Durant l’été 2012, les Chorégies d’Orange montaient Turandot mis en scène par Charles Roubaud. Sept ans plus tard, voici que la production a été remise à la taille de la scène de l’Opéra de Marseille pour le plaisir du public. Mais il faut bien avouer que le rendu est un peu décevant par moments quand on a vu la production originale. Et il est tout de même dommage que la direction ne puisse pas demander à un metteur en scène un travail un peu plus important que juste réduire sa mise en scène. Mais malgré tout, le rendu reste de bonne facture et surtout, cela permet d’écouter la partition de Puccini avec une distribution de haut niveau. Car nous avons ici une soprano wagnérienne qui commence à aborder les rôles de soprano dramatique, un ténor italien au timbre solaire… et la soprano délicate pour Liu. Bien sûr, nous n’avons pas ici les grands noms qui pourraient faire hurler les foules, mais la salle est tout de même très pleine pour cette dernière de la série.
On le sait, Turandot a été le dernier opéra composé par Puccini, et même il n’ira pas au bout, la partition s’arrêtant de sa main à la mort de Liu. Lors de la première, Toscanini fera baisser le rideau à ce moment-là … et il faudra attendre la deuxième représentation pour entendre le final, composé par Alfano. Depuis, ce même Alfano a réduit sa partition en effectuant des coupures, Berio en a écrit une autre… mais c’est presque toujours la fin revue et corrigée par Alfano qui est entendue, comme durant cette production. Du coup, le final est toujours un peu bancal et manque de continuité. Mais nous avons au moins une vraie fin et la possibilité d’entendre cet opéra.
La mise en scène de Charles Roubaud est très traditionnelle avec peu d’inventivité mais des images plutôt bien conduites et on ne s’ennuie jamais. Bien sûr, on sent combien la scène est petite pour contenir les idées originales : la colonnade est très réduite, les projections sont assez peu lisibles, la foule est serrée sur une scène qui semble trop petite. Mais les couleurs sont belles, les décors sobres sont bien éclairés pour donner les différentes ambiances, les costumes sont dignes des mises en scènes les plus traditionnelles… mais il faut avouer qu’on se laisse emporter devant cette Chine fantasmée. Et si la direction d’acteurs n’est pas forcément très poussée, le talent de certains réussit à transcender une mise en scène un peu statique.
Il est bien difficile de juger l’orchestre car il y a de gros soucis d’équilibre. Ce n’est pas la faute du chef, mais bien de la disposition des instruments. Sous prétexte que la fosse était trop petite, de nombreux instruments ont été installés dans les loges qui la surplombent et ce, sur deux étages. Ainsi par exemple on retrouve une bonne partie des percussions séparées du reste de l’orchestre. Et du coup, ces instruments qui donnent une couleur particulière à l’instrumentation de Puccini se trouvent trop mis en avant avec un rôle trop important qui emporte la partition vers un côté trop exotique là où Puccini a su parfaitement doser au contraire ces éléments. C’est assez dommage car on entend une version qui est plutôt bien dirigée et où le chef soigne les couleurs. Mais ce déséquilibre perturbe grandement une belle direction Roberto Rizzi Brignoli qui sait nuancer et évite pour sa part à trop jouer sur l’orientalisme. Le chœur de l’Opéra de Marseille se montre à la hauteur avec un bel ensemble et des scènes de foules très vivantes, de même que la Maîtrise des Bouches-du-Rhône qui donne beaucoup de lumière dans son chant.
La distribution est plutôt bien soignée avec des rôles secondaires qui savent tenir leur place comme la Mandarin d’Olivier Grand. Bien sûr, l’Empereur Altoum de Rodolphe Briand n’est pas très en voix, mais parfaitement conforme à la tradition avec un chant de vieillard simulé. On saluera la belle prestation des trois ministres Ping, Pang et Pong. Difficile de les différencier tant ils sont un tout parfaitement coordonné. Dans des rôles plus significatifs, Jean Teitgen et Ludivine Gombert portent haut le chant français. Le premier n’a qu’à ouvrir la bouche pour que la grandeur et la noblesse de Timur transparaisse. La voix est toujours aussi belle, telle qu’entendue de nombreuses fois. Mais c’est surtout Ludivine Gombert en Liu qui frappe. La voix n’est pas la plus fluide qu’on ait entendu dans ce rôle où les plus grandes sopranos ont évolué… mais il y a un frémissement et une tendresse qui immédiatement charment et émeuvent. Car plus que du beau chant, c’est surtout un chant qui frappe par sa simplicité et sa délicatesse. La jeune esclave amoureuse est immédiatement présente sous nos yeux, avec en plus un jeu plein de pudeur et de retenue. Elle sera acclamée au moment des saluts et mérite amplement ces bravos !
