En 2002, l’Opéra National de Paris terminait sa saison par un coup de maître : une nouvelle production de Rusalka (son entrée au répertoire même pour l’Opéra de Paris !) avec dans le rôle-titre Renée Fleming, grande interprète du rôle qu’elle aura défendu tout au long de sa carrière. La mise en scène de Robert Carsen donnait à voir un spectacle aussi beau que l’orchestration de Dvořák. Malgré les années et les reprises, cette production possède toujours autant de qualité. Elle fait partie de celles qui ne vieillissent pas, qui peuvent être interprétées par divers profils de chanteurs sans qu’une partie de la beauté ne tombe à l’eau. Pour les précédentes séries, il y avait toujours la grande Larissa Diadkova en Ježibaba pour faire figure de gardienne de la tradition. Mais cette reprise renouvelait totalement la distribution et même ne proposait aucun interprète slave dans les rôles principaux. Était-ce la reprise de trop ? En aucun cas tant le résultat est superbe !
Le mythe des nymphes des eaux voulant marcher sur terre a été repris par Disney pour sa Petite Sirène, et c’est pour cela sans doute qu’il y avait des enfants dans le public. Mais malgré un point de départ commun, le livret de l’opéra de Dvořák est beaucoup plus dur et tragique, surtout dans une telle mise en scène. Nous sommes loin de la vision mise en musique par Dargomijsky qui commence par la suicide de la bien-aimée qui se transforme alors en nymphe vengeresse… mais le propos est tout de même difficile pour de jeunes enfants. La musique par contre est un enchantement de tous les instants, avec ces vents si présents et variés, ces représentations aquatiques à la harpe qui parsèment la partition. Et que dire des lignes mélodiques. Tout y passe ici, depuis la candeur jusqu’à la violence, les personnages brossent toutes les sensibilités avec un même naturel dans l’inspiration. Seul opéra d’Antonin Dvořák à s’exporter, on comprend que le public occidental reste fidèle à un tel joyau !
Robert Carsen a beaucoup travaillé à l’Opéra de Paris et a proposé entre autre des mises en scènes splendide de Capriccio ou cette Rusalka à l’époque où Renée Fleming venait si souvent. Il a trouvé pour cet opéra un magnifique équilibre entre le sens premier de l’ouvrage et un sous-texte puissant. Visuellement, nous sommes au pays du reflet avec ces saisissants parallélismes. Le premier acte se passe dans une pièce inversée où Rusalka, du plafond, regarde en haut vers un double lit dont l’une des faces est dans le vrai monde. On saisit bien ici la fascination qu’elle éprouve. Grand effet de machinerie et la voilà humaine. Le deuxième acte est lui partagé par une ligne verticale qui agit comme un miroir. Rusalka est en dehors de ce monde tout d’abord, ne sachant où est sa place devant ce double spectacle parfaitement réglé. Puis la Princesse Étrangère l’oblige à choisir et c’est alors comme un dédoublement entre ces deux femmes, chacune dans son monde. Le troisième acte est lui l’acte des ténèbres, Rusalka est seule, loin de son Prince mais aussi loin de son Père. Et même le retour de la chambre de la rencontre avec le Prince ne sera finalement pas aussi lumineuse que lors du premier acte. Dans ces décors, le metteur en scène montre tout de même aussi le désir charnel qui habite les humains mais effraie Rusalka. Le Prince n’est pas le charmant gentleman qu’on peut attendre, cherchant à emmener la jeune nymphe dans son lit dès la fin du premier acte. On comprend d’autant mieux son revirement pour la rivale dans le deuxième acte, où cette dernière use de tous ses charmes pour le séduire, se révélant proche de la sorcière Ježibaba. Et cette proximité, il faut aussi la voir dans le changement d’habits de Rusalka qui une fois damnée porte les mêmes vêtements que celle qu’elle appelle « mère » par moments, comme si l’histoire de la jeune femme n’était que le recommencement de celle vécue par la sorcière. Toute cette mise en scène fourmille d’idée, de référence interne… et n’en reste pas moins très lisible et surtout splendide visuellement. La magie et la féerie sont bien présentes. Certes nous sommes loin de la vision très terre à terre d’Otto Schenk au Metropolitan Opera de New-York mais la vision de Robert Carsen est très forte, donnant à voir une imagerie splendide tout en offrant aussi une réflexion sur le thème sans pour autant enlever la puissance des sentiments!
