Après les succès de Faust et du Médecin Malgré Lui, le directeur du Théâtre-Lyrique souhaitait continuer à miser sur le compositeur français populaire qu’était devenu Charles Gounod. Léon Carvalho lui demande donc un nouvel opéra. Mais voilà, en 1859 notre compositeur est déjà occupé à répondre à une commande pour le théâtre du Casino de Bade : Philémon et Baucis (adapté d’une fable de La Fontaine) devait y être créé avec dans le rôle titre Caroline Miolan-Carvalho, la propre femme du directeur du théâtre parisien. Après un arrangement, le projet est donc récupéré par le Théâtre-Lyrique et Gounod composera pour Bade La Colombe en dédommagement. Bien sûr il fallait pour ce faire adapter la pièce en l’agrémentant d’un acte central avec chœur comme il sera créé en 1860, avant de retrouver la scène en 1876 dans sa version en deux originelle. Malheureusement pour Léon Carvalho, le succès attendu ne sera pas au rendez-vous et l’ouvrage ne restera que pour treize représentations sur scène lors de la création.
L’adaptation de la fable de La Fontaine ne pouvait pas se faire de façon trop textuelle, le public n’ayant pas assez à se mettre sous la dent. Aussi, Barbier et Carré, les éternels complices, firent quelques modifications. Ils ne conservent que quelques vers lors du mélodrame de Baucis, ne pouvant adapter le texte de La Fontaine pour le chant ou pour les dialogues. Déjà ce n’est pas Mercure qui vient accompagner Jupiter mais Vulcain, permettant d’ajouter une petite touche de comique avec ce dieu trompé. Refoulés de toutes les maisons d’une ville, ils découvrent une humble chaumière où ils sont accueillis comme de pauvres voyageurs par Philémon et Baucis. Les pauvres époux offrent le peu qu’ils ont pour ces voyageurs et voyant que la cruche ne se vide jamais, ils comprennent que ce ne sont pas de simples voyageurs mais des dieux. Jupiter et Vulcain se dévoilent alors pour châtier les impies malgré les suppliques à la clémence des époux. Ensuite, non content de transformer la pauvre cabane des époux en un vaste palais, Jupiter décide de rendre leur jeunesse à Baucis et Philémon. De là vient alors une autre péripétie absente de la fable : voyant la jeune femme, Jupiter en tombe amoureux et souhaite qu’elle oublie pour un petit moment son mari. La jeune femme refuse mais finit par accorder uniquement un baiser (ayant peur que Jupiter ne demande plus après), baiser surpris par Philémon jaloux. Voyant cela, Baucis accepte d’être à Jupiter à condition qu’il lui accorde un souhait avant cela. Le dieu accepte et Baucis (rusée) lui demande de lui rendre ses rides… elle sera alors après à lui. Pris de court, Jupiter finit par céder et laisse la jeunesse aux des époux qui peuvent ainsi revivre une vie complète l’un à côté de l’autre. Dans la fable, les deux époux restent âgés et deviennent des prêtres dans le grand temple qu’est devenu leur humble maison. Et le seul souhait qu’ils font est de mourir en même temps. Et c’est ce qu’il advient au bout d’un certain temps, les deux époux se transformant en arbres simultanément. Baucis devient tilleul alors que Philémon devient chêne.
Lors du transfert du projet de Bade au Théâtre Lyrique, un acte a été ajouté entre les deux originaux. Cet acte permettait au chœur de se faire plus entendre qu’uniquement dans l’orage du premier acte. Ce nouveau deuxième acte présentait alors la ville des profanateurs de dieux, montrant cette population qui ne pensait plus qu’à boire et à vivre sans limite. On y découvre donc les bacchantes et l’arrivée des dieux qui détruisent la ville impie alors que Philémon et Baucis sont les seuls protégés. Comme indiqué plus haut, le succès ne sera pas aux rendez-vous lors de la création du 8 janvier 1860. Pourtant, lors de son accès à la direction de l’Opéra-Comique en 1876, Léon Carvalho voulut avant tout reprendre Philémon et Baucis mais cette fois dans la version originale en deux actes. Par la suite, l’ouvrage voyage sous cette forme pendant quelques dizaines d’années à l’étranger. En 1924, Serge Diaghilev reprend l’ouvrage aux côtés de La Colombe et Le Médecin Malgré Lui mais avec des récitatifs composés par Georges Auric. Ces récitatifs ont été depuis perdus.
