La tradition commence à s’établir solidement pour notre plus grand plaisir : chaque année le Palazzetto Bru-Zane offre dans l’Opéra Royal de Versailles une version de concert d’un ouvrage oublié du romantisme français. Après Cinq-Mars de Gounod en 2015 puis Dante de Godard en début de saison, c’est un opéra de Saint-Saëns qui va nous enchanter : Proserpine. Bien sûr, le titre fait immédiatement penser au personnage mythique de la fille de Cérès. Mais il n’en est rien ! Saint-Saëns nous fait découvrir au contraire une courtisane subissant les affres de l’amour non réciproque. Pour cette femme déchirée et violente, Véronique Gens se devait de montrer toute la démesure du personnage, bien loin de ses précédentes explorations d’ouvrages rares où elle campe le plus souvent des jeunes femmes nobles et douces avant tout. Il faut bien avouer que la curiosité pour cette soirée est multiple. Bien sûr il y a la partition qu’on espère au niveau des ouvrages magnifiques du compositeur (Samson et Dalila bien sûr, mais aussi Henry VIII, Hélène ou Étienne Marcel). Mais retrouver la grande Véronique Gens dans ce rôle de pécheresse et de femme dévorée par la passion est aussi une grande nouveauté…
La pièce d’Auguste Vacquerie ayant fait une forte impression sur Camille Saint-Saëns, il pense à créer un opéra en italien se basant sur cet ouvrage dès 1880 mais c’est en 1883 que le compositeur et l’écrivain vont se mettre d’accord pour essayer d’adapter la pièce pour un opéra français. Fidèle en amitié et très content de ses précédentes collaborations, le musicien propose à Louis Gallet d’écrire le livret de son futur opéra en lui laissant toute liberté sur la forme. Les échanges entre les trois hommes sont particulièrement cordiaux contrairement aux relations souvent tendues entre musicien et librettiste. Saint-Saëns commence la composition en milieu de l’année 1886 et terminera l’orchestration en tout début de l’année 1887. L’opéra fut rapidement créé à l’Opéra-Comique en mars et obtient un accueil mitigé. La partition dérangea quelque peu mais le succès fut tout de même présent. A tel point qu’en 1891 l’ouvrage est repris dans une version légèrement remaniée par le compositeur pour être plus conforme aux souhaits des spectateurs mais aussi pour s’adapter à la chanteuse du rôle titre. Dans la version originale, Angiola est frappée par Proserpine qui se fait tuer par Sabatino… une seule morte selon la volonté des auteurs, mais un meurtrier sur scène et le sort d’Angiola qui reste incertain. Finalement, Proserpine se frappera dans la deuxième version et libérera ainsi le jeune couple. La tessiture du rôle titre est aussi sensiblement modifiée afin qu’il puisse être distribué à une soprano.
Lors de la création, la partition fut taxée de wagnérisme et de symphonique, ce qui restait une critique régulière pour tout compositeur d’opéra qui avait déjà composé de la musique symphonique et qui mettait dans son ouvrage les mêmes techniques. Il faut avouer aussi que la musique a tout pour surprendre tant les couleurs et les ambiances sont variées, tant Saint-Saëns nous propose toute la palette possible d’orchestration et de nuances. Le premier acte ainsi varie entre grand ensemble digne d’un Grand Opéra jusqu’au dialogue comique d’une verve rare accompagné par quelques traits de cordes. Peu de grands airs ici, mais des scènes impressionnantes ou touchantes. Souvent l’orchestre joue un rôle prépondérant pour surprendre tout en apportant un cadre parfaitement marqué au théâtre. Il est assez sidérant d’entendre par exemple l’accompagnement de l’air d’Orlando au premier acte, qui commence par de banals arpèges à la harpe mais qui se développe rapidement et se complexifie avec uniquement une flûte. On découvre alors une sérénade d’un style galant qui singe admirablement les pastorales : comme pour Henry VIII Saint-Saëns profite de son amour des musiques anciennes pour ancrer sa partition dans son contexte par petites touches. On retrouvera sinon régulièrement ce principe d’un accompagnement basique rapidement enrichi par un contrechant ou une autre ligne qui vient compléter la première. Le premier acte va donc nous entrainer de la sensualité du début de la fête vers les débuts d’une orgie en passant par la confrontation entre Proserpine et Sabatino. Au contraire, le deuxième acte est tout de lumière et de repos avec une introduction religieuse d’une grande douceur. Le troisième est très contrasté avec un début folklorique pour terminer sur une tension insoutenable. Après un superbe interlude (coupé dans la version de 1891 qui nous est présenté pour ce concert, mais ré-introduit pour ce concert justement!), le dernier acte sera tout entier sous l’ombre de Proserpine même dans ses passages les plus doux comme le duo des amoureux où plane la voix de la courtisane.
