En 2018, Valery Gergiev et sa troupe étaient venus pour nous proposer un Ring sur deux week–end. Les quatre concerts étaient impressionnant de qualité avec des chanteurs inconnus pour la plupart mais qui avaient donné des prestations mémorables. Après une grandiose Iolanta la veille, voici donc Parsifal pour terminer ce week-end. Après le russe, nous revenons à Wagner. Gergiev connaît bien cet ouvrage pour l’avoir dirigé de nombreuses fois et même pour l’avoir enregistré avec son orchestre du Mariinsky en 2009. Même après avoir fait ses débuts au Festival de Bayreuth cette année, il reste un chef wagnérien regardé avec méfiance par les puristes pour des lectures parfois manquant de tenue ou d’énergie. Mais on sait que le chef est capable du meilleur lorsqu’il est inspiré, surtout avec un orchestre qu’il a façonné et qui lui répond au doigt et à l’œil. Dans la distribution nous retrouvions Mikhail Vekua qui avait été Logue, Siegmund et les deux Siegfried… mais aussi Yuri Vorobiev qui avait donné vie au Wotan de L’Or du Rhin… et bien sûr Evgeny Nikitin ! Parmi les petits rôles, on notera la présence d’Yekaterina Sergeyeva qui avait eu de nombreux rôles lors du Ring (Flosshilde, Fricka et la Première Norne). La grande question portait donc principalement sur la Kundry de Yulia Matochkina totalement inconnue malgré des retours très favorables de sa récente participation à un Roméo et Juliette de Berlioz…
Il y a plusieurs façons de concevoir Parsifal : se référer à la grande tradition du Neues Bayreuth régie par Hans Knappertsbusch entre 1951 et 1964… ou aller vers des visions plus allégées qui sont plus dans l’air du temps. En effet, une certaine génération a été frappée par le fameux enregistrement réalisé à Bayreuth en 1951… Distribution mythique qui réunissait Martha Mödl, Wolfgang Windgassen, Ludwig Weber, Georges London et Hermann Uhde. La qualité de la prise de son a permis de mettre ce document entre toutes les oreilles, la musique étant nimbée dans un léger voile qui rendait la partition encore plus mystique, renforçant les choix du chef. Car de toutes ses versions, c’est sans doute la plus lente, la plus sombre aussi. De grands arcs se tendent d’un bout à l’autre des actes, portés par un orchestre puissant et des personnalités immenses. Nous étions alors face à une sorte de grand oratorio dramatique. Les années suivent et le chef fera légèrement varier son interprétation avec bien sûr à l’autre bout du spectre la version de 1964 elle aussi magistralement distribuée (Jon Vickers, Hans Hotter, Thomas Stewart…) mais dans un son moins propice à l’écoute. Les textures se sont allégées légèrement, donnant un peu plus de lumière et de théâtre à l’ouvrage mais tout en gardant une grande solennité. De nos jours les habitudes ont évoluées après le coup frappé par Pierre Boulez à Bayreuth en 1970, faisant passer la durée de l’ouvrage de 4h31 pour Hans Knappertsbusch en 1951 à juste 3h39. Si l’on reste proche des 4h en général, la vision de l’orchestre a évolué avec souvent des textures plus légères et un rythme plus marqué. L’exemple parfait est la version de Jaap van Zweden qui dure 4h et 6 minutes avec un orchestre beaucoup plus clair et léger ainsi qu’une conception du drame moins austère et plus humaine. Mais on peut aller plus loin encore dans les versions modernes en essayant de faire un retour complet à l’original comme l’a fait Thomas Hengelbrock en 2013 lors de concerts heureusement sauvegardés par une captation radiophonique : 3h37 de musique (donc presque comme Boulez)… mais sur instrument d’époque de 1882 joués par le Balthasar Neumann Ensemble, plus habitué à jouer Gluck que Wagner ! Le but était de retrouver a priori le son et les tempi de l’origine de l’œuvre, le chef se référant principalement à des documents des vingt premières années de représentations. Chaque Parsifal est donc différent, perturbant pour certains et fascinants pour d’autres, il est possible de faire varier le ressenti de la partition par des choix assez larges.
