Même avant la création de Don César de Bazan, Jules Massenet cherchait un livret qui lui ouvrirait les portes de la scène de l’Opéra de Paris. Il lui faudra quelques essais finalement avortés comme Les Templiers et un opérette (L’Adorable Bel-Boul) avant qu’il ne se fixe sur un livret de Louis Gallet : Le Roi de Lahore. Les deux hommes avaient déjà travaillé ensemble pour l’oratorio Marie-Magdeleine créé en 1872. Mais avoir un sujet ne suffisait pas. Il fallait aussi un accord du directeur de l’Opéra. Et à cette époque, Henri Halanzier-Dufresnoy reste assez frileux quant à proposer la nouvelle scène de l’Opéra Garnier à de jeunes compositeurs. Mais finalement, après une longue négociation, il finit par accepter de créer ce Roi de Lahore, tout en sécurisant son investissement par une mise en scène grandiose : la scénographie coûtera près de 300 000 francs de l’époque! Mais même sans cela, le triomphe de la partition aurait suffit à lui permettre de rentabiliser cette nouvelle création qui permettra à Massenet de se hisser à la hauteur des plus grands compositeurs français. L’ouvrage ira vite conquérir d’autres villes européennes mais jamais cette partition ne rentrera dans le cercle très fermé des quelques immenses succès de Massenet encore donnés régulièrement de nos jours.
Comme dit plus haut, le but du compositeur stéphanois était de réussir à gravir les escaliers de Garnier. Pour cela, il devait forcément avoir une partition qui impressionne, avec des situations variées… et surtout l’aval du directeur! Même s’il a dans ses missions de faire au moins une création d’opéra et de ballet par an, voilà deux ans déjà que le Palais Garnier est ouvert sans que de nouvelle partition n’ait été créée. Malgré de nombreuses rencontres, Henri Halanzier-Dufresnoy semble bien frileux… et il faudra finalement a priori l’intervention du ministère des Beaux-Arts pour que Halanziez accepte de prendre Le Roi de Lahore sous son aile. La composition se fait de manière assez fluide pour Massenet et l’entente avec le librettiste Louis Gallet est assez parfaite. Les deux hommes échangent, s’adaptent… La collaboration se passe très bien et réjouit Massenet. Si la composition est débutée en 1873, elle n’est finalement terminée qu’en 1876. Les répétitions débutent mais le travail sera plus difficile ici. Beaucoup de chanteurs sont occupés par d’autres répétitions et on sent que pour le moment, l’opéra de Massenet n’est pas la préoccupation principale. Mais le compositeur veille au grain et surveille que l’orchestre comprenne bien les instruments nécessaires pour sa partition. Quelques demandes des chanteurs se font jour aussi pour ajouter un air par exemple, et l’œuvre prend forme. Le 27 avril 1877, c’est enfin la création du Roi de Lahore avec le tout Paris et même l’empereur du Brésil! Après le succès parisien, la partition évolue au gré des reprises et des voyages. En mai 1877, Massenet ajoute le premier tableau du quatrième acte avec le duo entre Timour et Sitâ. Ensuite, en Italie pour les reprises à Milan et Bologne, Massenet rétabli l’air de Kaled (coupé à Paris : la créatrice du rôle Jeanne Fouquet avait demandé cet air mais voyant le peu d’énergie qu’elle mettait durant les répétitions, le compositeur lui supprima finalement) et compose aussi en 1878 un grand air pour Sitâ qui allonge encore le premier tableau du quatrième acte (pour le soprano Maddalena Mariani-Masi). En dehors de ces reprises italiennes, l’œuvre voyage en Angleterre, à la Nouvelle Orléans, à New-York, à Marseille… avant de disparaître doucement au début du XXème siècle, alors que Massenet semble passé de mode (au Metropolitan de New-York, Le Roi de Lahore sera joué 6 fois en 1923 avant de disparaître définitivement de l’affiche). Il faut attendre les années 1970 pour que l’on puisse retrouver cette partition, grâce au couple Sutherland/Bonynge qui monte l’œuvre à Vancouver et Seattle en 1977 pour son centenaire avant de l’enregistrer pour DECCA. Autre reprise importante au Festival Massenet de Saint-Étienne en 1999 puis à Venise en 2005. Plus proche de nous, le Chelsea Opera Group le présente en 2015 avec Michael Spyres dans le rôle-titre.
