sources pour noter les moindres manques.
Le chef a été salué, mais il faut aussi saluer l’Ensemble Pygmalion car il est partie prenante de la qualité du spectacle. Les choristes bien sûr qui nous proposent comme toujours un chant d’une beauté et d’un ensemble confondants, capables des plus fines arabesques comme des effets beaucoup plus massifs. En effectif réduit ou tous assemblés, c’est toujours un moment de beauté. Enfin bien sûr, il y a tout le travail de l’orchestre. Car bien sûr le chef a réalisé ses choix… mais il fallait pour rendre tous les effets des instrumentistes géniaux et totalement impliqués. Et ici l’on a plus l’impression d’entendre des solistes virtuoses capables de jouer en ensemble qu’un orchestre tant chacun peut sortir du rang pour offrir des moments de pure grâce. Ce jeune ensemble se montre comme toujours parfait. On le connaissait très bien dans le répertoire français baroque, mais il sonne tout aussi riche et coloré dans une partition italienne.
De la richesse, il en fallait aussi pour rassembler une distribution aussi fastueuse en nombre et en qualité. Le moindre petit rôle est en effet parfaitement distribué tant en terme musical que théâtral. Les Parques comme les Grâces sont ainsi idéalement appariés par groupe de trois. En Apollon, le jeune conre-ténor David Tricou se montre d’un grande douceur et rayonne par sa bonté dans son rôle de prêtre. Son opposé parfait se trouve en la personne de Giulia Semenzato qui propose une Vénus prétentieuse et hautaine parfaitement composées, à la voix cristalline et dardée. Sa prestation en Proserpine sera moins importante. Le Satyre et Momus (respectivement Renato Dolcini et Marc Mauillon) se réjouissent quant à eux de rôles tout en démesure chez qui tout prête à rire. Dolcini semble un séducteur italien prêt à tout pour s’amuser alors que Mauillon nous offre un dieu à la langue bien pendue qui semble être le cousin invité dont tout le monde à honte ! Totalement débridé dans le premier acte, il donne encore une fois toute la mesure de son talent tant vocal que théâtrale.
Autre duo mais cette fois d’un grand sérieux, les deux basses Victor Torres et Nahuel Di Pierro font preuve d’une immense noblesse. Personnifiant la bonté paternelle d’Endymion, le premier à la galbe du bon vivant mais peut aussi offrir toute la rigueur du passeur des Enfers lors du dernier acte. Plus porté vers la noblesse d’un bout à l’autre, Nahuel Di Pierro se montre encore plus sidérant d’impact et de charisme. Car si Torres est une belle découverte, la jeune basse le surpasse par l’ampleur de sa voix. Augure noble et austère au premier acte, son Pluton est tout bonnement sublime de gravité et de présence. Ses descentes dans les tréfonds de la tessiture du rôle ne lui posent aucun soucis et il montre toujours cette ligne de chant parfaite, ce timbre rond et sonore. Les années montrent une évolution assez sidérante de ce jeune chanteur qui nous promet de grandes choses pour l’avenir ! Enfin, comment oublier ces deux dames… la Nourrice et la Vieille ! Car dans ces deux personnages se retrouve tout l’intelligence de la mise en scène. Personnages centraux car elles conseillent les jeunes gens durant une bonne partie de l’ouvrage, même si Rossi ne les fait pas chanter. De bon ou de mauvais conseil, cette Nourrice embourgeoisée que propose le contre-ténor Ray Chenez semble extrêmement naturelle tant scéniquement que vocalement. La voix manque peut-être un peu de projection pour affronter des rôles plus tendus, mais ici l’étrangeté de cette voix androgyne est parfaite pour cette vieille dame… mais aussi pour l’Amour qu’il chante aussi (et la transformation physique est impressionnante!). Autre compliment, il arrive à rivaliser avec celui qui s’est fait une spécialité des rôles de vieilles femmes : Dominique Visse. Pionnier du baroque, il a toujours su tirer de sa voix à la longueur exceptionnelle (les registres ont maintenant tendance à se dessouder légèrement) des compositions d’une grande liberté et fantaisie. Et si l’on ajoute à cela la facilité scénique pour confisquer tous les regards, on comprend pourquoi il est de toutes ces productions prestigieuses ! La voix a perdu un peu de sa splendeur mais l’acteur et l’interprète restent souverain dans ce type de rôle avec un aigu cinglant et un grave sonore.