L’histoire nous raconte donc la passion de Proserpine. La courtisane ré-ouvre ses portes après un mois de vie recluse et tous ses amants viennent. Parmi eux, Sabatino et Renzo : le premier doit épouser la sÅ“ur du deuxième et doit donc prouver que sa passion avec Proserpine est bien terminée. Renzo assiste alors à l’entretien où Sabatino lui combien Proserpine le méprise. Mais cette dernière n’attend au final qu’une chose, c’est que Sabatino continue à lui prouver son amour et sa passion… alors qu’il ira jusqu’à lui proposer de l’argent, offense suprême pour la courtisane amoureuse. Elle le chasse donc, mais découvre rapidement qu’il doit se marier sous peu. Elle demande donc à un voleur de passage d’aller espionner la rencontre des futurs époux. Le deuxième acte nous entraine dans le couvent où vit Angiola, la future promise. Elle se lamente de ne pas voir son amour venir et après une déclaration passionnée de ce dernier, Renzo propose à Sabatino d’aller préparer un repas chez lui alors que le frère et la sÅ“ur partiront plus tard. Le voleur Squarocca tremble d’avance à l’idée d’annoncer à Proserpine combien Angiola est belle. On retrouve justement la courtisane dans un camp de gitan dans la montagne au troisième acte. Elle est ici pour croiser la jeune femme et essayer de l’empêcher de se marier en l’effrayant. Pour cela, Squarocca a saboté la voiture des deux voyageurs qui arrivent dans le camp cherchant du secours. Renzo et le voleur vont réparer la voiture, laissant les deux femmes face à face. Grimée en bohémienne, Proserpine dit la bonne aventure à la jeune Angiola où elle prophétise la mort de Sabatino si le mariage a lieu. Effrayée au début, la future mariée finit par deviner l’imposture et toutes les menaces sombres de Proserpine ne font que renforcer sa constance. Le frère et la sÅ“ur sont finalement fait prisonnier afin que notre rôle principal puisse aller s’entretenir avec son amour. Le quatrième acte voit donc le duo entre Sabatino et Proserpine : elle le supplie, se met à ses pieds mais rien n’y fait et Sabatino la chasse alors qu’Angiola arrive après s’être échappée. Les deux amants se jurent un amour éternel alors que Proserpine les observe et comprend combien elle ne pourra jamais les séparer. De désespoir elle veut frapper la jeune fille mais se fait stopper par Sabatino. De dépit elle retourne le poignard contre elle-même et s’effondre.
A la tête de l’Orchestre de la Radio de Münich, Ulf Schirmer semble vraiment fait pour diriger ce répertoire, soignant le moindre des détails, proposant des coloris subtils et une direction à la fois dramatique et nuancée. Que ce soit les passages délicats à quelques instruments qu’il couve amoureusement ou les brillants déchaînements de tout l’orchestre, le chef sait mettre en valeur une partition superbement écrite par Camille Saint-Saëns. Il faut bien avouer aussi que l’orchestre est particulièrement virtuose et plein de verve tout au long de l’ouvrage avec des couleurs subtiles et une finesse parfaite pour éviter tout boursouflure de la partition. La lecture donne toute sa dimension à une partition foisonnante de détails et à l’écriture passionnante. Pour les quelques interventions qu’ils ont, les membres du ChÅ“ur de la Radio Flamande nous offrent une belle diction et un bel ensemble, avec une mention particulière pour les femmes qui ouvrent admirablement le deuxième acte.
Dans les petits rôles, il faut souligner le luxe de la distribution puisque pour si peu de temps que chante Orlando, ce n’est rien de moins que Mathias Vidal qui est présent. Les autres rôles mineurs sont certes moins connus mais tout aussi pertinents en terme de style et de diction. Grand habitué de ces productions, Andrew Foster-Williams trouve avec Squarocca un personnage parfait pour son caractère et ses moyens. Sa voix épouse avec naturel les contours cauteleux et joviaux du voleur de grands chemins. S’amusant de tout, la basse sait faire résonner l’ironie dans chacune de ses phrases par une inflexion justement dosée. Sa chanson à boire est aussi fort bien rendue sans trop forcer le trait. Et enfin, notons la très belle diction ! Car si on peut attendre cela de la distribution francophone, il faut rappeler que Foster-Williams ne l’est pas et donc on peut admirer le travail accompli. Autre basse beaucoup plus noble, Renzo est chanté par Jean Teitgen. La basse impose naturellement une stature de patriarche et une noblesse sage… mais on aimerait un peu plus de joie et de vie dans ce chant impressionnant mais un peu monocorde. Le frère se veut certes le protecteur de la vertu de sa sÅ“ur, mais il est aussi un personnage connu de l’entourage de Proserpine, jouisseur tout comme l’était Sabatino.