L’histoire se passe au onzième siècle, dans le lointain royaume de Lahore. Le premier acte s’ouvre sur le peuple venant prier pour la protection d’Indra contre les envahisseurs musulmans. Le Grand-Prêtre, Timour, les rassure mais rapidement arrive Scindia. Ce dernier n’est autre que le ministre du roi Alim et il vient au temple pour faire sortir sa nièce, Sitâ, dont il est amoureux. Orpheline, il l’avait placée ici pour la protéger et qu’elle grandisse, mais maintenant d’autres intérêts le poussent vers elle. Timour refuse tout net, car seul le roi peut relever une prêtresse de ses fonctions. Entendant cela, Scindia informe le prêtre que des rumeurs circulent : tous les soirs, un mystérieux individu entrerait dans le temple pour séduire Sitâ. Il propose au prêtre de mener l’enquête et ce dernier est prêt à châtier la prêtresse si elle est parjure. Scindia annonce à Sitâ qu’il l’aime et souhaite l’épouser. Voyant son refus comme un aveux, il la pousse à tout lui raconter : tous les soirs lorsqu’elle chante la prière du soir, un homme apparaît et reste à ses côtés, lui parle mais jamais il ne l’a touchée. Refusant de le dénoncer, elle se voit forcée à chanter la prière et une porte secrète s’ouvre laissant entrer son amant qui n’est autre que le Roi Alim lui-même! Timour s’incline donc mais Scindia ne peut s’avouer vaincu. Alim demande Sitâ en mariage et Timour l’enjoint à engager la bataille avec son armée contre les envahisseurs pour s’attirer les bonnes faveurs du dieu! Le roi était prêt et demande seulement à la jeune prêtresse de l’accompagner. Le deuxième acte s’ouvre dans le camp d’Alim, dans le désert de Thôl. Sitâ et Kaled (un esclave d’Alim) attendent le retour du roi alors que des soldats jouent aux échecs. Mais c’est Scindia qui revient, annonçant que le roi est tombé sur le champ de bataille à cause de son blasphème envers Indra. Il encourage les soldats à fuir et retourner à Lahore. Mais arrive Alim, blessé à mort mais toujours vivant. Malgré ses discours courageux, les soldats suivent le traître Scindia qui a avoué à Alim que c’est lui qui l’a frappé durant la bataille. Le roi reste avec Sitâ. Malgré ses graves blessures, il se réjouit de mourir dans les bras de sa bien-aimée qui lui avoue son amour. Mais à la mort du roi, Scindia revient chercher l’ancienne prêtresse pour l’entraîner avec lui vers Lahore dont il s’est déclaré le nouveau roi. Le troisième acte se passe au paradis d’Indra, au Mont Meru. Des divinités accueillent les âmes des morts dans des sonorités douces et agréables, leur offrant même un grand divertissement. Mais voilà qu’au milieu de cette liesse arrive Alim, la figure assombrie par le désespoir. Il demande à Indra de le renvoyer sur terre, acceptant même de vivre dix siècles de torture pour pouvoir revoir Sitâ. Indra finit par accepter : Alim reviendra sur terre mais sans son statut de roi. Son sort sera lié à celui de Sitâ, qu’elle lui soit restée fidèle ou non : Alim mourra en même temps que la jeune femme. Le premier tableau du quatrième acte se passe dans la chambre de Sitâ, au palais de Lahore. La jeune fille se lamente et craint le retour de Scindia qui veut l’épouser. Mais Timour lui promet de la protéger. Au deuxième tableau, sur la place du palais, Alim revient en homme du peuple. Il assiste à l’arrivée de Scindia qui vient chercher sa future femme. Mais Alim se révèle : le peuple, Timour et Scindia sont sous le choc de cette vision. Mais là où Scindia veut tuer ce fou, Timour le protège. Mais voici que la reine est annoncée : Sitâ entre en scène et à cette vision, Alim pense qu’elle est parjure. Le cinquième acte se passe dans le sanctuaire d’Indra où Sitâ est venu trouver refuge. Alors que retentit la prière du soir, Sitâ songe à l’époque où son amant venait la retrouver. Et justement, Alim entre. Après une courte euphorie, il se rappelle qu’elle doit épouser Scindia mais rapidement Sitâ le rassure sur sa foi. Arrive enfin Scindia qui menace les deux amants des plus horribles choses. Refusant de tomber en son pouvoir, Sitâ se frappe alors, entraînant la mort d’Alim. Voyant les deux amants liés même après la mort, comprenant toute l’horreur de ses actes, Scindia est terrassé par la peur alors que les deux âmes réunies s’élèvent vers la douceur du paradis d’Indra.
