En 1990, la Manon de Massenet était montée pour la dernière fois sur les planches de la Salle Favart. Alors que c’est le deuxième opéra le plus joué de l’histoire du théâtre, alors que sa statue salue l’arrivée des spectateurs aux côtés de Carmen, alors que le plafond de la salle lui rend hommage… il aura fallu presque trente ans pour que l’on retrouve enfin cette héroïne de Massenet. À l’époque, c’était Leontina Vaduva qui émouvait le public… en cette année 2019 ce sera Patricia Petibon. Bien sûr, il était possible entre temps de voir Manon sur les scènes de l’Opéra de Paris : en 1997 était créée une production de Gilbert Deflo où ont triomphés Renée Fleming, Richard Leech, Leontina Vaduva (encore !), l’étoile filante Alexia Cousin, Roberto Alagna, Rolando Villazon, Marcello Alvarez… pour ne rester que dans les deux rôles principaux. Et puis il est difficile d’oublier la sinistre production de Coline Serreau en 2012, qui devait être la participation de l’Opéra de Paris à l’année du centenaire de la mort de Jules Massenet. Mais entre une mise en scène inintéressante qui ne prenait jamais l’ouvrage au sérieux et une Natalie Dessay en grande difficulté… le souvenir n’est pas fameux ! Ici, c’est toute auréolée des triomphes de Genève (avec Petibon) et Bordeaux (avec Minkowski) que nous arrive la production d’Olivier Py, avec une distribution des plus alléchantes !
La partition de Jules Massenet se trouve à la croisée des chemins. Entre Auber et Puccini dirait-on tant d’un point de vue temporel que dans le style. Le premier avait proposé un spectacle assez léger, souvent plus divertissant que dramatique en dehors d’une dernière scène assez troublante dans un tel contexte. Puccini lui nous offre une vision pleine de passion et de drame, proche du vérisme là où Auber était beaucoup plus précieux. La vocalité est de même entre ces deux ouvrages : la première Manon française demande un soprano léger, la Manon italienne demande une grand soprano lyrique… et Massenet semble hésiter entre les deux tant il demande à son interprète des qualités larges entre l’air du Cours la Reine et la scène de Saint-Sulpice où le lyrisme est à son paroxysme. Quand on y réfléchit, on comprend que le rôle ait été pensé au début pour Marie Heilbron qui triomphait alors dans le rôle de Violetta de La Traviata : on retrouve presque la même étendue d’expression chez Massenet que chez Verdi. Le style d’écriture de Massenet aussi hésite entre la légèreté française de certains passages qui ne sont pas sans rappeler Auber… et les grands épanchements romantiques que donnera Puccini par la suite. Les premiers actes nous montrent une Manon enfantine, éblouie puis amoureuse, mais aussi frivole… le troisième voit la femme éclore avec cette assurance mais aussi cette passion pour son Des Grieux. La suite la montrera plus dramatique avec bien sûr un final qui ne peut qu’émouvoir les spectateurs. Le compositeur se permet quelques pastiches forts bienvenus au troisième acte à Cours le Reine, rappelant ainsi que le drame se passe après la mort de Louis XIV. Mais Massenet nous offre encore un autre « entre-deux » dans sa partition. Alors que l’opéra-comique réclamait à l’origine des dialogues parlés, cette règle a été abolie en 1884. Mais pour conserver ce ton si typique de la scène de l’Opéra-Comique, il a l’idée ingénieuse d’utiliser le mélodrame. Si les chanteurs parlent toujours, la musique elle ne s’arrête jamais durant tout le spectacle, préfigurant en quelque sorte la grande continuité de Puccini.