Après la direction peu convaincante de Philippe Jordan la veille dans Les Troyens, écouter Susanna Mälkki à la tête de l’orchestre de l’Opéra National de Paris est un vrai plaisir ! Elle dirige la magnifique partition d’Antonín Dvořák avec beaucoup de passion. Peut-être un peu trop si l’on considère qu’elle couvre parfois les chanteurs, mais le rendu est tellement beau et soigné que l’on pardonne immédiatement le petit défaut d’équilibre. Les morceaux dansent, tonnent ou réconfortent… elle offre un splendide orchestre qui rend totalement justice non seulement à la luxuriance de la partition mais aussi au drame qui se joue. Dès le début les sonorités sont irréelles, emplies de couleur et de douceur. Puis l’arrivée de Ježibaba sonne violemment, tranchant avec la douceur aquatique. Le ballet bien sûr aussi est un moment magnifique dans la direction. Quel différence par rapport à la veille… Et même l’orchestre semble beaucoup plus investi, restant d’ailleurs dans la fosse lors des saluts. Vraiment une superbe soirée de musique ! Et on saluera aussi la belle prestation des danseurs lors d’un ballet saisissant.
La distribution réunit des chanteurs connus pour les rôles principaux mais aussi quelques jeunes artistes de l’Académie de l’Opéra de Paris ou des anciens de l’Atelier Lyrique. Chacun est vraiment très à sa place, avec par exemple Jeanne Ireland qui est un Garçon de Cuisine parfait ! Mais celles qui ont un rôle plus important sont bien sûr les trois nymphes. Ici nous avons trois voix bien différenciées mais un ensemble assez parfait. La soprano au Andreea Soare avec son timbre chaud, la mezzo-soprano Emanuela Pascu au chant assez clair… et la très belle Élodie Méchain au timbre profond de contralto. Chacune de leurs scènes sont des moments splendides, que ce soit le jeu qui ouvre l’opéra ou les lamentations dans le troisième acte.
Même si son rôle est assez court, Karita Mattila était bien sûr attendue vu sa notoriété. Et il faut avouer que si les années ont un peu terni l’instrument, le charisme de la chanteuse reste immense. Elle embrase la scène dans sa séduction du Prince. Et la voix possède encore une puissance et un impact certain. On a connu un chant plus nuancé, mais le résultat impressionne par la violence de la séduction. Tout semble libre et arrogant, comme cette Princesse Étrangère qui fait tout pour séduire un Prince faible. L’ancienne Salomé retrouve cette séduction presque perverse parfaitement en place dans ce rôle. Au contraire, l’Esprit du Lac de Thomas Johannes Mayer déçoit un peu. Lui qui chante Wotan a bien sûr le charisme nécessaire pour ce père, mais il lui manque un peu de puissance et de grave pour totalement créer cet esprit qui doit sonner comme un sombre pressentiment. Souvent distribué à une basse, le rôle demande un timbre plus sombre et implacable, notamment dans ces répliques dites comme en écho en dehors de la scène. Remplaçant Ekaterina Shemenchuk dans le rôle de la sorcière Ježibaba, Michele DeYoung puise dans toute son expérience pour créer cette femme étrange et fascinante. La voix est belle, sonore… mais elle sait aussi la rendre sourde ou au contraire tranchante. Elle donne toute sa complexité au rôle sans en faire une caricature de sorcière. La voix conserve toute son intégrité.