La partition proposée par Gounod plonge au cœur de la musique méditerranéenne. Si il ira encore plus loin pour Mireille quelques années plus tard, on trouve régulièrement des sonorités et des rythmes qui ne sont pas habituels chez lui, qui plongent dans des racines sûrement créées lors des nombreuses promenades du compositeur en Italie lors de son séjour à la Villa Médicis. Bien sûr nous sommes dans un opéra-comique léger, donc il ne faut pas attendre de grands emportements dramatiques. Plutôt une délicatesse de touche, un sens du détail et de la mélodie qui donnent un opéra charmant. Dès l’ouverture, la grande mélodie au hautbois qui plante une atmosphère bucolique. Le duo (1) entre les deux époux qui suit est d’une même intelligence où les deux lignes mélodiques se croisent et se répondent sans se suivre mais avec une harmonie parfaite, symbole de l’entente parfaite entre les deux amants. Changement total d’ambiance avec le chœur des bacchantes en coulisses (2) où le balancement de l’orchestre et les sonorités se montrent plus luxuriantes avant que l’orage ne se déchaîne. Le trio (3) qui suit n’a rien de particulièrement marquant mais par contre le couplet de Vulcain (4) est d’une belle inventivité avec une ligne de chant plongeant et s’appuyant régulièrement sur le grave avant de remonter vers une ligne plus volubile pour montrer ce dieu des enfers aussi imposant que ridicule. L’ariette de Jupiter (5) permet de camper un dieu moins dramatique qu’on pourrait s’y attendre sur une mélodie allante. Entre enfin en scène Baucis (qui est bien le rôle principale puisque le seul air de Philémon prévu a été coupé à la création). Le mélodrame (5bis) nous donne les rares vers de La Fontaine conservés sur une mélodie à l’orchestration délicate et tendre. S’ensuit la romance (6) de Baucis pleine de finesse, où la dame âgée rêve d’un possible retour de la jeunesse. Pas ou peu de virtuosité ici, mais une romance tendre symbolisant ce cœur amoureux et encore jeune dans un corps âgé. Vient le quartettino (7) de la découverte, solennelle mais peu marquant avant le final (8) centré sur une magnifique berceuse de Jupiter où se mêlent la délicatesse envers le couple et les menaces envers la cité perdue. Ample, la mélodie se trouve coupée par l’endormissement des deux époux avant de se terminer par un majestueux mi grave.
L’entracte (9) qui ouvre le deuxième acte montre le passage de l’ambiance des époux vers la cité perverse. On passe ainsi d’une mélodie délicate vers la tension orgiaque des bacchantes. Le crescendo est superbement réalisé et débouche sur une version plus orgiaque du chœur en coulisses du premier acte. Pour ce qui est de la version en trois actes, on continue sur un splendide chœur d’ivresse (A) à huit voix, où la sensualité déborde dans un alanguissement qui est brisé par l’arrivée de la Bacchante pour des strophes (B) revendicatrices et un peu raides. Les trois numéros suivants s’enchaînent assez rapidement avec la reprise du chœur des bacchantes (C) encore plus débridée puis l’arrivée de Vulcain pour leur annoncer la sentence (D) que vient appliquer Jupiter (E) face au déni généralisé. On retiendra surtout dans cet acte ajouté le magnifique chœur de l’ivresse qui est d’une grande intelligence et fonctionne admirablement. Le reste de l’acte est plus convenu et moins passionnant.