Il ne fallait pas attendre d’Olivier Py une lecture totalement fidèle à l’ouvrage. Déjà , la transposition dans les années cinquante nous donne une vision un peu différente de cette préciosité qu’on associe à la pièce. Mais surtout, le début de l’opéra est beaucoup plus dur et sordide que ce qui est indiqué. Se rapprochant de la violence décrite par l’Abbé Prévost, nous découvrons non pas des coquettes mais bien des prostituées donc Lescaut est non seulement un client fidèle, mais peut-être même aussi un proxénète. En effet, lorsqu’il accueil Manon, c’est pour la mener dans cette maison de passe où la jeune fille semble comme perdue puis résignée. Son discours se coule parfaitement avec ce que l’on voit, certaines expressions pouvant être prises pour un second degré et l’on croit à cette fragile enfant qui se trouve propulsée sous les mains avides d’hommes. Là où le décalage se voit le plus est justement dans le personnage de Lescaut qui pour Massenet n’est certes pas un ange de vertu, mais protège tout de même sa cousine. Aussi, certains de ses conseils semblent totalement en opposition avec la vie dans laquelle il la propulse. Mais une fois passé cette étape, l’histoire se déroule parfaitement avec un grand renversement durant la scène de Saint-Sulpice. Si avant on sentait que la jeune femme s’amusait, elle devient alors la vraie maîtresse de son destin, jouant de ses charmes pour arracher son amant à l’église, le poussant à jouer… et finalement elle retrouve toute sa pureté en fin d’opéra alors que justement Des Grieux a été lui perverti et ne peut la voir que parée de bijoux, l’écrasant même sous ce luxe dont elle se passerait bien. Le parcours de Manon est parfaitement dessiné avec un final en apothéose alors qu’elle est passée par de nombreux états. Si la naïveté des débuts est rapidement gommée chez Py, le parcours est tout de même bien là car le résignement initial est le même : résignement à entrer au couvent pour Massenet, résignement à devenir une prostituée pour Py. Les décors sont très sombres mais les éclairages magnifiques nous offrent de superbes images. Et puis il faut saluer le travail de Pierre-André Weitz qui retrouve ici le principe qu’il avait déployé pour Les Huguenots à Bruxelles : des éléments mobiles qui se déploient depuis les coulisses pour former une rue ou une salle, permettant de jouer sur la profondeur comme la largeur de la scène. Le dispositif est ingénieux et parfaitement utilisé ! Enfin, il faut rappeler le grand talent d’Olivier Py pour diriger ses acteurs, faisant d’eux de vrais personnages d’un bout à l’autre possédés, sans que jamais l’on ne les voit jouer. La palme revient bien sûr à Patricia Petibon, mais chacun est totalement impliqué dans une direction d’acteurs très fine et bienvenue. On pourra regretter quelques scènes choquantes sans qu’elles ne soient nécessaires, mais le spectacle est vraiment très fort.
Le maître d’œuvre musical est Marc Minkowski. Déjà on peut voir sa touche dans la distribution réunie, allant puiser chez des chanteurs qui ont l’habitude de Mozart voir même de la tragédie lyrique pour beaucoup des rôles principaux. Mais il y a aussi bien sûr le choix de l’orchestre des Musiciens du Louvre qui jouent sur instruments d’époque, donnant ainsi une couleur toute particulière à la partition de Jules Massenet. Tout comme pour Cendrillon donné ici par le même chef il y a maintenant huit ans, la partition regarde vers la musique ancienne et nous gagnons encore plus de couleurs baroques par petites touches. Minkowski accentue peut-être aussi ces moments comme le ballet du troisième acte bien sûr. Mais sa direction est vraiment passionnante car elle enlève tout côté sucré sans pour autant assécher la partition. Il lui donne tous ses rebonds et toute sa verve, faisant sonner avec beaucoup de vie les moments solistes où les couleurs des instruments brillent, sachant insuffler la passion qui dévore Manon. Le Chœur de l’Opéra de Bordeaux se montre très impliqué mais manque parfois un peu d’ensemble notamment chez ces dames.