L’Opéra de Paris des années 1870 vit beaucoup sur ses acquis. Le directeur préfère rejouer les grands triomphes des précédentes décennies (Meyerbeer, Halévy, Gounod pour Faust qui y a été recréé en 1869). Ainsi Le Roi de Lahore sera la première création sur la scène du Palais Garnier inauguré deux ans auparavant. Jules Massenet voulait par certains côtés rompre avec cette tradition du grand opéra. Bien sûr, la partition montre encore une grande filiation dans de nombreux détails : les cinq actes, les grandes scènes de foules, le sujet historique, la distribution même avec ce rôle de Sitâ qui n’est pas loin d’un rôle de falcon si apprécié par le grand opéra. Mais les numéros sont moins marqués que chez un Meyerbeer par exemple, la composition se fait plus continue déjà. L’orchestre aussi évolue avec l’intervention de nombreux instruments rarement comme le tuba contrebasse, les saxhorns ténors, les trompettes chromatiques ou encore le saxophone ténor du ballet (hommage discret à son maître Ambroise Thomas qui inaugura l’utilisation de cet instrument dans un opéra à Paris avec Hamlet?). La musique de toute la partition est marquée par une certaine exubérance et une volonté de trouver des timbres et des rythmes exotiques ou au moins différents. Certes ce n’est en aucun cas une inspiration indienne, mais il n’y a pas non plus comme chez certains de ses devanciers ce décalage entre le lieu du drame et la musique particulièrement occidentale (en dehors d’un valse dans le ballet!). On notera tout au long de l’ouvrage que deux thèmes reviennent régulièrement et sont d’ailleurs annoncés dès l’ouverture : les fracas de la guerre et l’amour de Sitâ!
Ainsi ce thème guerrier est régulièrement de retour dans la partition, tous cuivres devants, martelant la violence d’une guerre qui ne peut être évitée. En face (et d’ailleurs ils se répondent beaucoup dans l’ouverture), le thème passionné offert aux cordes nous emporte dans l’amour pur et la beauté du moment.
Et puis il y a bien sûr cet acte III dont il faut souligner la beauté de l’orchestre et la délicatesse de l’écriture. Tout y est parfait, les lignes nobles et belles, les textures vaporeuses de l’orchestre et du chœur… Cette parenthèse dans une histoire assez passionnée préfigure l’acte similaire de Guercœur de Magnard (dont la composition débutera vingt ans après la création du Roi de Lahore)! La partition est assez passionnante et regorge d’ensembles et de moments dramatiques forts. Mais contrairement à une certaine tradition de grand opéra, peu de grands airs par exemple (surtout dans la conception originale) : l’air de Kaled au deuxième acte est assez court, un petit air pour Alim dans le deuxième tableau du quatrième acte, l’arioso de Scindia dans ce même tableau et l’air de Sitâ au cinquième acte. S’y ajoute un autre air pour Sitâ au quatrième acte par la suite. Mais nous sommes loin des grands airs développés et plus dans des formes assez courtes et sans coupe traditionnelle.
Pour cette œuvre de jeunesse, et malgré le succès qui a été le sien lors de la création, seulement trois enregistrements, dont deux seulement sont commercialement trouvables actuellement. L’enregistrement précurseur que l’on doit à Richard Bonynge bien sûr en 1979 chez DECCA, mais aussi deux captations en direct. En 1999, Patrick Fournillier donnait cet opéra à Saint-Étienne puis à Bordeaux et une captation (pirate, d’archive?) a été publiée pendant quelque temps il semblerait dans une obscure maison de disque si l’on en croit un dos de pochette trouvé sur Internet. Enfin, en 2004, la Fenice offrait à son public une version qui sera captée en CD et en DVD, dirigée par Marcello Viotti. D’un point de vue technique, il est évident que c’est le studio DECCA qui est de meilleure qualité, même si on a entendu prise de son meilleure. Elle semble régulièrement étouffée, manquant de détails et de naturel là où on pouvait espérer entendre tous les détails de la partition. Le son de l’enregistrement paru chez Dynamic dirigé par Viotti est au final presque plus vivant dans l’organisation de l’orchestre même si les cuivres prennent un petit peu de place. Enfin, pour l’enregistrement dirigé par Fournillier, on entend parfaitement que le micro est placé quelque part près des cuivres, provoquant un déséquilibre flagrant dans la prise de l’orchestre, mais aussi avec les chanteurs qui sont souvent en retrait. Alors forcément, le studio et le direct dirigé par Viotti semblent sortir du lot sur la prise de son et la captation amateur de Saint-Étienne ne peut pas rivaliser de ce point de vue.