Le couple d’amoureux rassemble deux jeunes chanteurs chez qui le répertoire français semble être totalement logique. Marie-Adeline Henry avait imposé une Armide de Lully saisissante de violence et de tragique. Comment allait-elle discipliner cette voix très forte en personnalité pour Angiola, créature céleste durant une grande partie de l’ouvrage ? Et bien tout simplement en maitrisant parfaitement le souffle et la dynamique. Ainsi le deuxième acte est une démonstration de douceur éthérée et d’amour pudique. Mais face à Proserpine, la jeune fille sort les griffes et donne la réplique avec une puissance dramatique torrentielle. Comme libérée, les retrouvailles au quatrième acte montrent la jeune soprano française plus passionnée et amoureuse… avec toujours une diction parfaite et claire. Dans un rôle un peu plus important, Frédéric Antoun se montre totalement fascinant de style. Déjà remarqué dans Lakmé il y a quelques années à l’Opéra-Comique, le ténor offre une prestation parfaite, alliant la délicatesse du style français à un éclat vocal sidérant. La diction, la finesse des nuances, la beauté du timbre et l’aisance de l’aigu montrent un chanteur qu’on espère vraiment voir éclore dans ce répertoire romantique tant nombre de rôles lui ouvrent les bras !
Enfin comment décrire l’art de Véronique Gens ? Depuis ses débuts dans ce nouveau répertoire qu’elle explore avec le Palazzetto Bru-Zane, elle semble déployer des talents toujours plus grands. Elle avait déjà été grandiose dans Cinq-Mars mais depuis, chacune de ses prestations montrent une qualité de chant et d’interprétation encore plus sidérante. On connait son art de la diction et de la coloration, mais elle gagne encore en expressivité depuis quelques années, déployant une voix qui paraît être sans limite tant en puissance qu’en tessiture. En effet, le rôle de Marie de Gonzague chez Gounod était un rôle de falcon plutôt centrale… avec Dante ou La Jacquerie on voyait la tessiture se tendre légèrement mais sans commune mesure avec ce qu’impose le rôle de Proserpine. Beaucoup plus exposé avec un orchestre conséquent et beaucoup plus survolté avec des explosions de rage, il n’accepte pas la retenue ou les demi-mesures. Et tout au long de la soirée, la chanteuse se donne sans compter, sans s’économiser et toujours avec justesse. Ses premières « Sabatino n’est pas venu » sonne,t parfaitement tout comme son invocation à la déesse qui porte son nom où la voix déploie ses grands moyens aptes à luter avec l’orchestre. De même la confrontation entre les deux femmes est un vrai crescendo émotionnel. Alors que le souvenir de son malaise de l’année dernière était encore dans les souvenirs, la soprano nous délivre un vrai moment de grâce et de théâtre. Le personnage se déploie dans toute sa complexité et vocalement elle nous ravit sans aucune réserve. On en vient à se demander jusqu’où elle va continuer à évoluer tant on est proche de la perfection dans tous les domaines !
Avec une telle distribution et une partition aussi belle et foisonnante, le concert est un véritable triomphe pour tous. Le public salue les artistes par plusieurs rappels. Mais on se doute que la partition en elle-même est aussi saluée par le théâtre tant la concentration était extrême. En attente du disque qui devrait sortir dans la collection éditée par le Palazzetto Bru-Zane dévolue à l’Opéra Français, on peut encore écouter la retransmission du concert qui a eu lieu deux jours avant le sujet de cet article à Münich… on y retrouve tout l’intérêt du concert et les ré-écoutes permettent de plus s’imprégner de la partition et d’en détailler toute la richesse.
- Versailles
- Opéra Royal de Versailles
- 11 octobre 2016
- Camille Saint-Saëns (1835-1921), Proserpine, Drame lyrique en 4 actes
- Version de concert
- Proserpine, Véronique Gens ; Angiola, Marie-Adeline Henry ; Sabatino, Frédéric Antoun ; Squarocca, Andrew Foster-Williams ; Renzo, Jean Teitgen ; Orlando, Mathias Vidal ; Ercole, Philippe-Nicolas Martin ; Filippo/Gil, Artavazd Sargsyan ; Une Religieuse, Clémence Tilquin
- Chœur de la Radio Flamande
- Orchestre de la Radio de Münich
- Ulf Schirmer, direction