Le dernier acte s’ouvre donc soit par l’entracte ou directement pour l’ariette de Baucis (10). En deux sections bien différentes, elle commence par une romance proche de son air d’entrée, marquée par l’âge. Mais se rendant compte qu’elle a rajeuni, l’air se modifie pour une partie beaucoup plus vive et virtuose. On entend immédiatement l’évolution entre les deux Baucis mais Gounod réussit à offrir un chant orné sans qu’il soit pour autant trop démonstratif. On entend toujours la jeunesse et la fraîcheur sans coquetterie. Le duo (11) avec Philémon qui suit est charmant avec un récitatif de reconnaissance magnifiquement écrit puis un final plein de charme où la passion renaît entre ces deux époux. Mais Jupiter est toujours ici et voyant Baucis, il nous donne un couplet (12) joyeux et léger dans une premier temps puis jouisseur sur la fin avec une écriture très souple pour la basse. Suit le grand air virtuose de Baucis (13) où Gounod a réussi à renouveler les formes pour offrir une vraie démonstration sans ostentation. Bien sûr une partie lente avec des vocalises où se répondent la flûte et la voix de soprano léger. Puis arrive la partie rapide où l’on comprend ce que “soprano à roulade” veut dire. Notes piquées, vocalises, suraigus… tout est ici convoqué mais toujours avec élégance. L’aigu ne doit jamais être puissant mais posé comme une virgule. La vocalise doit être précise sans être trop longue. Cet air est un exemple d’air de bravoure. Le duo qui suit entre Baucis et Jupiter (14) est une séduction amenant à un équilibre entre les deux protagonistes, commençant sur des tonalités différentes avant de se rejoindre. Le trio (15) qui suit est plus théâtral que musical mais mélodiquement intéressant. Le final (16) par contre s’ouvre sur la demande de Baucis, portée par une mélodie humble et délicate (alors que la ruse est superbe ici!) puis se termine par la reprise de la partie rapide du premier duo, pris sur un rythme encore plus léger et joyeux pour un final plein de vie.
Malgré la relative simplicité dans la mise en scène et le nombre de participants, l’ouvrage n’est que peu représenté et la majorité des témoignages que l’on conserve proviennent de versions de concert diffusées à la radio, voire même réalisées principalement pour elle. Ainsi, Samossoud en Russie et sans doute Karr en 1951, mais aussi Sanzogno en Italie en 1960 et bien sûr Bigot et Gallois à Paris, respectivement en 1968 et 1975. Ce sont d’ailleurs là les seules versions commerciales ayant été publiées de façon plus où moins officielles (Bigot est malheureusement un pirate). Afin d’équilibrer et de mettre en valeur une version scénique récente, j’ai choisi d’intégrer dans ce comparatif la bande audio du spectacle filmé à Tours en 2018 et dirigé par Tournier.
Pour Philémon et Baucis, il y a deux possibilités : une version en deux actes, conforme à la partition d’origine… ou en trois actes avec l’ajout voulu par Carvalho. Dans les enregistrements présentés, nous avons une égalité entre ces deux versions. Ainsi, Samossoud en russe, Karr et Gallois sont en deux actes alors que Sanzogno en italien, Bigot et Tournier sont en trois actes. Sur tous ces enregistrements, un seul contient les dialogues permettant le lien entre les numéros chantés et c’est bien sûr Tournier avec des textes mis au goût du jour comme cela se fait souvent pour les opérettes ou les opéras légers. On y gagne en actualité, parfois en sourire… mais il est dommage de ne pas avoir une version avec les dialogues originaux. Sanzogno semble plus étrange puisqu’il possède des récitatifs en italien bien sûr. La question est de savoir d’où viennent ces récitatifs si ceux d’Auric de 1924 ont été perdus. Il n’y a aucune mention de cela nulle part donc on peut soit supposer une adaptation de Sanzogno avec des thèmes qu’on trouve dans la partition, soit peut-être ceux d’Auric finalement survivant en Italie. La partition piano-chant indique les coupures d’usage au théâtre et presque toutes les productions les effectuent avec un petit plus pour Samossoud qui rétablit quelques lignes en plus dans le duo entre Philémon et Baucis (N°11) et le trio avec Vulcain (N°15). Sinon, il faut bien avouer que les deux versions de 1951 montrent seulement de larges extraits avec des numéros complets qui sont coupés, que ce soit des airs ou des chœurs. Sanzogno et Bigot proposent eux tous les numéros (et donc aussi ceux de l’acte ajouté) et effectuent les petites coupures proposées au théâtre. Gallois opte pour la version en deux actes donc et coupe aussi les interventions du chœur que ce soit dans le N°2 ou dans l’entracte qui est conservé mais sans chœur. Enfin, Tournier coupe le chœur N°2 mais rétablit par contre à certains endroits la partition complète malgré la possibilité de supprimer quelques lignes. On le voit, beaucoup de coupures et d’adaptations. Mais finalement, les quatre versions les plus récentes offrent des visions assez complètes de la partition avec en plus des optiques différentes.
Jodie Devos dans le grand air de Baucis (Acte III), enregistré lors d’un gala en l’honneur de Charles Gounod à Radio-France, le 16 juin 2018.
