Depuis quelques années, Paul Agnew explore tous les livres de madrigaux de Claudio Monteverdi. Après avoir chanté et donc dirigé cette très large composition de celui qui est considéré comme l’inventeur de l’opéra, le haute-contre nous propose un Orfeo où il met non seulement en avant la beauté de la partition, mais aussi tout le talent des Arts Florissants en tant qu’ensemble instrumental comme vocal. Car au travers de cette production, c’est toute cette grande famille qui est mise en lumière. Le chef historique William Christie cède sa place à son protégé mais les participants sont les amis de toujours, les admirables musiciens qu’on retrouve dans de nombreuses productions de l’ensemble. Présentée comme uniquement mise en espace dans le programme de la Philharmonie de Paris, ce spectacle sera finalement total car c’est l’intégralité de la mise en scène créée à Caen qui est offerte au public pour une immersion dans un monde musical et mythologique sidérant de beauté.
L’Orfeo de Monteverdi possède une place à part dans l’opéra car il est considéré comme le premier opéra de l’histoire même si cette appréciation peut être remise en cause. Toujours est-il que cette partition recèle de telles beautés qu’en dehors de cette place, il mérite toute l’attention qui lui est portée depuis de nombreuses décennies. Cette pastorale nous emmène moins loin que la partition de Rossi vue il y a quelques semaines à Versailles car il approfondit moins les personnages autres qu’Orphée. Mais il nous propose aussi des ensembles magistraux et un poète jamais autant mis en avant et rendu aussi puissamment magique. Les scènes de réjouissances du début sont certes très belles et variées, mais comment résister aux grandes émotions tragiques qui arrivent à partir de l’annonce si belle de la Messagère ? Et les supplications d’Orphée devant Charon ou Pluton sont des moments totalement sidérants dans leur variété et leur profondeur. Cette pastorale s’ouvre bien sûr sur l’atmosphère bucolique qu’on peut espérer, mais rapidement on s’enfonce dans les méandres de la douleur qui transcende le génie du poète, mais aussi du musicien !
En tant que chef et metteur en scène, Paul Agnew porte beaucoup de responsabilité dans la grande réussite de cette production. Dans un cas comme dans l’autre, il a choisi la simplicité et la fluidité. La mise en scène présente un même espace durant toute l’œuvre avec uniquement des changements de luminosité pour créer les ambiances divers. Un cercle de pierre délimite l’espace principal, mais tout autour de cette zone se trouvent des chanteurs et les musiciens. Ces derniers sont répartis tout autour du cercle, mais certains vont au cours de l’ouvrage entrer dans le cercle et prendre une vraie part au théâtre : les danses et les réjouissances du premier acte sont menées et vécues par les violons et les flûtes avec les musiciens qui entrent dans la danse au même titre que les chanteurs. Bien sûr, théorbe et luth sont encore plus mis en avant de part leur importance dans l’accompagnement des chanteurs mais aussi dans l’association avec le grand poète Orphée. Ce mélange de chanteurs et de musiciens dans un décors très sobre, allié à des costumes d’une grande sobriété et parfaitement dans l’imaginaire de l’époque de la création nous offrent un spectacle d’une immense fluidité. Avec l’expérience du madrigal pratiqué depuis quelques années, Paul Agnew propose un orchestre particulièrement coloré et délicat, où la variété de l’instrumentation prend sa source dans ses pièces de dimension réduites. Beau visuellement mais aussi très fort émotionnellement, nous ne sommes pas devant un opéra où l’on peut voir la « machinerie », mais plutôt devant une pièce musicale dans toute son intimité. C’est toute une ambiance qui est créée par cette production, ambiance que l’on pourrait penser avoir été lors de sa création en 1607 non pas dans une grande salle d’opéra mais dans un salon. Malgré l’immensité de la salle de la Philharmonie de Paris, chaque spectateur est plongé dans la finesse de l’ouvrage et sa grande poésie.
Musicalement, Paul Agnew a décidé de faire confiance aux instrumentistes de l’ensemble. Confiance déjà car s’il les a préparés, il ne les dirige par durant tout l’ouvrage ! En effet il passe une partie de la soirée en fond de scène sous les traits d’Apollon mais ne donne aucune directive aux instruments. Après l’exploration des madrigaux, le chef a aussi choisi un effectif assez réduit qui reprend alors le principe justement de ces petites pièces que Monteverdi a développé jusqu’à des dimensions rares au fil des livres. La basse continue est fournie avec harpe, théorbe, luth, clavecin, orgue, régale… parfois doublés… Mais tous ces instruments ne sont pas forcément utilisés ensembles, offrant plutôt des groupes soudés mais très variés qu’une grande musique symphonique. Parfaitement en adéquation avec le rendu visuel, les solistes instrumentaux (car il est bien difficile de parler d’orchestre!) offrent toute la diversité dont ils sont capables dans les accompagnements avec une virtuosité sidérante. On retiendra particulièrement la vision et l’écoute du tout début de la soirée : le jeune prodige Thomas Dunford seul, assis au centre du cercle de pierres sur de l’herbe jouant quelques mesures sur son théorbe, mélodie qui s’élève en prélude à la toccata si connue.