Maintenant, venons en à l’état des partitions. Et là les choses s’inversent si l’on peut dire. En comparant avec la partition piano chant parue chez Hartmann en 1877, on entend toute la partition sans coupure chez Fournillier. On entend seulement quelques différences entre la partition et ce qui est joué qui se retrouveront aussi pour la grande majorité dans les autres versions. Fournillier coupe quelques mesures dans le chœur des Prêtresses (N°3) comme indiqué qu’il est possible de le faire dans la partition. Il intègre bien sûr l’air de Kaled au deuxième acte. Au troisième acte, il fait chanter le chœur durant la marche céleste étant donné que le ballet n’est pas donné (la possibilité est donnée dans la partition). On notera que le final de cet acte est différent de ce qui est imprimé, mais c’est le cas dans les deux autres enregistrements. Le premier tableau du quatrième acte est complet avec l’air de Sitâ ainsi que le duo entre Sitâ et Timour, les deux ajoutés en 1878. Chose étrange, l’air d’Alim (N°13) n’est pas le même, mais diffère aussi de celui qui est en annexe de la partition. Lors du cortège (N°14) on note là encore une différence que l’on retrouve aussi dans les deux autres enregistrements. Enfin, chose très étrange, les quelques mesures où Alim rejette Sitâ dans le final (N°16) sont coupées ici. C’est l’état le plus proche de la partition piano chant des trois enregistrements. Viotti fait quelques choix différents mais pas beaucoup de coupures. Dans le duo de l’acte II (N°9), il rajoute une petite reprise en biseau du duo, il fait chanter le choeur dans la Marche Céleste (N°10) alors qu’il donne ensuite le ballet (avec la coupure du dernier numéro de la Mélodie Hindoue, et une coupure dans le final). Au quatrième acte, il ne donne pas l’air de Sitâ mais bien le duo entre Sitâ et Timour, effectue une petite répétition dans le Cortège (N°14 A) et coupe lui aussi les doutes d’Alim. On notera par contre que l’air d’Alim est bien celui qui est prévu à l’origine.
Venons en maintenant au cas Bonynge (et il mérite un paragraphe entier…). On a l’habitude de ses enregistrements complets de bel-canto, refusant les coupures “traditionnelles”. Il semble qu’il n’ait pas la même vision des choses dans l’opéra français. Sa version montre de nombreuses petites coupures et adaptations. Déjà la ligne de chant de Sitâ est régulièrement revisitée, avec quelques extrapolations dans l’aigu, quelques transpositions à l’octave supérieur quand la note est trop basse… Certes tout cela est très bien fait… mais on peut se demander pourquoi. Ensuite, les coupures. Elles ne sont pas forcément énormes, mais il est rare de trouver des numéros complets! le N°2 (Scène et duo entre Timour et Scindia) est coupé d’une reprise d’une demi-page, le choeur des prêtresses (N°3) a au moins trois coupures, que ce soit 3 mesures d’orchestre, deux “C’est un ami!” du chœur ou la conclusion orchestrale. Dans le final du premier acte, Bonynge commence par réduire par deux le premier chœur, puis une autre coupure de Timour et du chœur. Dans le duo entre Sitâ et Kaled, il nous refait le coup en coupant par deux fois des petites interventions de Sitâ. Il donne bien l’air de Kaled par contre. La scène de l’abandon (N°8) a aussi des coupures : un partie d’orchestre, une reprise du chœur, la conclusion orchestrale. Dans le duo qui clôt l’acte II, on a un ajout d’une reprise en biseau comme Viotti, mais ensuite une ligne de chant pour Alim différente. Enfin, Sitâ termine l’acte par une contre-note au lieu de rester dans le médium et toute la fin de l’orchestre est coupée et remplacée par un accord. Dans le troisième acte, le choeur suit les indications de la partition étant donné que le ballet est joué… mais avec la coupure de la première partie (Pantomime), une inversion de deux numéros dans la Mélodie Hindoue et pour le final, il reprend en fait la valse de la Pantomime en partie, piochant dans d’autres passages pour créer un nouveau mouvement. Dans la scène finale de cet acte, encore une fois une intervention du chœur coupée, juste un “Il vivra”! et on retrouve le même final que dans les deux autres enregistrements. Au premier tableau du quatrième acte, on entend l’air ajouté par Massenet pour Sitâ, mais par contre le duo avec Timour est coupé purement et simplement. Dans le deuxième tableau, l’air d’Alim est légèrement coupé, tout comme le Cortège qui suit. Pour le final, on a déjà une grosse coupure de neuf pages, puis 14 pages qui ne correspondent pas à la partition. Enfin au dernier acte, lors du duo entre Alim et Sitâ, il arrive que le roi chante seul alors que normalement Sitâ a une ligne qui est écrite aussi, et puis on a quelques petites coupures et une partie du trio différente avant l’apothéose. Beaucoup de libertés donc prises avec la partition. On imagine certes qu’il a repris la même partition que lors des représentations scéniques de 1977, mais pourquoi avoir coupé parfois trois mesures dans un numéro? Pour les adaptations de la ligne vocale de Sitâ, on peut supposer deux choses : une volonté de rattacher ce rôle au bel-canto… mais aussi de permettre à la soprano de se montrer sous son meilleur jour, le rôle étant assez grave.