Pour quatre enregistrements, la qualité des documents rends assez difficile de détailler la direction des chefs et parfois même la qualité de l’orchestre. Mais on notera tout de même que malgré la langue, Samuel Samossoud offre une belle lecture de la partition de Gounod. L’Orchestre de la Radio d’URSS est léger et coloré sans pour autant virer vers la caricature. Le compositeur avait déjà offert un superbe Orphée et Eurydice de Gluck qui respirait la méditerranée malgré une grande lenteur. Ici les tempi sont assez fluides. Isidore Karr à Genève s’appuie sur l’Orchestre de la Suisse Romande pour un tapis orchestral encore plus baigné par les couleurs de la Grèce. Les appuis, les tempi… tout ici nous plonge dans la campagne bordée par la mer Méditerrannée. Nino Sanzagno pèche lui par contre après ces deux propositions. Son Orchestre de la RAI de Milan manque d’esprit et de légèreté. La direction est beaucoup plus sèche et raide malheureusement. Autre déception pour Eugène Bigot avec l’Orchestre de l’ORTF. On ne sait pourquoi mais le chef semble avoir voulu étendre plus que de raison la partition, lui enlevant tout rebond et toute danse. Les tempi sont outrageusement ralentis et donnent une vision déformée de la partition, empêchant de plus les chanteurs de se lancer dans une virtuosité débridée vu le rythme. Henri Gallois retrouve un rythme parfait avec l’Orchestre Lyrique de Radio-France. Bénéficiant en plus d’une qualité d’enregistrement superbe, on entend ici non seulement parfaitement la richesse de l’orchestre, mais aussi tous les rythmes, toutes les ruptures écrites pour surprendre le public. On a sans doute ici la plus belle direction de l’œuvre même si malheureusement il nous manque l’acte central qui aurait sans nul doute été magnifique avec de telles conditions d’exécutions. Avec l’Orchestre Symphonique Région Centre/Val de Loire-Tours, Benjamin Pionnier donne une direction assez vive, bondissante… mais qui manque un peu de poésie pour vraiment toucher. Certes l’histoire prête à sourire, mais elle est aussi baignée par une douce nostalgie comme seul Gounod sait en faire (ou presque!). Il lui manque donc cette douceur mais la mise en scène ne lui permet pas de toute façon de porter vers la douceur alors que texte et action lorgnent vers Offenbach. Les chœurs sont peu sollicités ici sauf dans la version en trois actes et dans les trois cas ils se montrent à la hauteur de la tache avec entre autres le complexe chœur de l’ivresse d’une magnifique inspiration.
Le rôle de la bacchante n’apparaît que dans la version en trois actes et n’a finalement que très peu à chanter à part un air. Chez Sanzogno, l’italienne Jolanda Torriani ne marque pas les esprits alors que par contre, chez Bigot on découvre Jacqueline Brumaire! Malgré son seul air et quelques récits, elle donne toute sa mesure ici pour un chant enjoué, presque bravache par moments tant elle se lance dans le texte. On pourra en dire de même pour la version de 2018 où Marion Grange tient bien le rôle (elle est particulièrement engagée dans la harangue qu’elle fait durant les dialogues d’ailleurs). Vulcain joue plus les faire-valoir de Jupiter qu’autre chose. Mais un bon interprète peut réussir à tirer son épingle du jeu. Chez Samossoud, on ne peut s’empêcher de penser à Farlaff dans Ruslan et Ludmilla à l’écoute de Vsevolod Tutunnik. La basse russe possède un timbre large et sombre, mais sait très bien faire ressortir le côté bouffe du rôle. Son air d’entrée bien sûr est impressionnant, appuyant parfaitement sur les graves. Diego Ochsenbein la même année chez Karr ne montre pas les mêmes talents d’interprètes et manque du coup un petit peu de charisme pour ce dieu malheureux. On retrouve chez Paolo Montarsolo ce qui faisait le prix du