Pour l’ouverture du huitième Festival Palazzetto Bru Zane de Paris, Camille Saint-Saëns était bien sûr à l’honneur avec une partition extrêmement rare : The Promised Land, oratorio anglais créé dans la dernière décennie du compositeur et créé en 1913. La partition avait été perdue à partir de 1916 puis retrouvée pour des concerts en 2005. La distribution était brillante et on attendait forcément beaucoup de ce moment. Malheureusement, la crise sanitaire est passée par là, empêchant de réunir un effectif aussi immense que le demande l’ouvrage (en 2005, il y avait environ 300 artistes pour la recréation). Le programme fut donc changé, mais encore consacré à Camille Saint-Saëns fort heureusement. Nous aurons donc un programme assez traditionnel dans sa forme : une ouverture (de la Princesse Jaune), un concerto (pour violoncelle) et une symphonie (le troisième avec orgue bien sûr !). Du premier programme restent donc le compositeur ainsi que le chef et l’orchestre. Car ce sont toujours les forces de Toulouse qui viennent rendre hommage au génial compositeur alors que l’Opéra de Paris encore une fois ne fait rien pour le centenaire de sa mort. Si ce concert n’est peut-être pas le plus original qui soit, il marque tout de même encore un retour : le retour personnel dans la grande salle de la Philharmonie avec un grand orchestre moderne. Après l’Opéra-Comique et Orfeo, on change totalement de style et d’ambiance pour un concert splendide !
Avec l’année Camille Saint-Saëns, nous avons cette année de nombreux concerts qui lui sont dédiés et qui peuvent peut-être enfin casser l’image du compositeur traditionaliste et académique. Certes sur les dernières années de sa vie, il a refusé totalement Wagner et même Debussy, se référant avant tout aux anciens dans les formes et les choix musicaux. Mais il ne faut pas oublier toutes les innovations qu’il a proposées, toute la variété des pièces qu’il a composées. Bien sûr il y a les opéras, mais aussi cinq symphonies, de nombreux concertos (cinq pour piano, trois pour violon, deux pour violoncelle), des poèmes symphoniques, des pièces de concerts pour de nombreux instruments (harpe, flûte, cor,…), de la musique de chambre variée (sonates, trios, quatuors), des pièces pour piano et orgue, de nombreux ouvrages religieux, des mélodies… un catalogue très fourni et qui montre un compositeur très curieux, se lançant dans des compositions dont le format n’était pas forcément très répandu à l’époque en France. Il était aussi curieux de la musique de son temps que de celle des grands anciens. Il entreprendra l’édition des œuvres complètes de Rameau avec la complicité de Charles Bordes et Vincent d’Indy. Il sera aussi le premier en France à publier la musique du Malade Imaginaire de Charpentier (en la révisant tout de même !). Pour les contemporains, il sera de la première année du Festival de Bayreuth et en reviendra enchanté, ayant envoyé des commentaires très détaillés sur la création du Ring. Il sera aussi un grand voyageur : entre 1857 et 1921, il va découvrir 27 pays au gré des tournées ou des besoins d’ailleurs. Il ira par exemple 19 fois en Algérie et 16 fois en Égypte. Il retiendra de tout cela des couleurs différentes présentes dans certaines de ces plus grandes œuvres comme bien sûr le Concerto pour piano n°5 « l’Égyptien ».
Mais voilà, les goûts évoluent et si le compositeur sait écouter et découvrir ses contemporains, il n’est pas forcément convaincu par tout ce qu’il écoute et surtout garde une distance avec tout cela. Wagnérien convaincu par la force dramatique des compositions du maître de Bayreuth, il ne cherche pas pour autant à appliquer les mêmes méthodes, conservant ses spécificités. Et tout cela ne plait pas en ce début de vingtième siècle en France où l’on ne jure que par Ravel, Debussy et Wagner ! Quelques déclarations fracassantes feront de lui dans les mémoires un homme peu porté sur l’innovation musicale (tout le contraire de ce qu’il était quand on écoute la variété et la diversité de ses compositions) alors que les anglo-saxons lui font toujours un triomphe. De nos jours, la redécouverte de certaines de ses partitions nous montre combien il est plus que le compositeur de Samson et Dalila, Le Carnaval des Animaux (partition qu’il n’aimait pas du tout), La Danse Macabre ou encore la fameuse Troisième Symphonie. Le Timbre d’Argent a bouleversé les certitudes par l’inventivité de la partition. Et plus on écoute ses différentes compositions plus on entend un homme musicalement cultivé mais aussi inspiré. Un homme qui est passé de l’enfant prodige du piano (il donne son premier concert à 10 ans, au programme le Concerto n°3 de Beethoven et le Concerto n°15 K.450 de Mozart) à un compositeur virtuose et protéiforme, aussi à l’aise dans les partitions traditionnelles que dans des formes plus complexes et originales.
