Plus d’un an sans opéra scénique. Certes il y avait eu quelques concerts durant la trêve estivale avec entre autre la magnifique Khovanshchina par le Mariinsky à la Philharmonie de Paris, ou des concerts en tout petit comité… mais en ce 4 juin, c’était le retour en salle pour un opéra dans sa forme complète. En 2020, le dernier vu était La Dame Blanche à l’Opéra-Comique et c’est avec un plaisir immense que je retournai dans la salle Favart. Bien sûr on reste ébloui par la beauté du cadre, mais il y avait aussi l’excitation de voir l’Orfeo de Monteverdi, surtout avec une distribution d’où émergeait Marc Mauillon sous la direction de Jordi Savall. Les deux musiciens ont déjà montré leurs talents ensemble et sur un répertoire aussi spécifique, on pouvait attendre beaucoup. Malheureusement, la salle plus qu’à moitié vide n’aidait pas à faire de cette première la grande fête que l’on pouvait espérer. Mais cela ne pouvait pas gâcher le plaisir de telles retrouvailles.
Lorsque l’on évoque l’Orfeo de Monteverdi, on pense immédiatement au fait qu’il serait le premier opéra composé. En effet, il est sans doute le premier divertissement musical aussi développé et marque une rupture avec ses prédécesseurs. Mais il est toujours difficile de voir exactement un avant et un après. Disons qu’il est sans doute plutôt le premier à atteindre cet aboutissement de fusion entre texte et musique… et aussi le premier qui nous soit parvenu avec des partitions imprimées permettant encore de la jouer de nos jours. La création a lieu le 24 février 1607 lors de l’ouverture du carnaval à Mantoue. Jusque dans les années 1650, des reprises semblent avoir eu lieu dans différentes villes d’Europe. Il faudra attendre presque trois siècles pour que l’auditeur moderne redécouvre la partition. En 1904, Vincent d’Indy monte une version abrégée à Paris pour la première fois depuis la mort de Monteverdi. Bien sûr à l’époque il n’est pas envisageable donner l’ouvrage sans le retoucher. Il y aura donc de nombreuses versions remaniées durant toute la première partie du vingtième siècle qui donneront une vision déformée de l’ouvrage de Monteverdi. Le début du retour aux sources peut sans doute être marqué par l’enregistrement de 1969 dirigé par Nikolaus Harnoncourt qui fait alors usage d’instruments d’époque et d’un respect total de la partition imprimée existante. Voici enfin l’Orfeo de retour.
Pour la mise en scène, l’Opéra-Comique a fait appel à la toute jeune Pauline Bayle. Difficile pour une première mise en scène d’opéra de se frotter à cet opéra qui est (comme le dit Agnès Terrier dans la vidéo de préparation sur le site de l’Opéra-Comique) un « catalogue d’émotion ». En effet, chaque acte a sa situation et son émotion particulière mais l’ouvrage reste assez peu scénographique. Le parti pris est de rester dans le sobre voir le très sobre et de faire confiance à la musique. En cela, l’idée n’est pas mauvaise et les deux premiers actes fonctionnent très bien avec cette grande prairie de fleurs où les bergers célèbrent le mariage d’Orfeo et Euridice. Les danses s’intègrent bien et tout cela est assez beau et agréable à l’œil. On peut se poser la question à certains endroits par contre si certaines interactions sont vraiment prévues ou plutôt imaginées sur le moment comme si l’on assistait à une répétition sans public. Ainsi, un danseur par exemple manque de chuter et se passe alors la main sur le front signifiant son soulagement : vraie indication scénique pour rendre le spectacle comme interactif ou liberté apportée aux artistes pour signifier aussi leurs émotions en dehors de la musique et de l’histoire ? On retiendra par contre de ce premier acte la participation au ballet de Marc Mauillon qui se tire avec brio d’une chorégraphie assez complexe. À partir du troisième acte, la scène est totalement dépouillée avec une entrée aux Enfers toute noire où la seule idée semble être ces trois ombres qui se meuvent pour entrainer Orphée ou Caront. Il en est de même pour le quatrième acte où la scène est vide. Le dernier acte verra Orphée emprisonné dans un cercle de fleur au milieu duquel se trouve la robe de mariée d’Eurydice. Devant tous ces espaces vides, il n’y a pas grand-chose qui meuble la scène et en dehors de l’investissement scénique de Marc Mauillon encore une fois, on se retrouve face à un spectacle qui n’a rien de choquant mais qui ne répond pas à la vitalité et l’imagination de la musique de Monteverdi. Certains moments (le quatrième acte par exemple) semblerait tout droit sorti de l’imagination de Bob Wilson, mais sans les couleurs et chorégraphies si chères à ce metteur en scène.
C’est sans doute avec cet opéra que j’ai réellement accroché au premier baroque italien. Monteverdi m’avait déjà intéressé par l’Incoronazione di Poppea mais dans une version assez peu historiquement informée. Puis sont venus Harnoncourt, Garrido, Alessandrini, Cavina, Agnew… de nombreuses versions qui mettaient en avant les couleurs de l’orchestre. Le choc est donc un petit peu rude lors de l’écoute de l’orchestre souhaité par Jordi Savall. Déjà pour Alcyone de Marin Marais, l’orchestre sonnait un peu sec mais avec des pupitres assez étoffés. Ici, il fait le choix de réduire les pupitres, de faire sonner du coup de timbres beaucoup plus marqués et francs. On sait que le Concert des Nations n’est pas la phalange la plus colorée et il s’en suit donc un orchestre certes impressionnant car il est énergique, parfaitement en place, accompagne parfaitement les situations… mais aussi qui manque pour moi d’un peu de danse, de rondeur, de couleurs douces. Peut-être est-ce l’écoute régulière entre autre de la captation où Paul Agnew dirige les Arts Florissants, mais je n’ai pas totalement adhéré à ce choix un peu trop aride dans la fosse.
