Parmi les ouvrages d’Hector Berlioz, Les Troyens est le grand opéra par excellence. Les autres ouvrages n’ont pas les mêmes dimensions. Ici, il est allé chercher non seulement dans le style d’ouvrages qui étaient à la mode à l’Opéra de Paris, mais aussi du côté des grandes tragédies lyriques de Gluck et même chez Rameau ou Lully. La partition est immense et a été maltraitée par l’histoire tant elle a été torturée et coupée au cours des années. Mais malgré tout, il est rare de trouver des opéras de ce style aussi enregistré : on trouve plusieurs versions en DVD, plusieurs studios ou captations en direct de haut niveau technique… là où l’on cherche parfois un seul enregistrement de bonne qualité pour d’autres titres autrement plus glorieux historiquement : La Juive d’Halévy en est l’exemple parfait. Mais Berlioz a cette aura que le pauvre Halévy n’a plus de nos jours. Il ne faut tout de même pas se plaindre d’avoir un nouvel enregistrement de ces Troyens, surtout quand il a été soigné comme ce disque voulu par John Nelson ! Le chef dirige en effet une distribution plus que brillante avec un état de la partition très soigné (même si on peu regretter quelques petits choix dans l’édition choisie).
Ouvrage d’une passion de Berlioz pour Virgile, Les Troyens ont malheureusement dû faire face à la réalité : le compositeur s’est en effet plongé dans son écriture sans penser à la représentation. Densité de l’orchestre, difficulté des rôles, grandeur de la mise en scène… la création aura été difficile pour des raisons pratiques mais aussi pour la personnalité d’Hector Berlioz qui avait des relations difficiles avec les scènes françaises. Au final l’ouvrage sera partiellement créé en 1863 au Théâtre Lyrique avec Les Troyens à Carthage au grand désespoir du compositeur. Il n’entendra d’ailleurs jamais La Prise de Troie qui sera créé en 1879 seulement, soit dix ans après la mort d’Hector Berlioz.
Mais petit à petit, l’ouvrage s’est imposé de manière sporadique avec notamment des chefs d’orchestre qui ont enregistré la partition depuis soixante-dix ans. En 1947, Sir Thomas Beecham gravait pour la première fois la partition dans une version substantielle. Le chef anglais a convoqué de grands noms de chanteurs français pour une partition certes pas complète mais loin des défigurations que l’on peut entendre dans des enregistrements de cette même époque. Historiquement, vient ensuite un document en direct de 1960 chanté en italien et dirigé par Rafael Kubelik. Pas de recherche musicologique ou de travail stylistique ici mais une puissante incarnation à tous les niveaux. Neil Rankin est une Cassandre de haute lignée, Giulietta Simionato une immense Didon et Mario del Monaco donne toute sa dimension héroïque à Énée. En 1969 George Prêtre dirige une production quasi complète en concert à Rome. Le chef enflamme la partition comme jamais, impulsant une énergie rare aux forces de la RAI et à une distribution menée par des grandes personnalités. Nicolai Gedda déjà se montre un Énée stylé et magnifiquement chantant, ne cherchant nullement à se faire plus héroïque qu’il ne peut l’être. Mais ce sont peut-être ses collègues qui frappent le plus. Grande surprise pour la Cassandre de Marylin Horne qui se montre d’une théâtralité magistrale : elle qui a plus été entendue dans le bel-canto se montre ici une vraie tragédienne avec ce timbre si particulier et cette flamme qui la consume. Shirley Verrett est plus habituée à ce répertoire et est une grande Didon même si elle donnera des prestations plus passionnantes par la suite dans ce rôle mais aussi celui de la prophétesse troyenne. En cette même année, Sir Colin Davis propose la première version intégrale dans une vision de grand peplum. Peu de francophones en dehors du superbe Roger Soyer en Narbal, mais un trio de tête qui sait créer des personnages immenses : Jon Vickers bien sûr qui offre son métal et ses nuances à un Énée glorieux et déchiré, mais aussi Josephine Veasey et Berit Lindholm. La première est d’un magnifique drapé en reine de Carthage là où la seconde montre toute l’étrangeté de son timbre pour donner vie au personnage trouble de Cassandre. Viennent ensuite l’enregistrement de Charles Dutoit et une autre version de Sir Colin Davis… mais malgré leurs qualités respectives (l’Enée de Ben Heppner par exemple!) elles ne marqueront pas la discographie. Il faudra attendre une sorte de révolution esthétique en 2003 : la production menée par Sir John Eliot Gardiner au Théâtre du Châtelet. Reprenant les habitudes du baroque, il va aller aux sources de la partition, plongeant dans les archives pour donner non seulement une version quasi complète (et le final allongé d’origine trop rarement donné), mais aussi des choix musicologiques sidérants. Déjà les instruments d’époque de l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique donnent une couleur nouvelle par la tension mais aussi la finesse qu’ils offrent. Mais il va aussi chercher à dégraisser le chant en donnant les rôles principaux à des chanteurs plus légers qu’à l’habitude. Anna Caterina Antonacci sera ainsi une Cassandre d’exception qui va plonger chez Gluck, là où Gregory Kunde et Susan Graham offriront toutes leur sciences du bel-canto pour camper des héros plein de nuances et au chant raffiné sans en oublier pour autant le drame.