Valery Gergiev se situe plutôt dans la continuité des traditions du Neues Bayreuth avec un son plutôt ample et des tempi plutôt lents. Ainsi, nous avons eu notre Parsifal en 4h15 environ… mais surtout nous avons eu des différences entre les actes. Ses choix se retrouvent assez dans le disque enregistré en 2009 avec les actes I et III plutôt lents alors que le deuxième acte est animé d’un fort élan théâtral. Mais commençons par le début… et le prélude du premier acte qui justement est très lent et semble manquer de tenue. En fait, jusqu’au début de la cérémonie du Graal, nous avons un orchestre superbe mais qui manque de tension, la lenteur enlevant tout dynamisme à la partition. C’est magnifique mais il ne se passe rien et même la grandeur manque. Puis la partition semble prendre un nouvel envol avec une cérémonie qui retrouve plus de rigueur et de puissance évocatrice. Le deuxième acte est un vrai changement lorsque montent les remous de la tempête de Kingsor. Cela bouillonne et gronde, l’acte se déroulant de manière très contrastée avec une vision très théâtrale du duo entre Kundry et Parsifal. Ici Gergiev fait jouer toutes les ressources pour montrer la tension qui existe, la violence des sentiments comparés au caractère somnolant du royaume d’Amfortas. Le troisième acte sera dans la suite du deuxième pour l’énergie mais dans la même lenteur que le premier. La grande différence vient dans l’implication des musiciens qui étaient plutôt amorphes au début alors qu’ils sont très aiguisés dès le début de ce dernier acte. Du coup, la même torpeur d’un royaume brisé et somnolant, mais avec un orchestre beaucoup plus varié. Puis bien sûr le final majestueux où la délicatesse se mélange avec la grandeur des chevaliers et de la révélation ! En dehors de ce début un peu terne, la direction de Valery Gergiev est vraiment superbe et donne une vision parfaite de Parsifal, surtout en version de concert où une vision trop théâtrale des trois actes aurait pu sembler étrange. Ici nous avons bien tous les contrastes, ne laissant jamais retomber la tension une fois qu’elle est installée. Même le début du troisième acte emporte l’auditeur alors qu’il est pourtant très contemplatif.
Orchestre et Chœur du Mariinsky sont impressionnants… en dehors de quelques très légers décalages dans le troisième acte pour les musiciens et un très léger manque d’homogénéité du chœur féminin au début du deuxième acte, ils nous proposent des timbres et des prestations vraiment de très haut niveau. Les attaques sont parfaites, aussi à l’aise dans les frémissements que dans les passages plus puissants. On est frappé par les timbres aussi. Les timbres des musiciens bien sûr avec ces bois toujours aussi superbes. Mais aussi dans les cordes et les cuivres qui restent légèrement typées et n’ont pas forcément cette rondeur des orchestres germaniques par exemple. Et puis cette profondeur des cordes ! Les passages dévolus aux contrebasses et aux violoncelles dans la dernière partie du troisième acte étaient immenses, faisant frissonner toute la salle par la grain noir du son ! Et pour le chœur, il est impressionnant d’entendre un effectif aussi réduit (ils sont souvent plus nombreux pour Parsifal) qui produit un effet aussi fort sans être massif dans les passages les plus puissants… et bien sûr une douceur magique. Le seul point noir vient en fait des cloches… enfin de ce qui devrait être des cloches ! Ici nous avons eu droit à un synthétiseur de mauvaise qualité qui nous faisait vaguement entendre des « dong » qui n’avaient rien du son de cloche qu’on peut attendre. Si Gardiner avait été un peu trop violent avec ses cloches enregistrées lors de la Symphonie Fantastique il y a quelques mois à la Philharmonie, ici nous n’avons aucun effet. Il était pourtant simple de faire venir des cloches tubulaires qui ont un son beaucoup plus impressionnant que ce qu’on a eu. Et même, la Philharmonie ou le Musée devaient bien pouvoir prêter de tels instruments. On y perd vraiment niveau équilibre…
Commençons bien sûr par tous ces petits rôles, souvent interchangeables et ternes. Ici, que des grandes voix. Le Voix Céleste de Marina Shuklina sort du chœur et pourtant elle a ce timbre profond et chaud qui correspond parfaitement à cette phrase majestueuse. Les écuyers et les chevaliers sont parfaits avec des voix bien faites, en particulier Yuri Vlasov qui impressionne par sa grande voix de basse ! Il aurait presque pu nous donner un Titurel avec un tel instrument ! Justement, cette voix de la tombe est chantée avec ampleur et noblesse par Gleb Peryazev. La basse n’est pas usée comme souvent, mais sonore, puissante et implacable. Et puis les Filles-fleurs bien sûr ! De cet ensemble sort la belle voix de soprano d’Anna Denisova à bien des moments, mais l’ensemble est composé de grandes voix, toutes parfaitement réunies dans des ensembles d’où s’extraient quelques phrases de chacune.
On ne présente plus le Klingsor de Evgeny Nikitin… Son méchant semblait avoir perdu de sa superbe dans la dernière production de l’Opéra National de Paris en 2018 par rapport à sa prestation dans le même lieu en 2008. Mais la prestation qu’il offre à la Philharmonie de Paris montre qu’il était sans doute en méforme l’année dernière car nous retrouvons ici toutes les qualités plus anciennes ! La voix claque, les aigus comme les graves sont tranchants, la violence palpable… on retrouve ce magicien noir et menaçant qui nous plaît tant ! Lui qui était Amfortas avec Gergiev dans le disque de 2009, il retrouve ici son personnage favori même si son roi malade n’était pas sans intérêt. Justement, que dire de l’Amfortas d’Alexei Markov ? La voix est toujours aussi belle et puissante que la veille dans Iolanta mais là où cette voix brillante et puissante composait un parfait Robert, elle peine à camper un roi blessé. La voix est trop robuste, le chanteur pas assez nuancé pour nous faire ressentir les tourments d’Amfortas. Le chanteur fait une grande démonstration et nuance, mais on peine à retrouver tout ce que pouvaient y mettre des chanteurs comme Alexander Marco-Buhrmester à Paris en 2008 ou Detlef Roth à Bayreuth dans la production de Herheim. Peut-être que dans quelques années et plus de représentations, il saura montrer ces failles qui ont manqué ici.