Maintenant que nous avons fait le point sur la partition, venons en à la partie musicale avec tout d’abord chœur, orchestre et chef! Richard Bonynge en 1979 bénéficie de phalanges avec lesquelles aucun des deux autres chefs ne peuvent rivaliser. Le National Philharmonic Orchestra sonne de belle manière, les traits sont précis, les sonorités franches. Les London Voices sont aussi très bons même si on regrettera une diction qui manque de précision. Et dans troisième acte, les timbres resplendissent d’un bout à l’autre de l’acte. En 1999, Patrick Fournillier ne peut pas rivaliser en termes de beauté de timbres (et la captation n’aide sûrement pas). Le Nouvel Orchestre de Saint-Étienne connaît bien son Massenet et l’opéra français et nous fait entendre malgré le brouillard de la qualité audio de beaux pupitres mais qui manque malheureusement de définition. De même pour le chœur de l’Opéra de Bordeaux qu’on peine même à entendre quand il est hors de la scène tant le micro est loin. Mais par contre, on entend ici un chœur qui chante parfaitement le français! Enfin, en 2004, l’Orchestre du Théâtre de la Fenice de Venise n’a pas le même fini que ses prédécesseurs anglais mais offre de très beaux moments. De même pour le Chœur du Théâtre de la Fenice qui se tire avec les honneurs de la partition, même si on regrettera aussi une diction pas toujours très bonne. Et pour les chefs? Dans les trois cas, ce sont des amateurs d’opéra français. Richard Bonynge a dirigé de nombreuses œuvres de Massenet et s’il a tendance ici à un peu trop marquer le côté grand opéra (comme souvent avec lui), il sait faire avancer la musique, oubliant certes parfois de regarder les indications de la partition sur les nuances (toujours très précises) indiquées par Massenet. Patrick Fournillier quant à lui est dans son élément ici. Encore il y a quelques mois il avait enflammé l’Opéra Bastille pour un Don Quichotte splendide. Et ici il a déjà toute cette immédiateté dans la direction, cette aisance à passer de la brutalité guerrière à la sensualité des courbes mélodiques de Massenet. Dommage qu’on ne puisse pas entendre tous les détails. Enfin, Marcello Viotti a dirigé de nombreux opéras français et sait ce que cela veut dire. S’il lui manque peut-être un peu d’abandon dans les moments les plus mélodiques, dirigeant de façon un petit peu métronomique certains passage, il nous donne à entendre une partition bien menée mais qui n’a pas finalement les idées originales de l’un ou la mise en avant de la partition splendide de l’autre. Au final, difficile de faire un choix entre Bonynge et ses forces d’un côté, et Fournillier et les siennes de l’autre. Surtout qu’on imagine ce que pourrait donner Fournillier avec une prise de son professionnelle! Viotti offre une belle prestation, mais manque finalement un peu de relief.