Vulcain russe : la noirceur du timbre mêlé à l’autodérision. Son Vulcain se promène et montre tout son ridicule sans pour autant en oublier qu’il est un dieu. Et d’ailleurs si dans les deux actes extrêmes c’est le ridicule qui prime, son intervention au deuxième acte lui fait retrouver toute sa force divine! En 1968, c’est Jacques Mars qui chante Vulcain. On connaît la noblesse innée de cette grande basse française et du coup on retrouve ici un peu trop du Philippe II et pas assez du ridicule voulu. Bien sûr, tout est fait avec beaucoup de tenue, un art de la diction… mais on attendrait un petit peu plus d’humour. Félix Giband offre un petit peu le même portrait : une voix un petit peu trop noble pour Vulcain… mais il a l’avantage d’avoir un chef qui dynamise le flux et offre du coup le côté plus léger qu’on perdrait sinon. Enfin, Eric Martin-Bonnet se montre particulièrement bouffe lui mais sans ce grave puissant qui donne une grande partie de son sel à son air d’entrée. Jouant beaucoup sur le ridicule il perd un peu de son statut pour le coup. Aucun loupé ici, mais il faut avouer que Vsevolot Tutunnik est assez marquant…
Le rôle de Jupiter propose en de nombreux lieux des lignes alternatives pour le chanteur : une ligne basse principale et une ligne haute optionnelle. En général, c’est la ligne basse qui est chantée, offrant un portrait plus noble du dieu des dieux. Et surtout, à certains moments l’aigu semble totalement hors de propos comme à la fin de la berceuse qui clôt l’acte I ! Aleksey Korolev comme on pouvait s’en douter, opte pour les lignes graves uniquement. Mais cela ne fait pas pour autant un dieu. Il lui manque ici la noblesse de certains pour avoir un portrait complet de Jupiter. Le timbre est beau, le chanteur semble s’amuser… mais il n’a pas ce côté grandiose du dieu qui s’encanaille. Heinz Rehfuss sonne comme toujours bien sec et manque de rondeur par rapport à ses collègues. Voilà un Jupiter pour le coup bien sérieux qui bien sûr prend toujours la ligne basse! Dans la version italienne de 1960, c’est Fernando Corena qui donne sa voix à Jupiter. Le chanteur est habitué aux rôles de basses bouffes… et montre toute sa verve ici. Mais le rôle est un petit grave pour lui, le timbre manque de noirceur pour Jupiter. Vocalement il alterne les lignes hautes et les lignes basses en fonction des moments. Mais on sent que le rôle ne rentre pas trop dans sa voix de basse claire. Tout le contraire de Gérard Serkoyan chez Bigot qui donne un ton magnifique à Jupiter par sa voix ronde, noire et sombre. La basse reste un peu trop sur sa noblesse (et là encore la direction très lente n’aide pas à dynamiser sa partie) mais que le chant est beau d’un bout à l’autre, le grave sonore et rond, la ligne splendide… En 1975, Pierre Nécquecaur se montre assez parfait dans le rôle. Lui aussi possède cette grande voix de basse noble, mais il est aidé par le chef pour bousculer cette grandeur et lui donner un peu de vie. Bien sûr là aussi nous avons uniquement la ligne la plus grave! Un sans faute! Voici enfin Alexandre Duhamel qui nous donne à entendre très souvent la ligne aiguë du rôle. Pourtant, il descend bien au mi grave lors du final de l’acte I. Mais le chanteur n’est pas basse et est sans doute plus à l’aise dans l’aigu qui claque de belle manière. Maintenant, le portrait s’en retrouve du coup modifié avec un dieu plus jeune et joueur, parfaitement en accord avec la vision du metteur en scène. Mais il est tout de même dommage de ne pas présenter la mélodie dans sa forme originale pour un opéra si peu donné. Difficile ici de faire son choix entre Serkoyan splendide mais un peu trop sérieux, Nécquecaur plus vif mais aussi moins sonore… et Duhamel qui tranche totalement avec ces deux vraies basses.