Difficile de différencier les membres de la Capella Reial de Catalunya des petits rôles entre autres ceux du premier acte. Dans tous les cas, on trouve des artistes particulièrement attentifs au style et à la technique. Tous les bergers possèdent style et technique pour décorer la ligne de chant dans un ensemble parfait. Le seul regret vient dans les timbres qui ne sont pas les plus beaux pour les bergers par exemple. Les deux ténors se marient parfaitement quand ils chantent tous les deux mais lorsque chacun est seul, la qualité du timbre manque même pour de tels rôles.
Sur les rôles les plus développés, il manque aussi un peu de présence pour vraiment incarner ces grands personnages tracés d’un trait. Luciana Mancini est une Musica et une Euridice sensible mais à la voix assez réduite. Dans le double rôle de Speranza et de Proserpina, Marinane Beate Kielland se montre plus sonore avec une très belle voix. On notera Furio Zanasi en Apollo. Lui qui aura été un Orfeo en 2007 par exemple sous la direction de Rinaldo Alessandrini est donc ici le père, avec une voix certes percutante mais qui accuse quelques faiblesses avec un vibrato assez prononcé qui enlève un peu de la noblesse au dieu venu élever son fils. Toujours chez les dieux, Salvo Vitale se montre par contre impressionnant tant en Caronte qu’en Plutone avec un timbre sombre et une voix percutante. Enfin, parmi les rôles secondaires, il faut mettre à part le cas de Sara Mingardo qui avec une intervention finalement relativement courte est totalement fascinante. Plus sobre que ses partenaires dans ses ornements, elle cherche avant tout à montrer la détresse de sa Messagère venue annoncer la mort d’Eurydice. D’une grande douleur, sa voix reste comme sourde, le texte est finement ciselé… c’est un moment de grâce qui glace le public.
Reste celui sans qui rien ne peut être dans cet opéra, l’Orfeo de Marc Mauillon. On connait l’aisance avec laquelle le chanteur sait défendre la musique ancienne. Sa prise de rôle il y a quelques années dans le premier opéra de Monteverdi avait créé la sensation et il faut avouer que dès son entrée sur scène, on est suspendu à ses lèvres, touché par la douceur de son chant ou frappé par sa douleur. Il explore ici l’ensemble des possibilités expressives, sachant parfaitement orner son entrée au deuxième acte mais aussi donner le texte dans toute sa violente crudité au cinquième acte. Malgré le peu de mise en scène, il arrive à occuper l’espace qui lui est assigné, à chanter et vivre le texte. On est même parfois heurté par la force qu’il y met, restant toujours dans le chant baroque mais avec des accents expressionnistes assez saisissants. Une interprétation que j’aurai peut-être préféré un peu plus retenue à certains moments, mais on ne peut nier la force du portrait ainsi créé, de même pour l’éloquence du chanteur.
Malgré les critiques formulées plus haut, le spectacle est d’une belle qualité d’ensemble. Malheureusement pour moi, je suis resté une bonne partie du temps sur le côté du chemin parcouru par Orfeo… Est-ce l’ambiance générale, une fatigue passagère… ou alors plutôt des habitudes d’écoutes assez différentes de ce chef-d’œuvre qui fait que la magie n’a pas été totalement au rendez-vous ? Je n’ai pas réussi à être emporté comme cela avait été le cas à la Salle Pleyel en 2014 sous la direction de Christophe Rousset (mais c’était la première découverte en salle ) ou la beauté parfaite et bucolique de la production donnée à la Philharmonie de Paris en 2017 par Paul Agnew. Une nouvelle écoute lors des diffusions radio ou télévision sera peut-être nécessaire pour mieux saisir le discours de Jordi Savall ainsi que ses choix artistiques !
- Paris
- Opéra-Comique
- 4 juin 2021
- Claudio Monteverdi (1567-1643), L’Orfeo, fable en musique
- Mise en scène, Pauline Bayle ; Décors, Emmanuel Clolus ; Costume, Bernadette Villard ; Lumières, Pascal Noël ; Assistante mise en scène, Céline Gaudier : Stagiaire mise en scène, Mona Taïbi
- Musica / Euridice, Luciana Mancini ; Orfeo, Marc Mauillon ; Messaggera, Sara Mingardo ; Speranza / Proserpina, Marianne Beate Kielland ; Apollo, Furio Zanasi ; Caronte / Plutone, Salvo Vitale ; Pastore I / Spirito II, Victor Sordo ; Ninfa, Lise Viricel ; Pastore II / Spirito IV, Gabriel Diaz ; Pastore III / Spirito I / Eco, Alessandro Giangrande ; Pastore IV / Spirito III, Yannis François
- Yannick Bosc / Loïc Faquet / Xavier Perez, danseurs
- La Capella Reial de Catalunya
- Le Concert des Nations
- Jordi Savall, direction