Face à ces quelques monuments qui restent dans les mémoires, le discret John Nelson a suivi son chemin patiemment mais sûrement pour nous mener à ces Troyens enfin enregistrés. Il faut dire que sa carrière est dirigée par cet opéra. En 1972, il dirige déjà une version complète des Troyens en version de concert à Carnegie Hall. Puis en 1973, voici qu’il lui faut remplacer Rafael KubelÃk au Metropolitan Opera de New York qui montre une distribution gigantesque : Shirley Verrett (Cassandre), Jon Vickers (Enée), Christa Ludwig (Didon), Louis Quilico (Chorèbe), Mignon Dunn (Anna)… Il dirigera encore de nombreuses productions de cette immense opéra de Berlioz, comme en 2010 à Amsterdam : Eva-Maria Westbroek (Cassandre), Bryan Hymel (Enée), Yvonne Naef (Didon), Jean-François Lapointe (Chorèbe)… Mais le chef d’orchestre a aussi dirigé et enregistré de nombreuses autres partitions de Berlioz : Benvenuto Cellini chez Virgin (avec déjà Joyce DiDonato), le Te Deum chez Virgin, Béatrice et Bénedict chez Erato, Les Nuits d’Été avec Susan Graham chez Sony mais aussi avec David Daniels chez Virgin. Voici déjà un beau travail pour le compositeur. Et pour conclure sur les opéras, il a enfin réussi à monter et faire enregistrer sa vision des Troyens avec le soutien de Erato qu’il faut d’ailleurs remercier pour les risques pris. Capté durant deux concerts publics (les 15 et 17 avril 2017, plus des raccords le 18), la qualité technique est superbe d’un bout à l’autre sans qu’aucun bruit ne vienne perturber la musique d’Hector Berlioz.
Si la partition est assez claire, il y a tout de même quelques choix à faire lorsque l’on décide de monter une production des Troyens. Bien sûr, on peut rapidement régler l’affaire de l’ouverture des Troyens à Carthage que Berlioz a composé pour les représentations sur deux jours. Cette pièce n’a rien à faire ici et n’est de toute façon pas d’un intérêt majeur. Ensuite vient le cas de la scène de Sinon qu’il monta en 2010 à Amsterdam. Cette scène a été coupée par Berlioz lui-même lors des négociations avec le directeur de l’Opéra de Paris en 1861. La partition fut même détruite par le compositeur… mais reconstituée par Hugh Macdonald. John Nelson considère cette scène comme préjudiciable à l’arrivée d’Énée et a donc décidé de la couper. La décision sans doute la plus difficile est celle concernant le final du dernier acte. En effet, Berlioz en a d’abord conçu un immense tableau où la muse Clio vient présenter l’avenir de ces Troyens. Modifié pour les premières représentation au Théâtre Lyrique en 1863 pour la création des trois derniers actes, le final est donc réduit et beaucoup plus théâtrale puisqu’il se termine sur la malédiction lancée par le peuple carthaginois contre les troyens. Mais il y a aussi des choix stylistiques à faire pour un tel opéra. On l’a vu ci-dessus, l’histoire oppose par exemple les deux conceptions de Sir Colin Davis dans son premier enregistrement et de Sir Eliot Gardiner. Au Châtelet Le premier offre un Berlioz assez massif et spectaculaire avec des gosiers immenses… là où le second rapproche plus Berlioz de Gluck et a donc choisi des chanteurs plus tragédiens. John Nelson semble avoir intégré les différents points positifs des deux côtés puisqu’il nous offre un enregistrement très soigné où Berlioz sonne particulièrement français sans aucune lourdeur wagnérienne sous-jacente. Mais à cela s’ajoute un grand soin des détails puisque l’orchestre sonne avec une belle dimension tout en mettant en avant des détails peu lisible chez ses concurrents. Moins marqué par l’héritage de Gluck, elle s’ancre vraiment dans une tradition française du grand opéra tel qu’il est redécouvert de plus en plus de nos jours. La direction de John Nelson s’appuie sur l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg qui n’a peut-être pas le fini des grandes formations mais justement permet un son direct et