Le rôle de Philémon est assez étrange car il n’a finalement aucun air pour se montrer. Bien sûr il a les duos avec Baucis, les ensembles… mais aucun air alors que tous les autres personnages en ont un. Il y avait bien à l’origine un air au premier acte mais il fut coupé lors des répétitions et Gounod le ré-utilisa pour une mélodie par la suite. Il est étrange que pour l’enregistrement russe de Samossoud, cet air n’ait pas été introduit étant donné que le rôle est chanté par rien de moins que le grand Georgy Vinogradov. Ténor de radio, il ne chanta jamais sur scène mais donna de très nombreux concerts à la radio et était très connu à l’époque. L’écoute nous fait découvrir un Philémon d’une douceur extrême, d’une distinction et d’une poésie remarquable. Le chanteur ne force jamais, toujours extrêmement attentif à la ligne vocale et aux nuances. Malheureusement, il n’a que peu pour montrer tout son immense talent. Chez Karr, Pierre Giannotti se montre un peu plus décidé avec une voix plus forte et moins poétique. Mais le timbre ensoleillé offre un très beau portrait du vieil homme comme du jeune homme. Alvinio Misciano se montre lui un peu trop viril et chante sans douceur ce portrait pourtant plein de nuances. On sent que le style de demi-caractère n’est pas vraiment son monde pour cette version italienne. Au contraire, Michel Sénéchal (en 1968) connaît parfaitement ce répertoire et offre un chant châtié à l’extrême, plein de nuances et sans jamais forcer. Le seul défaut que l’on pourrait lui trouver vient de ce timbre toujours peu agréable à l’oreille qui deviendra par la suite celui d’un ténor de caractère. En 1975, Jean-Claude Orliac propose un timbre plus soyeux et n’était un petit côté larmoyant à son chant offrirait sans doute le meilleur des compromis. Le chant est parfaitement nuancé avec un style immédiatement reconnaissable. Enfin, à Tours Sébastien Droy se montre assez étrange. Voulant sans doute singer l’âge, il assombrit sa voix dans la première partie du premier acte tout en nous ajoutant tout de même un suraigu dans le premier duo (assez peu probable dans cette situation). Tout au long de l’ouvrage, il va chanter légèrement en force et sans la grâce que l’on peut attendre dans ce répertoire. Alors… Entre Vinogradov, Sénéchal et Orliac… difficile là aussi de choisir!
Et enfin, voici Baucis. C’est pour offrir ce rôle à sa femme Caroline Miolan-Carvalho dans son théâtre que le directeur du Théâtre Lyrique a récupéré cette partition. Et il faut dire que la soprano a le droit à une romance, une ariette, un grand air à vocalises… plus de nombreux duos! Connue pour sa virtuosité, ses aigus et la fraîcheur de sa voix, Gounod lui compose pourtant une musique qui demande beaucoup de délicatesse et où la virtuosité arrive par touche (pas forcément facile d’ailleurs) plus que par grand étalage. Et c’est là la force de ce rôle : briller de manière discrète. Chez Samossoud, Kapitolina Rachevskaya a moins à chanter et ne peut finalement briller que dans son grand air (N°13). La soprano réussit à tenir la partition mais manque un peu de brio et de délicatesse. Claudine Collart chez Karr se montre beaucoup plus aisée et en style, avec un petit côté désuet qui n’est pas désagréable dans ce rôle. La voix est franche et facile, les aigus piqués simplement. Pas d’esbroufe mais la partition respectée avec probité. On se demande un petit peu ce que venait faire Renata Scotto dans ce rôle en 1960. Certes, elle n’avait que 26 ans, mais déjà la voix regardait vers le soprano lyrique. Or le rôle demande de la légèreté, de l’esprit et de la délicatesse. Et si la chanteuse se tire des embûches de la partition, les aigus sont souvent agressifs et puissants. La technique est bien là, mais il manque la délicatesse. On entend les efforts pour alléger certains moments et éviter une démonstration de décibels, mais malgré celà, on peine à entendre une Baucis d’opéra-comique. Mady Mesplé est par contre totalement dans son répertoire ici, avec cette rondeur de timbre, cette aisance dans les aigus fins et légèrement piqués, cette diction bien sûr, ce petit grelot suranné qui convient à cette dame âgée tout comme à la jeune femme. On est sous le charme de cette composition, n’était encore une fois la direction trop lente de Bigot, on aurait une Baucis parfaite! Anne-Marie Rodde se situe sur les mêmes cimes mais a la chance d’être très bien dirigée. La voix est peut-être moins belle, mais elle possède aussi toute la technique nécessaire pour briller sans jamais démontrer. Les montées à l’aigu sont légères, les vocalises parfaites… Sa Baucis est splendide et peut-être la plus aboutie. Enfin, Norma Nahoun montre les difficultés de cette partition. Elle la chante de belle manière sans simplifier quoi que ce soit. Mais on sent régulièrement l’effort, la technique se fait entendre pour passer certains moments là où le chant devrait couler de source sans jamais que l’on sente une quelconque tension. La voix est belle mais manque légèrement de brillant surtout après Mesplé et Rodde. C’est une belle Baucis, mais peut-être trop jeune et manquant légèrement d’aisance dans le répertoire de l’opéra-comique qui demande technique et finesse. Bien sûr, on comprend que les jeux sont faits avec Mady Mesplé et Anne-Marie Rodde qui possèdent style, aisance et technique pour faire de Baucis ce portrait tendre mais aussi virevoltant.