Dans les deux rôles épisodiques que sont Timour et Kaled, dans les trois enregistrements il n’y a pas de grosse erreur de distribution. Le rôle de Timour a été créé par la basse Auguste-Acanthe Boudouresque. Étrange personnage qui débute sa formation en chant à l’âge de 24 ans après des études de mathématiques. Il reçoit un premier prix de chant à Marseille, est auditionné pour l’Opéra de Paris, mais préfère finalement retourner à son travail d’inspecteur municipal de l’éclairage de la ville de Marseille! Enfin, à 39 ans (en 1874), Victor Maurel vient le chercher pour chanter dans Ernani qu’il monte à Marseille. Sa carrière est engagée et il intègre l’Opéra de Paris en 1875 enfin pour chanter les grands rôles de basse pendant neuf ans avant d’aller chanter à l’étranger. Chez Bonynge, on remarque le luxe de distribuer James Morris (et d’ailleurs aussi John Tomlinson en officier!). La voix a toujours cette raideur de timbre qui peut ne pas plaire, mais le chant est très propre, la diction correcte. Reda El Wakil chez Fournillier est peut-être plus naturel d’autorité avec un timbre plus sombre alors que si Riccardo Zanellato n’a pas la diction la meilleure, sa voix semble parfaitement taillée pour le rôle de ce prêtre inflexible mais bienveillant finalement! Pour le rôle de Kaled, on a déjà parlé de Jeanne Fouquet ci-dessus, qui réclama un air au compositeur, puis le perd par manque de constance dans les répétitions. On connaît peu de choses de la chanteuse si ce n’est qu’elle a chanté Carmen en 1891 au Théâtre des Nations. Dans les trois interprètes ici enregistrées, difficile pour moi d’être impartial tant j’aime Huguette Tourangeau (voir l’article écrit lors de sa mort). Certes le chant peut-être étrange, les registres pas forcément très soudés, mais cela apporte une étrangeté à ce personnage très bienvenue je trouve, et qui s’accorde très bien avec la voix de Sitâ dans leur duo du deuxième acte. Claire Larcher en 1999 semble plus discrète chez Fournillier. La voix est plus douce, plus dans la tradition de ces rôles travestis de l’opéra français avec un timbre plutôt clair. Mais elle marque moins. Cristina Sogmaister possède une voix plus sombre, un petit peu dans la lignée d’une Tourangeau mais il lui manque la diction que possédaient les deux chanteuses. Le timbre est assez beau et corsé mais le chant reste un petit peu frustre avec un vibrato parfois un petit peu envahissant. Alors pour ces deux rôles… autant mon choix se fait immédiatement pour le Kaled d’Huguette Tourangeau, autant les trois Timour tiennent bien leur rôles de façon différente.
Le rôle d’Indra n’est certes pas immense, mais il occupe une grande partie du troisième acte et se doit d’imposer immédiatement une présence divine! Le créateur Georges François Léopold Menu était première basse de l’Opéra de Paris et participa à plusieurs créations (Albin dans le Polyeucte de Gounod, le Roi dans Aïda…) et chanta les plus grands rôles du répertoire (Bertram et Marcel chez Meyerbeer par exemple). Dans le rôle du dieu, Richard Bonynge a fait appel à l’une des plus grandes basses de l’époque : Nicolai Ghiaurov! Le chanteur n’est pas dans sa période la meilleure vocalement et le timbre est un peu gris (alors qu’il reprendra des couleurs par la suite), mais la présence vocale reste immense et le chanteur impose immédiatement un dieu d’une grande noblesse ainsi qu’une sagesse digne. Les grandes lignes mélodiques sont superbement chantées. Face à ce dieu majuscule, René Schirrer en 1999 offre un portrait moins grandiose mais avec un français plus net et franc bien sûr. Le timbre est beau mais manque un petit peu de prestance pour ce grand dieu. En 2004, Federico Sacchi offre un vibrato qui n’est pas des plus agréable et si le timbre est beau, la ligne de chant n’a pas la pureté que peuvent donner d’autres chanteurs. Bon, comme on pouvait se l’imaginer (surtout que là encore il fait partie de mes chanteurs préférés!), Nicolai Ghiaurov reste au- dessus de ses deux successeurs, qui restent tout de même de beaux Indra!
Même si c’est le grand méchant de l’histoire, Scindia reste un personnage assez fascinant. On regrettera peut-être juste ce retournement final où il est pétrifié et devient presque gentil en voyant les deux amants mourir. Il a été créé par un très grand : Jean Lassale. Créateur de rôles tels que Malatesta dans Françoise de Rimini d’Ambroise Thomas, du Grand Prêtre de Samson et Dalila à Paris ou encore du rôle titre d’Henry VIII de Camille Saint-Saëns, c’est le successeur de Jean-Baptiste Faure à l’Opéra de Paris! Le rôle demande un aigu solide et une grande prestance. Ce méchant est aussi ministre, ce n’est pas juste un homme dominé par ses passions. En 1979, faire appel à Sherrill Milnes est une très bonne idée!Il a déjà prouvé son affinité avec le répertoire français et l’aigu ne lui fait pas peur! Quelques années après il sera un Hamlet très convaincant pour le même Bonynge. Ici il est parfait en Scindia. Le timbre est tranchant, l’aigu péremptoire et la diction très bonne. Le chant est nuancé et offre un portrait complet. À Saint-Étienne, Jean-Marc Ivaldi offre un beau portrait lui aussi mais on peut noter une petite tendance à prendre des notes par en dessous, manquant un peu de tranchant. La diction est très bonne là aussi et nous avons un personnage convaincant. Vladimir Stoyanov est encore un très bon Scindia. En fait il a, tout comme Milnes, un type de voix assez parfait pour Verdi avec un aigu aisé. Le timbre est très beau et n’était une diction un petit peu floue, on aurait un Scindia assez parfait. Voilà donc trois belles prestations. Dans tous les cas, voilà des chanteurs qui savent parfaitement assumer les nombreux aigus du rôle, qui offrent un portrait complet… Voilà trois belles prestations difficiles à départager.