Dans le même esprit que pour les musiciens, les chanteurs forment un ensemble à la fois cohérent mais aussi capables de prendre pendant plus où moins longtemps toute la scène pour une intervention soliste. Il faudrait tous les citer bien sûr… le contre ténor Carlo Vistoli à la voix sûre et chaude, les haute-contres Sean Clayton et Zachary Wilder aux timbres si marquants et personnels, la basse Cyril Costanzo qui offre un Charon d’une belle présence… et bien sûr Paul Agnew dont la voix s’élève toujours aussi belle et pleine d’émotion que ce soit pour cet Echo aux résonances sinistres ou pour son Apollon tout radieux qui élève son fils à la divinité. Reste le cas d’Antonio Abete… la voix de basse est particulièrement impressionnante dans le grave et son Pluton nous offre des abîmes sidérants de rondeur et de beauté, à la noblesse dévastatrice… mais dès que la tessiture monte, les signes du temps qui passent se font remarquer avec un timbre qui s’élime et une stabilité de la ligne mise à mal.
Les trois femmes se montrent elles aussi parfaites dans leurs rôles, même si deux d’entre elles ont un léger manque de charisme pour vraiment s’imposer dramatiquement. Hannah Morrison propose une fraiche Euridice et une belle Musique. Mais il lui manque un peu un peu de fraicheur et de nuances pour vraiment s’imposer. Miriam Allan compose une Nymphe et Proserpine elle aussi avec une belle musicalité mais là aussi on cherche la grandeur de la reine des Enfers. La Nymphe est parfaite et s’intègre parfaitement dans le groupe du premier acte mais par la suite on reste sur sa faim. Celle qui démontre par contre tout son talent est Lea Desandre. Il faut avouer que le rôle de la Messagère est particulièrement porteur et beau, mais elle offre une annonce pleine de pudeur douloureuse. Elle sait offrir un chant simple mais émouvant. Sa rapide apparition en Espérance est tout aussi émouvante.
Mais celui qui éclipse tous les autres chanteurs est sans conteste Cyril Auvity. Il s’est déjà montré royal dans le répertoire baroque français avec ses interprétations grandioses de Lully par exemple. Mais il se montre tout autant impressionnant dans ce répertoire italien. Alors qu’il avait déjà chanté il y a quelques années un berger sous la direction de Christophe Rousset, il propose enfin le rôle titre et pour notre plus grand bonheur tant sa prestation est fabuleuse de A à Z. On ne sait que louer dans son chant : l’interprétation, la finesse des nuances, la virtuosité, le drame ou l’italien… tout est magnifique. Il fait des grands monologues des troisième et quatrième actes des immenses moments de chant mais aussi de théâtre car chacune de ses variations ou ses vocalises sont porteuses de sens. La tessiture grave est superbement maitrisée avec un grave saisissant de présence. Et l’aigu est toujours aussi rayonnant. Face à cet ensemble parfait composé de membres ou d’habitués des Arts Florissants, Cyril Auvity se montre encore au delà de ce que l’on pouvait imaginer. Est-ce le travail avec des artistes qu’il fréquente régulièrement ? La confiance envers le chef Paul Agnew ? Toujours est-il que l’interprétation qu’il nous offre est historique.
Ce qui devait être un beau moment musical pour une simple version de concert mise en espace s’est finalement révélée être l’une des plus belles interprétations de l’Orfeo de Monteverdi d’un point de vue musical comme scénographique. L’ensemble formé par ce spectacle laisse rêveur et les Arts Florissants se montrent encore parfaits dans ce répertoire avec un Cyril Auvity miraculeux à tous points de vue.
- Paris
- Grande Salle Pierre Boulez, Philharmonie
- 20 mars 2017
- Claudio Monteverdi (1567-1643), Orfeo, Fable en musique en 5 actes avec prologue
- Mise en scène, Paul Agnew
- Orfeo, Cyril Auvity ; Euridice / Musica, Hannah Morrison ; Proserpina / Ninfa, Miriam Allan ; Messaggiera / Speranza, Lea Desandre ; Spirito infernale / Pastore, Carlo Vistoli ; Pastore, Sean Clayton ; Spirito infernale / Pastore, Zachary Wilder ; Plutone / Spirito infernale / Pastore, Antonio Abete ; Caronte / Spirito infernale, Cyril Costanzo ; Apollo / Eco, Paul Agnew
- Les Arts Florissants
- Paul Agnew, direction