Enfin le bout me direz-vous… car en effet, en fouillant un petit peu on découvre des versions, très difficilement trouvables, voire même introuvables en dehors de quelques disques d’occasions… mais il y a bien quatre versions de Philémon et Baucis qui ont été commercialisées. On pouvait espérer que la version de Tours soit publiée, mais il n’en est rien. Il faut donc se contenter des anciens enregistrements. Et au jeu des comparaisons, ce sont les versions dirigées par Eugène Bigot et Henri Gallois qui sortent gagnantes. Si la première est handicapée d’une direction vraiment trop lente, la distribution y est formidable et l’on a les trois actes. Gallois lui offre un confort d’écoute, un détail de la direction vive, une distribution sans faute… et la version en deux actes! Mais voilà… Bigot est un pirate non officiellement commercialisé… et Gallois n’est plus édité depuis bien longtemps. Alors que faire? La version sans doute la plus simple à trouver est la version italienne car diffusée par Myto en version numérique. Donc il n’y a qu’une chose à faire, fouiller Internet pour réussir à trouver l’une des deux versions françaises les plus intéressantes… et pourquoi pas aussi la vidéo des représentations de Tours en 2018. Mais la fraîcheur et l’inspiration de cette partition méritent bien quelques efforts pour pouvoir l’écouter!
- Charles Gounod (1818-1893), Philémon et Baucis, Opéra-Comique en deux actes (chanté en russe)
- Philémon, Georgy Vinogradov ; Baucis, Kapitolina Rachevskaya ; Vulcain, Vsevolod Tutunnik ; Jupiter, Aleksey Korolev
- Stein Schneider, récitant
- Orchestre de la Radio d’URSS
- Samuel Samossoud, direction
- 1 CD. Enregistré lors d’un concert radiodiffusé à Moscou en 1950.
- Charles Gounod (1818-1893), Philémon et Baucis, Opéra-Comique en deux actes
- Philémon, Pierre Giannotti ; Baucis, Claudine Collart ; Vulcain, Diego Ochsenbein ; Jupiter, Heinz Rehfuss
- Orchestre de la Suisse Romande
- Isidore Karr, direction
- 1 CD Malibran CDRG 180. Enregistré à Genève en 1951.
- Charles Gounod (1818-1893), Philémon et Baucis, Opéra-Comique en trois actes (chanté en italien)
- Philémon, Alvinio Misciano ; Baucis, Renata Scotto ; Une Bacchante, Jolanda Torriani ; Vulcain, Paolo Montarsolo ; Jupiter, Rolando Panerai
- Choeur de la RAI de Milan
- Orchestre de la RAI de Milan
- Nino Sanzogno, direction
- Édité en numérique par MYTO. Enregistré à lors d’un concert radiodiffusé le 10 avril 1960 à Milan.
- Charles Gounod (1818-1893), Philémon et Baucis, Opéra-Comique en trois actes
- Philémon, Michel Sénéchal ; Baucis, Mady Mesplé ; Vulcain, Jacques Mars ; Jupiter, Gérard Serkoyan ; La Bacchante, Jacqueline Brumaire
- Choeur de l’ORTF
- Orchestre de l’ORTF
- Eugène Bigot, direction
- Enregistré lors d’un concert radiodiffusé à Paris en 1968.
- Charles Gounod (1818-1893), Philémon et Baucis, Opéra-Comique en deux actes
- Philémon, Jean-Claude Orliac ; Baucis, Anne-Marie Rodde ; Vulcain, Félix Giband ; Jupiter, Pierre Néquecaur
- Orchestre Lyrique de Radio-France
- Henri Gallois, direction
- 1 CD Musidisc MU 750. Enregistré à lors d’un concert radiodiffusé le 4 novembre 1975.
- Charles Gounod (1818-1893), Philémon et Baucis, Opéra-Comique en trois actes
- Philémon, Sébastien Droy ; Baucis, Norma Nahoun ; La Bacchante, Marion Grange ; Vulcain, Eric Martin-Bonnet ; Jupiter, Alexandre Duhamel
- Choeur de l’Opéra de Tours
- Orchestre Symphonique Région Centre/Val de Loire-Tours
- Benjamin Pionnier, direction
- Diffusé sur Culturebox. Enregistré à l’Opéra de Tours en février 2018.