Alim n’est sans doute pas le rôle le plus passionnant de l’opéra. Il est dans la majorité des moments emporté par les actions des autres et c’est uniquement dans son sacrifice du troisième acte qu’il se montre digne de son statut royal. Créé par Marius Salomon, c’est un rôle de fort ténor, loin des ténors de demi-caractères qu’on entend à l’opéra-comique. Nous sommes bien ici à l’Opéra Garnier et d’ailleurs le chanteur sera le premier Polyeucte l’année suivante. Donner ce rôle à Luis Lima n’est pas une mauvaise idée. Le ténor a un timbre assez sombre mais a un peu tendance à chanter de façon larmoyante. Le texte se noie souvent dans la ligne vocale qui est elle par contre chantée avec beaucoup de soins. Plus habitué au répertoire italien, il donne beaucoup de sentiments au personnage mais peut-être de façon légèrement vériste à certains moments. En 1999, Luca Lombardo a un profil vocal totalement différent. Très à l’aise dans le répertoire français plus léger, il donne un Alim moins vaillant et plus fragile dramatiquement mais aussi vocalement, poussé parfois dans ses retranchements avec un timbre qui se durcit et manque de séduction. Si le texte est parfaitement rendu, le chant n’est pas des plus beaux pour ce roi amoureux. Enfin, Giuseppe Gipali est un ténor italien vaillant dont le timbre n’est pas lui non plus des plus séduisant, avec des nasalités régulières mais des aigus sûrs et trompettant. Malheureusement, le texte est assez flou et il lui manque régulièrement la poésie du roi amoureux. Si aucun n’est vraiment mauvais ici, aucun n’est malheureusement totalement satisfaisant et c’est là qu’on regrette de ne pas pouvoir écouter Michael Spyres!
Enfin voici non pas le rôle-titre, mais sans doute le personnage le plus intéressant et original. Créé par la grande Joséphine de Reszke (sœur du ténor Jean et de la basse Édouard), elle a été formée au chant en grande partie par sa mère, elle-même élève du fils de Manuel Garcia et de sa sœur Pauline Viardot. Nous sommes donc dans la droite ligne des grands chanteurs ayant créé la légende non seulement de l’opéra rossinien mais aussi du grand opéra à la française. Si elle fait ses débuts à l’Opéra de Paris avec l’Ophélie dans l’Hamlet d’Ambroise Thomas, la liste de ses rôles montre que la voix était sans doute plus dramatique que vraiment à l’aise dans les sur-aigus : Valentine dans Les Huguenots, Alice dans Robert le Diable, Rachel dans La Juive, Donna Anna dans Don Giovanni ou encore Desdemona dans l’Otello de Rossini. Technique donc très développée et on peut imaginer une vraie présence scénique et dramatique vu les rôles. Si l’on peut saluer le fait que donner ce rôle à Joan Sutherland a sans doute permis ce premier enregistrement de 1979, il y a un doute sur le fait que le rôle soit adapté à ses moyens. La partition ne monte pas au-dessus du contre-ut et demande des graves vraiment très aisés et puissants. Les graves sont souvent peu sonores et les moments d’indignation manquent de puissance étant donné qu’ils sont souvent dans le medium et non dans l’aigu. D’ailleurs, on notera que quand elle peut, elle ajoute quelques aigus et quelques variations sans doute pour se montrer dans le meilleur de sa tessiture. Le personnage peine aussi à sortir de la jeune fille fragile alors que la partition montre une princesse noble. On peut donc vraiment saluer la prestation et surtout la volonté de chanter ce rôle (et le travail sur le texte assez bien rendu). Mais on peut se demander si c’est vraiment la Sitâ du Roi de Lahore de Massenet que l’on entend ici. Au contraire, la prestation de Michèle Lagrange est assez admirable. Bien sûr en 1999, les années ont passé depuis sa grandiose Alice du Robert le Diable de 1985 et l’aigu est plus tendu, la voix légèrement moins stable. Mais la chanteuse a toujours cette présence dramatique, ce medium solide qui lui permet d’assumer parfaitement la tessiture assez centrale voir même grave du rôle. Si au début on peine à croire à la jeune prêtresse, on oublie rapidement ce timbre un peu lourd pour entendre toutes les nuances et la variété des accents qu’elle sait donner au rôle. Enfin, en 2004, Ana Maria Sanchez possède un petit peu les mêmes avantages que Michèle Lagrange avec une voix large, sonore, à l’aise dans le grave et le medium… et si le texte est plutôt bien dit, il n’a pas la même évidence que celui de Michèle Lagrange. En fait, seule, elle pourrait être assez parfaite car ce grand soprano lyrique assume toutes les facettes de la partition avec une voix peut-être un petit peu lourde dans certains passages mais un chant varié et dramatiquement prenant. Mais il n’y a pas l’immédiateté de ce que peut proposer sa devancière. Donc sans grande surprise, c’est la prestation de Michèle Lagrange qui est au-dessus des deux autres. Après la prestation d’Ana Maria Sanchez est vraiment remarquable aussi et malgré toutes les critiques faites à Joan Sutherland, l’art du chant reste admirable.