L’ouvrage de Massenet demande de nombreux petits rôles et malgré leurs brièvetés, ils sont tous parfaitement tenus avec entre autre un Bretigny de Philippe Estèphe jeune et loin du vieux barbon libidineux qu’on entend trop souvent. Le Guillot de Damien Bigourdan impressionne par la puissance de la voix et si le timbre est assez nasal, il convient parfaitement au personnage. Grotesque mais aussi inquiétant, le ténor sait parfaitement doser ses insinuations et sa violence pour sortir le personnage de l’idiot et montrer qu’il est aussi un pervers qui prend un plaisir manifeste à voir les deux amants emportés par la police dans la scène de l’Hôtel de Transylvanie. Il faut saluer le travail des trois jeunes femmes aux mœurs légères incarnées par Olivia Doray, Adèle Charvet et Marion Lebègue. Vêtues en prostituées, elles n’ont pas la fraîcheur que l’on peut voir ailleurs, mais elles ne sont pas pour autant trop vulgaire car le chant lui reste très tenu et parfaitement juste. Il est par contre très étrange de trouver Marion Lebègue dans un si petit rôle… elle qui triomphait la saison précédente dans le rôle-titre de La Nonne Sanglante sur cette même scène se retrouve à jouer les utilités… heureusement elle sera tête d’affiche pour Madame Favart en juin !
L’apparition du Comte Des Grieux est magnifique. Le personnage est l’incarnation de l’ordre moral au milieu de cet univers aux mœurs dissolues. Il est la droiture quasi violente malgré la tendresse qu’il éprouve pour son fils. Laurent Alvaro lui offre tout le bronze de sa voix, aussi à l’aise dans les graves parfaitement ronds que dans les phrases plus hautes où l’allègement fait merveille. Son air adressé à son fils à Saint-Sulpice bien sûr marque les esprits, mais aussi ses interventions avant et après où il tranche singulièrement avec les autres protagonistes. Son opposé est bien sûr Lescaut, incarné par un Jean-Sébastien Bou qui semble prendre beaucoup de plaisir à jouer les canailles, voir même les proxénètes par moments ! En lui donnait ce rôle, Olivier Py en fait un personnage vraiment majeur de l’ouvrage. Il est celui qui pousse toujours Manon plus bas, l’enfermant à son arrivée dans un hôtel de passe, la brutalisant et ainsi lui enlevant tout espoir d’une autre vie. Là où l’ouvrage le veut plus gentiment arrangeur d’un mariage avec Brétigny, il est ici au contraire celui qui fera tout pour que Manon soit toujours sa chose avant de vouloir l’abandonner sur la route du Havre. Et la voix claire et claquante du baryton convient parfaitement. Bien sûr on retrouve toutes les qualités de chant et de diction de celui qui est l’un des plus grands barytons français actuel. Mais il y a aussi toute cette ironie qu’il donne, nécessaire pour faire passer au second degré des conseils nobles, détournant en cela le texte comme le souhaite Olivier Py. Sa prestation est remarquable.
Frédéric Antoun est précédé d’une belle réputation, forgée par de très belles prestations dans le répertoire français, qu’il soit romantique ou baroque. Ainsi, il avait proposé une splendide Gérald dans Lakmé face à Sabine Devieilhe ici-même, ou encore un très beau Sabatino dans la Proserpine de Saint-Saëns. Les années passent et la voix ne semble que peu bouger. Le timbre est un peu plus sombre et l’aigu un peu moins aisé, mais il reste cet art des nuances et ce sens du texte qui font tout le prix de ses prestations. Son Des Grieux s’impose immédiatement par sa fougue et sa jeunesse, sa noblesse aussi irradie au début et si son comportement le voit plonger dans les abîmes, il reste d’une grande noblesse de chant même dans le dernier acte où certains pourraient au contraire vouloir apporter plus de pathos. Ici tout est parfaitement stylé. Et comment ne pas tomber à genoux face à ce déchirement intérieur qui le voit lutter contre Manon à Saint-Sulpice ? Nous sommes ici face à un ténor majeur dans ce répertoire romantique de demi-caractère. Si la production avait vu auparavant Bernard Richter et Benjamin Bernheim, Frédéric Antoun est a priori beaucoup plus à même de rendre à la fois la douceur amoureuse mais aussi la douleur du personnage. Bien sûr ses devanciers devaient être très bien, mais ils n’arrivent que rarement à fendre l’armure d’un chant très héroïque pour le premier ou un peu plat pour le second. Nous avons ici la parfaite mesure entre drame et respect du style.