Pour le rôle d’Aristée, l’on saura gréé à Raphaël Pichon d’avoir distribué la mezzo-soprano Giuseppina Bridelli et non un contre-ténor pour ce jeune adolescent, car le rôle assez important aurait sans doute montré les limites de ce type de voix (en dehors de quelques artistes d’exception). La jeune femme offre une voix légèrement étouffée mais qui convient parfaitement pour le personnage où la rage, l’envie et le désespoirs n’arrivent pas à masquer un très bon fond. Sa prestation dans le troisième acte hantera longtemps la vision des spectateurs tant elle y met de conviction face à ses remords. Annoncée souffrante avant la représentation, Francesca Aspromonte ne semblait pourtant pas si diminuée… ou alors elle est d’un rayonnement sidérant en pleine forme tant son Eurydice est sublime ! Certes ses premières minutes de chant la trouvent légèrement à froid avec quelques trous dans la tessiture. Mais rapidement on retrouve ce timbre vibrant et léger, au tintement d’une beauté et d’une fraicheur qu’on trouve rarement. Véritable rayon de soleil et grande bouffée d’air frais, elle illumine le plateau à chacune de ses apparitions durant les deux premiers actes. Au milieu de cette pièce stricte et de ces convives plus guindés les uns que les autres, elle semble irréelle et radieuse. Son apparition en tant que spectre au dernier acte nous permet aussi de découvrir une facette plus tendue de la jeune chanteuse. La voix et l’aigu prennent du métal pour se montrer durs et acerbes. On ne sait que louer dans la composition de Francesca Aspromonte et l’on peut espérer la retrouver dans de nombreux autres rôles de cette époque. Enfin dans le rôle titre, Judith van Wanroij est peut-être la seule relative déception. Relative car il faut bien l’avouer son interprétation est un sans faute. Mais face aux autres artistes il lui manque un petit peu d’investissement et de charisme. La chanteuse a toujours semblé être une parfaite chanteuse d’une grande intelligence mais manquant un peu de lâcher prise. Et c’est en effet le reproche qui peut lui être fait : offrir un Orphée certes parfaitement chantant et d’une musicalité exemplaire… mais où l’on recherche cette poésie irréelle, cette élévation de l’âme. Seul le troisième acte avec la supplique à Pluton puis la lamentation finale semble lui donner totalement vie. Face aux personnalités rassemblées, il manque un petit soupçon de charisme en plus… mais la construction du personnage par Rossi n’aide pas tant l’accent est mis sur Eurydice plus que sur lui.
Cette reprise à l’Opéra de Versailles était une véritable aubaine pour les chanceux qui purent y assister. Une telle réussite est rare, surtout pour une partition aussi complexe et passionnante. Tout ici était réuni amoureusement et avec beaucoup de talent : musicalement comme théâtralement nous sommes comblés par tant de beauté et d’intelligence. Il serait passionnant que pour faire suite à cet Orfeo de Rossi, Raphaël Pichon nous offre sa vision de La Morte d’Orfeo qui fait suite à cette tragique histoire ! Mais déjà il faut souhaiter qu’après avoir été filmée lors de la création de l’année dernière, une publication suivra dans les mois qui viennent pour diffuser au plus grand nombre cette magnifique réalisation.
- Versailles
- Opéra Royal du Château de Versailles
- 04 mars 2017
- Luigi Rossi (1597-1653), Orfeo, Tragicomédie en musique en 3 actes avec prologue
- Mise en scène, Jetske Mijnssen ; Décors, Ben Baur ; Costumes, Gideo Davey ; Lumières, Abernd Purkrabek
- Orfeo, Judith van Wanroij ; Euridice, Francesca Aspromonte ; Aristeo, Giuseppina Bridelli ; Venere / Proserpina, Giulia Semenzato ; Augure / Plutone, Nahuel Di Pierro ; Nutrice / Amore, Ray Chenez ; Satiro, Renato Dolcini ; Vecchia, Dominique Visse ; Endimione / Caronte, Victor Torres ; Momo, Marc Mauillon ; Apollo, David Tricou ; Première Grâce, Alicia Amo ; Deuxième Grâce, Violaine Le Chenadec ; Troisième Grâce, Floriane Hasler ; Première Parque, Guillaume Gutiérrez ; Deuxième Parque, Olivier Coiffet ; Troisième Parque, Virgile Ancely
- Ensemble Pygmalion
- Raphaël Pichon, direction