En début d’année, l’Orchestre National du Capitole de Toulouse devait enregistrer La Carmélite de Reynaldo Hahn pour le Palazzetto Bru Zane mais encore une fois, les contraintes sanitaires ont fait changer le programme et c’est finalement La Princesse Jaune de Camille Saint-Saëns qui a été enregistré. Il est donc compréhensible que l’ouverture se trouve dans le nouveau programme même si le chef n’est pas le même. La partition de cette ouverture est d’un raffinement extrême avec deux parties assez distinctes. La première a une sensualité orientale discrète montrant la fascination du personnage principal, mais dès la deuxième partie, on change totalement de monde avec des effets d’orchestre vraiment saisissants, des motifs à base de gamme pentatonique qui est depuis longtemps associée à l’orient. Harpe, flûte, triangle, percussions… tout est là pour nous emmener vers un monde lointain qui déjà en 1872 fascinait le compositeur. L’Orchestre National du Capitole de Toulouse se montre admirable dans les couleurs et sait faire briller cette partition foisonnante. Les attaques sont d’une netteté impressionnante, l’investissement constant, et le tout est mené de main de maître par un Tugan Sokhiev qu’on a connu moins énergique ! Ici il semble prendre un malin plaisir aux contorsions de la partition, à ces changements d’ambiance et rythme. Une entrée en matière qui permet en plus de retrouver le son si passionnant de la Philharmonie de Paris : on entend chaque instrument, mais aussi un ensemble qui nous entoure avec précision.
Toujours en 1872, Camille Saint-Saëns compose son premier concerto pour violoncelle. Si la littérature baroque pour violoncelle est assez large, il n’en est rien dans la période romantique à l’époque. Les instruments rois pour les concertos restaient le violon et le piano. Mais en plus de choisir le violoncelle, il transgresse aussi la loi du genre puisque les trois mouvements sont ici enchaînés sans pause pour un concerto d’une vingtaine de minute où circulent deux thèmes du violoncelle. Autre nouveauté, le concerto début par un accord de l’orchestre puis une grande phrase de violoncelle très virtuose qui est ensuite reprise par l’orchestre, alors que la tradition veut dans cette forme qu’une introduction précède l’entrée du soliste. Justement, le soliste a ici besoin de mettre bien sûr tout son art pour triompher d’une écriture très variée et virtuose mais il se doit aussi d’être sensible. Nous ne sommes pas dans une démonstration technique mais dans une sorte de récit. Certes le soliste doit assumer quelques traits redoutables et quelques montées vers le suraigu qui doivent faire trembler les instrumentistes, mais le but principal n’est pas de briller. Julien Victor-Laferrière se montre d’une grande sensibilité tout au long de l’ouvrage, étonnant même par la douceur du son de son violoncelle, presque trop léger par moments pour l’orchestre si puissant mais permettant ainsi de mieux l’inclure dans le discours de l’orchestre. Sans partition, le musicien vit sa prestation d’un bout à l’autre, ne sortant jamais de la musique même lors des moments dévolus à l’orchestre. Tugan Sokhiev et l’orchestre sont au même degré d’excellence que pour l’ouverture, même si la forme le restreint à plus accompagner le soliste et à moins se montrer. Après une telle prestation, le soliste gratifie le public de deux bis… le traditionnel Bach permet d’entendre l’instrument dans un autre répertoire habituel alors que la pièce de Henze le montre vraiment différent, très axés sur des pizzicati bien marqués.