Alors si on en vient à la conclusion… difficile de choisir la meilleure version de ce Roi de Lahore. J’avoue avoir été assez fasciné par ce que propose Fournillier, avec un style parfait et un chant souvent magnifique (en dehors de Lombardo un peu hors de propos). Malheureusement la qualité de l’enregistrement peut être très difficile par moments et ne permet pas vraiment de profiter de tous les détails de la partition comme du chant. Viotti est une assez bonne surprise et permet d’entendre des choses différentes, une version moderne assez proche de ce qui a été écrit mais il lui manque un peu de style tant par le chant que par l’orchestre. Enfin le cas de la version Bonynge est un petit peu à part. C’est sans doute LA version la plus écoutée et celle qui a été la porte d’entrée de nombre d’amateurs de cet opéra. Et oui, ce que l’on entend est beau, puissant et techniquement très bon. Mais voilà… quand on compare les coupures, certains choix artistiques… on se dit que c’est une version qui déforme légèrement la partition de Jules Massenet. On lui doit certes d’avoir été cette porte d’entrée, mais entre les coupures et une prestation légèrement décalée de Joan Sutherland, difficile d’en faire aussi une référence. Alors sans doute qu’il faut se pencher entre les deux versions facilement écoutables : Bonynge et Viotti… pour entendre deux versions différentes. Et pour ceux que les conditions difficiles ne rebutent pas, la version Fournillier est vraiment à connaître!
- Jules Massenet (1842-1912), Le Roi de Lahore, Opéra en cinq actes
- Alim, Luis Lima ; Sitâ, Joan Sutherland ; Scindia, Sherrill Milnes ; Indra, Nicolai Ghiaurov ; Timour, James Morris ; Kaled, Huguette Tourangeau ; un officier, John Tomlinson ; un chef, Gareth Monrrell ; un soldat, David Wilson-Johnson
- London Voices
- National Philharmonic Orchestra
- Richard Bonynge, direction
- 2CD DECCA 433 851-2. Enregistré en 1979 au Kingsway Hall de Londres
- Jules Massenet (1842-1912), Le Roi de Lahore, Opéra en cinq actes
- Alim, Luca Lombardo ; Sitâ, Michèle Lagrange ; Scindia, Jean-Marc Ivaldi ; Indra, René Schirrer ; Timour, Reda El Wakil ; Kaled, Claire Larcher
- Choeur de l’Opéra de Bordeaux
- Nouvel Orchestre de Saint-Étienne
- Patrick Fournillier, direction
- 2CD. Enregistré le 11 novembre 1999 à l’Opéra de Saint-Étienne L’Esplanade durant le cinquième Festival Massenet.
- Jules Massenet (1842-1912), Le Roi de Lahore, Opéra en cinq actes
- Alim, Giuseppe Gibali ; Sitâ, Ana Maria Sanchez ; Scindia, Vladimir Stoyanov ; Indra, Federico Sacchi ; Timour, Riccardo Zanellato ; Kaled, Cristina Sogmaiser, un capitaine, Carlo Agostini
- Choeur du Théâtre de la Fenice de Venise
- Orchestre du Théâtre de la Fenice de Venise
- Marcello Viotti, direction
- 2CD Dynamic CDS487. Enregistré en 2004 au Théâtre de la Fenice de Venise.