vif. La formation strasbourgeoise offre des angles dans les pupitres, des couleurs tendues et un engagement de tous les instants pour cette grande fresque. Il s’appuie aussi sur un triple chÅ“ur qui lui manque peut-être légèrement de cohésion par moments mais sans pour autant être mauvais. Il faut dire que nous avons ici le ChÅ“ur de l’Opéra National du Rhin, le ChÅ“ur Philharmonique de Strasbourg et le Badischer Staatsopernchor. Les trois formations ont déjà fait un beau travail car la langue est assez compréhensible. La direction et les choix musicaux du chef sont donc assez naturels dans le sens où il ne va pas chercher un éclairage extrême, mais plutôt une vision du début du romantisme en France. Mais l’autre gros travail de John Nelson a été de réunir une distribution à la hauteur du monument vocalement… mais qui puisse aussi rendre justice au texte. En se basant sur une distribution quasi exclusivement francophone, le chef a eu la main heureuse car le texte est extrêmement bien rendu par tous, même par les quelques chanteurs anglophones qui chantent avec peu ou pas d’accent.
À la lecture de la distribution justement, les noms des petits rôles font rêver. Une grande partie de la fine fleur du chant français a été réuni ici. Jean Teitgen chante le dieu Mercure et l’Ombre d’Hector de sa voix de bronze, Jérôme Varnier et Frédéric Caton nous proposent deux sentinelles moqueuses à souhait avec leur basses impressionnantes, Philippe Sly nous donne à entendre un très beau Panthée… Mais les rôles continuent à se développer avec des noms qui charment par la logique du choix. Marianne Crebassa est un Ascagne parfait où ce timbre sombre convient parfaitement au jeune homme. La chanteuse à cette arrogance dans la voix qui lui permet de montrer toute la fierté de son récit à Didon au troisième acte alors que le chant est particulièrement somptueux. En Hélénus et Hyopas, Stanislas de Barbeyrac nous donne des moments de beauté avec un chant sensible et délicat. Mais il est battu sur ce terrain par Cyrille Dubois qui propose un Iopas parfait. Même Joyce DiDonato ne peut s’empêcher de l’admirer durant son air : la ligne est d’une pureté immaculée alors que chaque mot est ciselé. Parmi tous ces rôles réduits, on se demande juste pourquoi avoir engagé Bertrant Grunenwald pour Priam par exemple car la voix n’est pas très belle ni le français parfait.
En continuant à monter dans l’importance des rôles, l’on rencontre forcément Anna, sœur de Didon. Et c’est peut-être la moins bonne performance de l’enregistrement. En effet, Hanna Hipp n’a pas beaucoup d’arguments à proposer face aux personnalités fascinantes qui l’entourent. La voix est assez quelconque, le français moins bon que la moyenne et le personnage reste assez générique. Il est étonnant qu’il n’ait pas été possible de trouver une autre mezzo-soprano pour ce rôle quand on voit la luxueuse distribution des rôles les plus petits. Il faut dire aussi que face à elle se trouve le Narbal de Nicolas Courjal qui frappe immédiatement par la grandeur du ton, la noirceur de la voix et la perfection du français. La basse française peine encore à obtenir des grands rôles mais les choses semblent changer (il va chanter Bertram dans Robert le Diable à Bruxelles la saison prochaine). Son personnage est immense avec ce timbre si marquant. Il offre ses graves abyssaux aux doutes du ministre puis sa puissance dans la malédiction. À l’opposé dans l’opéra, l’on retrouve Stéphane Degout dans le rôle de Chorèbe. Si le personnage n’est pas très développé, il se doit tout de même d’assumer une grand duo avec Cassandre notamment qui demande une grande variété d’accents et de couleurs. Ici le baryton français se montre un vrai modèle de finesse et de goût puisqu’il campe un noble soldat plein de tendresse mais aussi de vaillance. Le rôle est assez gratifiant mais le chanteur est parfait dans ses interventions.