Dans le rôle de Calaf, Antonello Palombi s’impose facilement par une puissance certaine et un timbre d’où émerge un soleil tout italien. Le ténor ne semble jamais éprouvé par une tessiture pourtant difficile avec ses notes aiguës régulièrement sollicitées. Même la scène des énigmes le voit parfaitement à l’aise sans tension. Le Nessun Dorma est ainsi couronné par un bel ut… qui manque par contre un peu de longueur. Certes, le tenir trop longtemps n’est pas forcément de bon goût et le ténor a prouvé qu’il savait adapter sa voix et la contenir mais ici elle est peut-être trop réduite. Les seules limites de la prestation sont dans le manque de caractérisation et un chant un peu frustre par moments. Le ténor a quelques notes qui ne sont pas forcément très belles et la musicalité n’est pas toujours au rendez-vous.Ce ton monocorde et peu impliqué n’est pas rattrapé par les quelques explosions véristes et scéniquement il peine grandement à exister. Il faut saluer des moyens vraiment impressionnants, mais qui manquent un peu de musicalité et de personnalité.
Mais celle qui avait fait faire le déplacement était Ricarda Merbeth. La soprano a amorcé son changement de répertoire en passant des rôles blonds aux rôles dramatiques. Ainsi, elle qui avait triomphé dans les rôles de Chrysothémis, Elisabeth de Tannhäuser, Sieglinde… la voici maintenant en Isolde, bientôt Brünnhilde et ici en Turandot. Alors qu’elle avait montré une Isolde magnifique sous la direction de Noseda, la voici qui semble très gênée en début du fameux « In questa reggia ». En effet, le timbre n’arrive pas à se déployer, les extrêmes de la tessiture manquent cruellement d’assise… la voix semble comme vieillie et usée. Heureusement, petit à petit la chanteuse semble prendre de l’assurance et sur les moments plus mélodiques la voix prend de l’assise et gagne en largeur et en aisance. Les énigmes la montrent ainsi beaucoup plus sûre d’elle, avec des aigus dardés et des graves mieux négociés. Tout au long du spectacle, la voix se développe et se pose, se montrant à son sommet durant le duo amoureux avec Calaf. Alors que l’écriture devient plus mélodique et moins cassante, la soprano montre toute sa voix et quelle voix ! Si auparavant elle était déjà impressionnante, elle se dévoile ici dans toute sa splendeur avec un timbre charnu, des aigus aisés et puissants. C’est comme si la passion amoureuse avait donné des ailes à cette Turandot qui remplace sa robe noire pour une robe immaculée. Ricarda Merbeth n’a pas été la plus grande Turandot, il faut bien l’avouer, mais elle s’est montrée d’un haut niveau et la voix reste en grande forme. Il n’y a finalement que le rôle qui ne semble pas lui convenir. L’écriture hérissée n’est sans doute pas ce qui lui permet le plus de déployer l’opulence de sa voix.
Bien sûr, il y a ci-dessus des critiques… mais il y a une chose qui reste magique, c’est la partition de Puccini qui est vraiment fascinante. Les couleurs, les enchaînements, les lignes mélodiques… il a donné un vrai décor complet pour cette histoire qui n’a pas son pareil. Et les conditions proposées à Marseille sont loin d’être indignes, même si imparfaites. La distribution réunie est très solide avec des personnalités vocales marquées et un vrai investissement globalement.
- Marseille
- Opéra Municipal
- 5 mai 2019
- Giacomo Puccini (1858-1924), Turandot, opéra en trois actes
- Mise en scène, Charles Roubaud ; Costumes, Katia Duflot ; Décors, Dominique Lebourges ; Lumières, Marc Delamézière
- Turandot, Ricarda Merbeth ; Liu, Ludivine Gombert ; Due fanciulle, Émilie Bernou / Mélanie Audefroy ; Calaf, Antonello Palombi ; Timur, Jean Teitgen ; Ping, Armando Noguera ; Pang, Loïc Félix ; Pong, Marc Larcher ; Altoum, Rodolphe Briand ; Le Mandarin, Olivier Grand ; Le Prince de Perse, Wilfried Tissot
- Chœur de l’Opéra de Marseille
- Maîtrise des Bouches-du-Rhône
- Orchestre de l’Opéra de Marseille
- Roberto Rizzi Brignoli, direction