Après une petite pause pour les musiciens (mais personne ou presque ne bouge dans la salle), voici la Symphonie n°3 en ut mineur, dite « avec orgue ». Tout comme pour le concerto, Camille Saint-Saëns reprend la structure traditionnelle d’une symphonie mais en faisant se suivre les mouvements deux à deux, sans aucune interruption musicale. Partition immense avec un orchestre traditionnel très fourni où vient s’ajouter donc le fameux orgue, mais aussi un piano à quatre mains. On ne peut pas ne pas penser à la Faust-Symphonie de Liszt dans cet ouvrage, de par son volume bien sûr, mais aussi ces thèmes qui la parcourent, cette apparition du Dies Irae, et bien sûr l’orgue. Pas de chanteurs ici mais par bien des côtés, on entend des parentés entre la composition de Saint-Saëns et celle du compositeur hongrois qui disparut quelques mois avant la création et qui en est le dédicataire. Créée en 1886, elle bénéficie de toute l’évolution du style de Camille Saint-Saëns acquise durant les vingt-sept années qui la sépare de la deuxième symphonie. Il a entre-temps composé de nombreux poèmes symphoniques par exemple où il a expérimenté des formes et des textures de l’orchestre que l’on retrouve ici. Et l’ajout à l’orchestre de l’orgue et du piano donne encore plus de possibilités. Le piano permet des ruissellements splendides notamment qui irisent l’orchestre. L’orgue au contraire le renforce souvent avec comme une pédale ou un bourdon qui soutient l’harmonie. Mais il se dégage aussi régulièrement pour affirmer un thème. Il apporte une solennité presque religieuse dans le grand final où malgré les grands ensembles de tout l’orchestre on l’entend monter, nous emmener vers une sorte de lumière. Que dire de la prestation du chef et de l’orchestre si ce n’est qu’elle a été tout bonnement splendide ? La salle de la Philharmonie, de par son acoustique, permet d’oser les plus grands contrastes. Ainsi, les premiers accords aux cordes montent avec délicatesse, comme irréelles alors que le final explose littéralement, balayant tout sur son passage mais sans jamais être agressif. Tout au long de la symphonie, l’orchestre est d’une précision redoutable, dirigé avec juste ce qu’il faut d’emphase par Tugan Sokhiev. Nerveuse ou délicate dans le mouvement lent, la battue est d’un grand naturel et met particulièrement en valeur la partition. Splendeur des timbres, équilibre parfait entre les différents pupitres et l’orchestre, nous avons ici une version certes assez traditionnelle de l’œuvre, mais une version d’une netteté et d’un impact sidérant. Bien installé dans son fauteuil, chaque spectateur est environné par un océan de musique.
Ce retour à la Philharmonie était un vrai bonheur. La fusion entre la salle et la musique de Saint-Saëns aura été totale, permettant à un orchestre, un chef et un violoncelliste de faire résonner tous les trésors qu’elle cache parfois ou que beaucoup ne veulent pas voir. Le concert doit être diffusé le 9 juillet sur Radio-Classique. Il sera bien sûr difficile de retrouver la même sensation corporelle que dans la salle (l’orgue qui vrombit fait un vrai effet physique), mais les partitions étant si bien servies, il serait dommage de ne pas ré-écouter.
- Paris
- Grande salle Pierre Boulez, Philharmonie de Paris
- 08 juin 2021
- Camille Saint-Saëns (1835-1921), La Princesse Jaune : Ouverture
- Camille Saint-Saëns (1835-1921), Concerto pour violoncelle n°1 en la mineur, Opus 33
- Jean-Sébastien Bach (1685-1750), Suite pour violoncelle n°3 en ut Majeur, BWV 1007 : Sarabande
- Hans Werner Henze (1926-2012), Sérénade pour violoncelle seul
- Camille Saint-Saëns (1835-1921), Symphonie n°3 en ut mineur, Opus 78 “Symphonie avec orgue”
- Éric Satie (1866-1925), Gymnopédie n°1
- Victor Julien-Laferrière, violoncelle
- Michel Bouvard, orgue
- Orchestre National du Capitole de Toulouse
- Tugan Sokhiev, direction