Et sa qualité se dévoile encore plus quand on l’entend face à la tornade d’énergie que déploie Marie-Nicole Lemieux dans le rôle de Cassandre. À l’annonce de la distribution, le doute se posait. En effet, offrir Cassande à une mezzo-soprano qui se déclare alto alors que Didon est proposé à une mezzo-soprano qui chante des rôles de soprano… voilà qui était original. Mais il n’est pas uniquement question de tessiture dans ce rôle. Il faut avant tout être une grande figure tragique, composer cette prophétesse bouleversante. La mezzo-soprano canadienne donne déjà son timbre et sa voix pour créer une femme étrange. Le timbre légèrement forcé lorsque la ligne s’élève nous montre un personnage rongé par la terreur, terreur qui est balayée d’un revers de main par sa famille. Mais tout au long de ce rôle très exposé, elle assume une tessiture toute de même assez élevée sans que l’on ressente de la fatigue. A peine sent-on que l’extrême aigu est un peu tendu. Mais d’un bout à l’autre, il y a cette flamme intérieure qui brûle. Son premier monologue est un moment de trouble qui n’est pas sans rappeler le premier monologue d’Elektra de Strauss par l’effet de bête traquée qui s’en dégage. Le duo avec Chorèbe nous offre une visage plus humain de féminin où l’ombre du futur est légèrement masquée. Mais l’on retrouve cette violence des sentiments sur la fin. Et puis bien sûr la scène de suicide collectif est un grand moment puisque Marie-Nicole Lemieux s’y montre d’une immense noblesse, courant au martyre, écrasant de son mépris les peureuses… chaque émotion est là et donnée avec la générosité qui caractérise la cantatrice. Mais cette générosité ne déborde jamais du cadre de l’ouvrage et du personnage car elle la domestique faire vivre le personnage de Cassandre. La prestation est sidérante vocalement… et le DVD fourni nous permet de la voir dans deux scènes où l’on découvre aussi l’engagement physique. Totalement habitée par le rôle elle se consume derrière son pupitre qu’elle regarde fort peu. Et il y a un vrai grand travail sur le texte : nous sommes ici vraiment face à un personnage digne d’une tragédie classique et elle sait parfaitement faire vivre le texte avec mille nuances et une superbe diction. Immense travail pour un résultat passionnant qui se hisse au niveau de ce que proposait Anna Caterina Antonacci chez Gardiner (niveau qu’il semblait pourtant difficile à atteindre!).
Face à ce grand portrait, Joyce DiDonato se devait de donner une grande Didon. Et le résultat est tout aussi impressionnant sur le plan vocal comme dramatique. Si les premières minutes montrent un vibrato serré un peu présent, rapidement la voix prend de l’assurance et l’on retrouve cette grande chanteuse. Plus habituée au bel-canto qu’au répertoire romantique, elle avait déjà montré son affinité avec ce répertoire lors du Werther en version de concert avec Juan-Diego Florez. Le rôle de la reine de Carthage est tout aussi exigeant que Charlotte voir même plus car le portrait pousse la femme amoureuse vers une rage destructrice. La noblesse de ton est déjà admirable lors du début du troisième acte et l’on découvre par la suite le doute de cette femme, le trouble amoureux par la suite. Chacune des émotions est finement ciselée par un chant raffiné et soigné. L’on culmine à un duo avec Énée d’une extase sublime, toujours chanté avec délicatesse et passion. Puis se dévoile l’autre facette de la reine, facette qui affiche la férocité de Joyce DiDonato. L’on retrouve ici les fureurs de Haendel qu’elle sait si bien montrer (sa Dejanira de Hercules est saisissante). Toute la violence et le désespoir sont ici montrés, la folie qui s’empare d’un esprit terrassé par la douleur. Le charisme de la chanteuse est manifeste. Fait remarquable, la cantatrice américaine nous présente un texte tout à fait compréhensible avec une belle sensibilité. Elle ne dépare par dans la qualité linguistique de l’ensemble. On trouve donc ici une grande reine, où chacune des facettes (qu’elles soient publiques ou privées) et montrée comme rarement. La chanteuse démontre combien ce répertoire lui convient tout autant que le bel-canto. Car ici il n’est pas question de vocalises ou autres variations où elle est reine. C’est l’éloquence qui fait le prix de cette interprétation mais aussi la beauté du chant et de la voix. Après la grandiose Cassandre de Marie-Nicole Lemieux, l’américaine Joyce DiDonato se montre tout aussi fascinante dans un rôle souvent moins marquant car plus long et moins intense. Ici l’on découvre cette reine qui a construit une nouvelle nation : une femme forte et intelligente qui va être détruite par la passion.