Le rôle du Prince n’est pas simple à distribuer. Dramatiquement il n’est pas très épais, mais en plus il y a cette tessiture assez impossible pour un ténor. Certes un ténor lyrique y serait à l’aise, mais il lui manquerait alors la puissance pour rivaliser avec l’orchestre très fourni de Dvořák. Le choix de Klaus Florian Vogt est une très bonne idée car il allie l’aisance dans la tessiture haute, le timbre juvénile… et la projection insolente. On pourrait regretter sûrement un petit manque d’implication dramatique et une diction assez terne, mais d’un autre côté il y a tout ce que l’on y gagne en chant. Et au final, le personnage est plutôt une image de prince charmant, image d’ailleurs un peu déformée. La simplicité du personnage, son côté transparent offre finalement un portrait assez cohérent avec la musique et surtout tranche avec les autres personnages. Prince et Princesses ne sont que de ternes images alors que les créatures féeriques sont beaucoup plus complexes psychologiquement. Peut-être qu’il est possible de donner plus de consistance au rôle, mais la composition de Klaus Florian Vogt est tout à fait conforme au rôle. Et nous avons ici une prestation vocale de haut vol, avec des nuances rares et magnifiques ! Alors qu’il commence à affronter des rôles beaucoup plus dramatiques comme Tannhäuser, l’instrument semble ne pas changer, toujours aussi à l’aise dans la délicatesse, avec un souffle qui semble infini alors que le timbre reste immaculé. Cette émission pourrait lasser certains, mais lorsque l’on accepte cette voix particulière, il nous transporte par ce sens de la mélodie, cette fluidité dans le chant qui n’interdit pas des éclats tranchants. Et scéniquement, sa grande silhouette blonde convient elle aussi à cette image un peu fade du prince !
Dans le rôle-titre, Camilla Nylund doit lutter contre un fantôme important dans cette production. Renée Fleming a marqué le rôle ces dernières années et la production a été créée pour elle. Et en allant plus loin dans l’histoire, Gabriela Beňačková aussi a proposé une nymphe magnifique dans l’enregistrement de Neumann ! La soprano finlandaise a pour elle une voix assez puissante pour passer l’orchestre et un vrai art du chant. Elle ne peut pas rivaliser avec la beauté de timbre des deux devancières, mais offre une grande simplicité dans la ligne. Sa prière à la Lune a moins de beauté mais semble aussi plus dramatique. Elle se donne d’un bout à l’autre dans un rôle pourtant très exigeant. Présente sur scènes durant presque tout l’opéra, elle n’a aucun moment de repos, devant même passer une bonne partie du deuxième acte sans chanter avant de devoir tout donner dans les dernières minutes ! L’incarnation est passionnante car loin de l’ondine de conte de fées, c’est vraiment un personnage fortement dramatique qu’elle propose, jouant sur scène avec une grande conviction et toujours sincère dans son chant. Si le magnétisme de Karita Mattila a tendance à écraser sa consœur, cette dernière est parfaitement adaptée au rôle avec un personnage moins extraverti mais plus touchant. Et le final est saisissant car nous retrouvons ici chez Camilla Nylund, presque les accents de celle qui a été aussi sur cette même scène une Salomé il y a quelques années.
Malgré un chant très peu slave, la représentation de cette Rusalka nous offre un magnifique spectacle. Déjà il y a bien sûr cette production magique de Robert Carsen, mais aussi musicalement des interprètes particulièrement concernés et dominant parfaitement leurs rôles. Alors la diction n’est certes pas leur point fort, mais le chant est là et les nuances aussi. Et puis comment oublier cet orchestre totalement transformé par rapport à ce qu’il était la veille sous la baguette de Philippe Jordan ! Des micros étaient présents… mais aucune indication de diffusion n’était indiquée sur la fiche de distribution malheureusement.
- Paris
- Opéra Bastille
- 1er février 2019
- Antonín Dvořák (1841-19004), Les Troyens, opéra en trois actes
- Mise en scène, Robert Carsen ; Décors, Michael Levine ; Costumes, Michael Levine ; Lumières, Robert Carsen / Peter Van Praet ; Chorégraphie, Philippe Giraudeau
- Le Prince, Klaus Florian Vogt ; La Princesse étrangère, Karita Mattila ; Rusalka, Camilla Nylund ; L’Esprit du Lac, Thomas Johannes Mayer ; Ježibaba, Michelle DeYoung ; La Voix d’un chasseur, Danylo Matviienko ; Le Garçon de cuisine, Jeanne Ireland ; Première nymphe, Andreea Soare ; Deuxième nymphe, Emanuela Pascu ; Troisième Nymphe, Élodie Méchain ; Le Garde forestier, Tomasz Kumiega
- Chœur de l’Opéra National de Paris
- Orchestre de l’Opéra National de Paris
- Susanna Mälkki, direction