En 1892, Piotr Ilitch Tchaïkovsky proposait son dernier opéra couplé avec son dernier ballet : Iolanta et Casse-Noisette. Bien que les deux ouvrages aient été de nouveaux réunis il y a quelques années à l’Opéra National de Paris dans une production signée Dmitri Tcherniakov, il est tout de même rare de les retrouver ensemble. Avec son heure et demi, Iolanta pose un souci aux programmateurs : trop court pour être seul dans une soirée, il demande de trouver un autre opéra court qui pourrait compléter le spectacle. En juin 2018, l’Opéra de Tours avait osé lui adjoindre Mozart et Salieri de Rimsky-Korsakov, opéra encore plus rare sur nos terres occidentales. Mais tout de même, au moins au concert, cet ouvrage de Tchaïkovsky semble revenir dans les salles et montrer que Tchaïkovsky n’est pas le compositeur de deux opéras. Peut-être la tournée d’Anna Netrebko en 2012 a permis de faire connaître cette partition magnifique car il semble être repris plus souvent depuis quelques années et c’est un vrai plaisir tant la musique y est sublime. Et cela nous change des éternels Eugen Onegin et La Dame de Pique (même si ces deux ouvrages sont passionnants aussi!). Pour sa venue maintenant annuelle avec sa troupe du Mariinsky, Valery Gergiev nous offre la possibilité de ré-entendre dans de superbes conditions ce Iolanta.
Alors qu’il nous avait gratifié du Ring de Wagner les deux dernières fois qu’il est venu à Paris dans ces conditions, Valery Gergiev ose un opéra russe ce week-end (tout en donnant tout de même Parsifal le lendemain!). Comme dit plus haut, Iolanta est le dernier opéra de Tchaïkovsky. Mais au-delà de sa position chronologique, cet opéra est aussi vraiment à part dans sa construction et son originalité. La première partie de ses compositions lyriques payent un gros tribut à Rimsky-Korsakov et Moussorgsky avec ses opéras soit fantastiques soit historiques. Bien sûr on y retrouve déjà le génie du compositeur, mais en dehors de quelques opéras vraiment forts comme le plus connu Eugen Onegin par exemple, nous restons très loin du lyrisme et des expérimentations qui se trouvent ici. Le prélude est assez symptomatique de la chose : pendant de nombreuses minutes, ce n’est que la petite harmonie qui nous peint le décor champêtre : avec les hautbois et bassons par exemple qui donnent une couleur magnifique. La harpe par la suite qui accompagne ce magnifique trio chaste et lumineux… et puis ces grandes envolées lyriques où l’orchestre joue tout son rôle ! Ces effets d’orchestrations qui dévoilent non seulement les pensées des personnages comme les flammes de Robert, où encore la flûte qui accompagne la guérison de Iolanta. Et puis bien sûr cette composition obsessionnelle en crescendo du médecin Ibn-Hakia. D’ailleurs le fait de transposer progressivement une mélodie est repris à plusieurs moments dans l’opéra, le musicien développant un thème splendide et le faisant s’envoler à mesure que les esprits s’échauffent. En dehors de quelques rares scènes, tout est d’une inspiration lumineuse et miraculeuse, au lyrisme à la fois tendre et prenant.
Valery Gergiev a déjà enregistré l’opéra avec Galina Gorchakova, et l’a aussi dirigé entre autre avec Anna Netrebko. Il connaît parfaitement la partition et on peut l’entendre car chaque instant est ciselé et magnifiquement rendu. Dès les premières minutes avec cette introduction uniquement dévolue aux vents, tout est parfaitement en place : les mélodies se croisent et se répondent… La partition demande beaucoup de finesse car si on peut entendre des moments assez massifs (comme l’air de Robert), ce sont souvent de fines couleurs, en lien avec le jardin de Iolanta ou au thème de la lumière. Et puis bien sûr ce final magique qui pourrait être lourd sans cette énergie et cette maîtrise de Valery Gergiev. Il peut bien sûr s’appuyer sur un Orchestre du Mariinsky qui joue lui aussi une partition parfaitement maîtrisée. La musique de Tchaïkovsky trouve sous leurs instruments une couleur particulière. Il manque peut-être un peu de caractéristique russe, mais si les timbres sont un peu internationaux, le rendu lui est tout à fait russe dans les attaques et les couleurs. Saluons aussi bien sûr le Chœur du Mariinsky et tout particulièrement les femmes qui nous font une démonstration de finesse tout en donnant un volume impressionnant lors du final malgré le faible nombre de participantes.