Enfin, l’on termine par celui qui traverse tout l’ouvrage : l’Énée de Michael Spyres. L’américain, tout comme Joyce DiDonato, s’est fait connaître chez Rossini avant tout, mais il a toujours aussi chanté des rôles du romantisme français. Il a d’ailleurs enregistré un magnifique récital consacré à Gilbert Duprez, grand ténor de l’Opéra de Paris au XIXè siècle. Il a aussi participé à des représentations saisissantes à l’Opéra-Comique dans La Muette de Portici d’Auber ainsi que Le Pré aux Clercs de Hérold. Il sera aussi de retour à Paris pour La Nonne Sanglante de Charles Gounod. Impressionnant dans la démonstration vocale du bel-canto, il se montre d’une immense musicalité chez les romantiques. Le rôle d’Énée est assez affreusement écrit et il est rare de trouver un chanteur capable d’affronter toutes les facettes du rôle. Depuis l’héroïsme et les sauts de tessiture ahurissant de l’air d’entrée jusqu’au duo avec Didon, il faut toute une palette d’expression et une technique exemplaire. Et si l’on pouvait craindre une certaine fatigue à la fin du rôle, il faut avouer que Michael Spyres est impressionnant d’un bout à l’autre de l’opéra. Son entrée claironnante et martiale est chantée non seulement avec beaucoup d’éclat mais aussi avec un chant d’une grande beauté. L’on découvre immédiatement cette voix particulièrement bien placée, focalisée et directe. Il se sort avec une certaine facilité de cet air en faisant gronder ses graves et en lançant des aigus dardés. Mais il sait aussi montrer sa finesse dans d’autres passages où là c’est l’intelligence du chanteur qui se montre : la finesse du chant, l’art des nuances, la coloration du texte… et justement la qualité de la diction qui est parfaite ! Il se montre d’un bout à l’autre parfait car il sait parfaitement quelle est sa voix. Il ne cherche pas à se faire plus grand qu’il n’est, il coule le rôle dans sa voix et l’on en vient à se demander si ce n’est pas finalement cette voix qui était dans l’esprit de Berlioz. Après avoir été un Faust de la Damnation hors du commun à de nombreuses reprises, Michael Spyres nous démontre son talent dans un rôle beaucoup plus héroïque. Bien sûr, le rôle est un peu lourd actuellement et serait peut-être préjudiciable pour l’intégrité de la voix s’il se consacrait uniquement à ces rôles de fort-ténor. Mais pour ces deux concerts, il nous a offert un portrait d’une beauté souveraine et un chant tout aussi admirable. Voici un immense Énée dans la lignée d’un Gregory Kunde par son ancrage dans le bel-canto par le style, mais avec une voix différente et peut-être plus héroïque.
Grandes personnalités dans les rôles principaux, distribution magistrale, direction magnifique… chacun des éléments pris séparément est à saluer, mais l’ensemble aussi car l’on entend aussi la passion de chacun, la volonté de faire triompher l’ouvrage avant leur triomphe personnel. Chacun est attentif et le travail semble avoir été important pour chacun. Là où l’on aurait pu craindre d’entre avant tout trois stars accompagnées par des bons chanteurs, nous avons finalement une troupe de chanteurs tous sur le même pied d’égalité et l’on comprend combien participer à ce projet aura été important pour chacun. Le résultat est brillant car nous avons ici un enregistrement majeur. Il est rare de nos jours de trouver une publication qui se hisse immédiatement au niveau des plus grands enregistrements mais celui-ci est sans nul doute du niveau des plus grandes réussites chez Berlioz.
- Hector Berlioz (1803-1869), Les Troyens, Opéra en cinq actes
- Énée, Michael Spyres ; Chorèbe, Stéphane Degout ; Panthée, Philippe Sly ; Narbal, Nicolas Courjal ; Iopas, Cyrille Dubois ; Ascagne, Marianne Crebassa ; Cassandre, Marie-Nicole Lemieux ; Didon, Joyce DiDonato ; Anna, Hanna Hipp ; Hylas / Hélénus, Stanislas de Barbeyrac ; Priam, Bertrand Grunenwald ; un soldat / un chef grec, Richard Rittelmann ; l’Ombre d’Hector / le dieu Mercure, Jean Teitgen ; Sentinelle I, Jérôme Varnier ; Sentinelle II, Frédéric Caton ; Hécube ; Agnieszka Slawińska
- Chœurs de l‘Opéra national du Rhin
- Badischer Staatsopernchor
- Chœur philharmonique de Strasbourg
- Orchestre philharmonique de Strasbourg
- John Nelson, Direction
- 4 CD et 1 DVD Erato, 0190295762209. Enregistré Salle Érasme, Strasbourg, les 15, 17 et 18 avril 2017.