Le Gurnemanz de Yuri Vorobiev est plutôt surprenant. On est plus habitués à des voix sombres de patriarche. Ici, la voix de basse est plus claire, plus jeune. En effet, le chanteur a une certaine bonhomie par moments qui surprend mais il sait conserver la noblesse du personnage. L’allemand n’est pas parfait et du coup les monologues manquent un peu de ce rythme du grand diseur. Mais la voix et les nuances sont bien là et du coup, on est emportés par la beauté du chant. Ce Gurnemanz n’est donc pas une grand sage mais un personnage très humain et assez sobre au final. Face à lui, le Parsifal de Mikhaïl Vekua est impressionnant d’assurance. À aucun moment on ne le sent tendu et en difficulté. Il assume aussi bien les passages délicats du troisième acte que la violence du deuxième ou même la naïveté du premier acte. Son évolution est parfaite et il vit totalement son personnage. Le timbre n’est pas le plus beau qu’on ait entendu dans le rôle, mais la vaillance et le côté juvénile est parfait pour le personnage. L’insouciance de son arrivée (qui met certains en difficulté) et parfaitement dosée et le duo avec Kundry est impressionnant d’intensité sans pour autant virer à l’expressionnisme. Les aigus sont puissants mais là aussi ne sont pas criés. Chaque note est en place et le personnage soigné.
Mais la grande triomphatrice de la soirée est sans nul doute Yulia Matochkina. Dès son apparition elle impose déjà un charisme impressionnant. Mais ses premiers mots, ses premières interventions sauvages du premier acte campent immédiatement le caractère impulsif de Kundry. Pour une version de concert, nous voyons sur scène le personnage se créer. Et bien sûr, le deuxième acte est le sien ! Elle arrive avec des cris et gémissements à glacer puis l’affrontement avec Parsifal la montre variée et toujours naturelle. La séduction, qu’elle soit maternelle ou charnelle, est portée par une voix somptueuse, à la tessiture large et aisée où les aigus ne sont pas agressifs alors que les graves sont poitrinés juste ce qu’il faut. Avec l’avancée de l’acte, la tension dramatique monte et la voix devient de plus en plus expressive, de plus en plus violente dans ses expressions comme le veut la partition. Et la chanteuse dévoile une énergie dévorante, lançant des aigus dardés qui transpercent les spectateurs ! Ses imprécations sont jetées à la face de son Parsifal avec hargne et emportée par le drame elle entraîne Mikhaïl Vekua dans un jeu scénique qui les rend encore plus expressifs. La découverte est majeure pour cette mezzo-soprano qui nous a proposé une Kundry parfaitement intègre vocalement (ce qui est rare) ainsi que dramatiquement impressionnante !
Ce Parsifal était à la hauteur du Ring de l’année dernière. Avec une troupe de chanteurs de très haut niveau, tous impliqués et vivants, avec un orchestre et un chœur aussi expressifs et qui répondent parfaitement à leur chef, Valery Gergiev nous offre une superbe lecture de l’opéra et nous plonge dans cette musique passionnante et fascinante. On espère pouvoir dire à l’année prochaine… et puisque l’opéra russe était du voyage, pourquoi pas une partition encore plus rare que la Iolanta de la veille !
- Paris
- Philharmonie de Paris, Grande salle Pierre Boulez
- 22 septembre 2019
- Richard Wagner (1813-1883), Parsifal, festival scénique sacré en trois actes
- Version de concert
- Parsifal, Mikhaïl Vekua ; Kundry, Yulia Matochkina ; Gurnemanz, Yuri Vorobiev ; Klingsor, Evgeny Nikitin ; Amfortas, Alexeï Markov ; Titurel, Gleb Peryazev ; Filles-fleur de Klingsor, Anna Denisova / Oxana Shilova / Kira Loginova / Anastasia Kalagina / Angelina Akhmedova / Yekaterina Sergeyeva ; Écuyers, Kira Loginova / Elena Gorlo / Oleg Losev / Andreï Zorin ; Chevaliers du Graal, Andreï Ilyushnikov / Yuri Vlasov ; Une Voix céleste, Marina Shuklina
- Chœur du Mariinsky
- Orchestre du Mariinsky
- Valery Gergiev, direction