Mais les forces venues de Saint-Pétersbourg se montrent aussi dans la distribution qui est vraiment sans faille d’un bout à l’autre ! Andreï Zorin campe un Alméric au timbre bien marqué pour un rôle de caractère assez épisodique. Lui répond Yuri Vorobiev en Bertrand. Lui qui avait été Wotan dans L’Or du Rhin ici même semble bien sous-distribué mais quel bonheur de l’entendre avec cette tendresse paternelle. Sa femme Martha est chantée par Natalia Evstafieva et on retrouve ici la couleur si particulière de certaines mezzo-soprano russes : le timbre est un peu sec, sans les outrances de graves poitrinés mais avec une couleur sombre. Par moment, on pourrait presque entendre la grande Sofia Preobrazhenskaya… Avec elle, la jeune Kira Loginova nous offre une Brigitte lumineuse alors qu’Yekaterina Sergeyeva est bluffante dans ce petit rôle qu’est Laura (alors qu’elle fut entre autre Fricka dans Die Walküre à Paris!). Mais surtout, en dehors des qualités de chacune, elles composent un trio parfait pour accompagner Iolanta lors de la berceuse. C’est là que l’on voit combien cette troupe et brillante !
Quatre rôles sont plus importants dans cet opéra. Les deux barytons ont peu à chanter, mais ils ont chacun un air qui marque et demande donc un interprète de haut niveau. Robert déjà , l’ami de Vaudémont, est un personnage un peu cynique, passionné mais libre et poseur. Alexeï Markov lui offre son timbre sonore, sa projection implacable et ce petit côté démonstratif qui lui va si bien. Il peut ainsi briller dans l’air où l’orchestre se déchaîne. Ibn-Hakia lui demande surtout une forte présence ainsi qu’une voix longue. Il se doit d’être presque hypnotique avec ses formules prophétiques. Evgeny Nikitin est impressionnant car la voix est toujours aussi ferme. Il est grand, froid, méthodique et sa voix se déploie parfaitement dans son explication de la médecine. Toujours plus grave, voici le Roi René, père de Iolanta, homme de pouvoir mais aussi d’une tendresse magnifique pour sa fille. Stanislav Trofimov avait impressionné lors des deux venues précédentes du Bolshoï à la Philharmonie de Paris. Il revient ici avec le Mariinsky et frappe toujours autant par la fermeté de son registre grave. Si le haut de la tessiture manque un peu de projection, comment résister à cette voix profonde ! Son air est superbe bien sûr… mais beaucoup retiendront ce moment a capella dans les profondeurs de la tessiture : le grave est bien là , juste, puissant… et ce personnage touche d’un bout à l’autre, même dans les moments de fausse menace. Enfin, on repasse en clé de sol avec Vaudémont, le ténor amoureux par qui tout arrive. Najhmiddin Mavlyanov n’a pas le plus beau timbre du plateau bien sûr. La voix est très dans le masque comme beaucoup de ténors russes et manque un peu de grâce. Mais il a pour lui déjà d’assumer sans faillir une tessiture très tendue… et de le faire avec beaucoup de nuances. Son Vaudémont est poète malgré le timbre, il saut alléger lorsqu’il le faut, il offre toute sa puissance à d’autres moments… C’est un très beau portrait vocal !
Mais dans cet opéra, c’est bien sûr Iolanta qui se doit d’être splendide. Et Irina Churilova se montre parfaite d’un bout à l’autre. Avec une voix puissante et ronde mais aussi capable de nuances et de finesse. Dès les premiers mots, elle est cette jeune fille un peu candide mais douce et souriante… et le moment où les doutes apparaissent permettent de montrer aussi toutes les failles d’un personnage magistralement construit et vécu. Car en effet, même si nous n’avons pas de décors, chacun joue son personnage et interagi. Et notre Iolanta est scéniquement parfaite dans ce regard lointain et cette façon de se promener sur la scène est parfait. Depuis son air plein de lyrisme jusqu’à ses doutes lors de la révélation de l’existence de la lumière. C’est une révélation que cette Irina Churilova : la voix est lumineuse, avec une largeur qui lui permet de chanter sans effort la partition… et une musicalité qui offre une jeune fille miraculeuse de pureté.
Quel plaisir d’entendre le Mariinsky dans son répertoire de prédilection. Valery Gergiev nous enchante avec cette Iolanta et le public réserve à tous un triomphe amplement mérité ! On aurait presque souhaité une reprise du final tant le public était survolté !
Le concert a été filmé et est disponible sur le site de la Philharmonie de Paris.
- Paris
- Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez
- 21 septembre 2019
- Piotr Ilitch Tchaïkovsky (1840-1893), Iolanta, Opéra en un acte
- Version de concert
- Iolanta, Irina Churilova ; Vaudémont, Najhmiddin Mavlyanov ; Robert, Alexeï Markov ; René, Stanislav Trofimov ; Ibn-Hakia, Evgeny Nikitin ; Bertrand, Yuri Vorobiev ; Alméric, Andreï Zorin ; Martha, Natalia Evstafieva ; Brigitte, Kira Loginova ; Laura, Yekaterina Sergeyeva
- Chœur du Mariinsky
- Orchestre du Mariinsky
- Valery Gergiev, direction