Le cas de Manon est complexe déjà par l’étendue du rôle qui demande beaucoup d’états différents. Mais il y a aussi le cas de Patricia Petibon. Disons-le tout de suite, elle est passionnante et miraculeuse dans cette Manon vue par Olivier Py. Après, serait-elle une Manon dans une production plus traditionnelle ? Peut-être pas. Les limites se trouvent dans le timbre de la voix qui peine à nous montrer une jeune fille irréfléchie au premier acte ou amoureuse au deuxième. La soprano montre immédiatement un personnage tragique, collant en cela parfaitement avec le parti pris de la mise en scène. De même dans le grand air du Cours la Reine, la voix manque un peu de brillant pour jouer les coquettes irréfléchies. Attention, la partition est parfaitement maîtrisée et on entend toujours les notes voulues par Massenet. Mais les aigus sont un peu tirés en début de soirée. Et si la voix convient parfaitement pour montrer les douleurs de Manon ou ses côtés les plus viles, il lui manque la face lumineuse et mutine. Elle compense en proposant un portrait déchirant et superbe d’une héroïne tragique qui se voit enfermée dans un monde où elle commence par vivre par obligation avant de se voir pervertir. Les nuances sont magistrales et le texte rendu avec une grande intelligence. Les adieux à Des Grieux sont déchirants et sa sensibilité ferait presque oublier que nous sommes face à l’un des airs (« Adieux, notre petite table ») les plus connus du répertoire français. La transformation de Manon est particulièrement sensible dans l’acte de Saint-Sulpice encore une fois où la voix se déploie toute entière, suppliante, capiteuse et séduisante. Le personnage de femme fatale est enfin complet et la maîtresse femme qui suit est parfaitement rendue. Le dernier acte est un moment magique car en nuançant à l’extrême, on retrouve presque la Manon des premières phrases, comme si dépouillée de toute richesse et mourante, elle nous montrait son vrai visage de jeune fille, malgré les parures lourdes dont la comble un Des Grieux en guenilles. La voix trouve un souffle, une musicalité… tout est d’une simplicité parfaite vers une agonie apaisée.
La Manon de Massenet se révèle ici plus sombre et noire qu’à l’habitude. Les choix d’Olivier Py bien sûr, mais aussi les choix musicaux qui ont préférés par exemple une Manon tragique de timbre à la jeune fille habituelle. Si les partis pris du metteur en scène ont choqué une partie du public, il faut avouer que le spectacle est très fort et l’on ne regrette que quelques apparitions un peu vulgaires qui n’étaient finalement pas nécessaires. Le reste de la production est vraiment passionnant dramatiquement. Marc Minkowski a réuni une distribution sans aucun point faible, tous particulièrement impliqués dans le texte et le drame. On ressort bouleversé devant cette Manon qui efface enfin la triste prestation de Natalie Dessay à Bastille il y a quelques années. La saison prochaine verra une nouvelle production à l’Opéra de Paris. Sans doute moins subversive, espérons qu’elle sera toute aussi réussie !
- Paris
- Opéra-Comique
- 7 mai 2019
- Jules Massenet (1842-1912), Manon, opéra en cinq actes
- Mise en scène, Olivier Py ; Scénographie / décors / costumes, Pierre-André Weitz ; Lumières, Bertrand Killy ; Chorégraphie, Daniel Izzo
- Manon, Patricia Petibon ; Le Chevalier Des Grieux, Frédéric Antoun ; Lescaut, Jean-Sébastien Bou ; Guillot de Morfontaine, Damien Bigourdan ; Monsieur de Brétigny, Philippe Estèphe ; Le Comte Des Grieux, Laurent Alvaro ; Poussette, Olivia Doray ; Javotte, Adèle Charvet ; Rosette, Marion Lebègue ; Les deux gardes, Piette Guillon / Loïck Cassin ; L’Hôtelier, Antoine Foulon
- Chœur de l’Opéra National de Bordeaux
- Les Musiciens du Louvre
- Mark Minkowski, direction