Le Théâtre des Champs-Élysées s’est fait une spécialitée des opéras de Haendel en version de concert. La saison prochaine propose Giulio Cesare cette fois mis en scène avec Christophe Rousset à la direction, Orlando avec Franco Fagioli, Serse et Alessandro avec rien de moins que Bejun Mehta, Julia Lezhneva, Raffaele Pe et Sonia Prina. Et pour cette saison 2018-2019, il y avait Rodelinda menée par Emmanuelle Haïm, Semele et enfin cette Argippina qui devait réuni Joyce DiDonato dans le rôle titre, Kathryn Lewek en Poppea, Luca Pisaroni en Claudio, Marie-Nicole Lemieux pour Ottone, Franco Fagioli en Nerone et Jakub Józef Orliński en Narciso. Mais au fur et à mesure des mois, la distribution a été modifiée. Marie-Nicole Lemieux est remplacée par le contre-ténor Xavier Sabata, Kathryn Lewek cède sa place à Elsa Benoit, Claudio est chanté finalement par Gianluca Buratto et c’est Carlo Vistoli qui chantera Narciso. Il ne reste donc que quatre chanteurs de la distribution originale : Joyce DiDonato, Franco Fagioli et dans des rôles plus secondaires Andrea Mastroni et Biagio Pizzuti. Si c’est le principe du spectacle vivant que de voir les distributions varier, il est tout de même fou de ne pas réussir à maintenir des engagements comme ceux-ci, et surtout remplacer une grande mezzo par un contre-ténor change vraiment la donne. À noter aussi que si nous n’avons pas eu Luca Pisaroni, il a assuré la grande majorité des dates de la tournée. Mais le principal est sauf : Joyce DiDonato est ici !
L’opéra Agrippina est sans doute l’un de ceux qui bénéficie des meilleures livrets de Haendel. C’est le deuxième opéra qu’il compose pour l’Italie et il puise dans une antiquité qui précède exactement le Couronnement de Poppée de Monteverdi. On y retrouve ainsi Néron et Poppée alors qu’ils ne sont pas encore tout à fait les monstres que l’on verra par la suite. En effet, le vrai monstre est bien sûr Agrippina dans cet opéra, manipulatrice et ombrageuse, elle conduit le jeu durant tout l’opéra, sachant toujours se sortir des problèmes. Mais elle n’est pas la seule car après tout, Claudius est un empereur coureur de jupons, Néron reste un gamin infernal, Poppea une coquette manipulatrice, Pallante et Narciso des pleutres… il n’y a finalement que Ottone qui pourrait être un personnage positif. Cela fait tout de même bien léger. Mais après tout, nous avons le même souci chez Monteverdi où il faut chercher pour trouver des personnages agréables en dehors d’Ottone et Drusila. Musicalement, nous sommes en plein dans l’opéra seria avec ses récitatifs qui s’intercalent entre les airs virtuoses ou tendres, quelques très rares ensembles… mais la partition offre la possibilité aux chanteurs de donner le meilleur d’eux-même dans des airs souvent redoutables mais toujours musicaux.
Il Pomo d’Oro semble être le nouvel orchestre à la mode pour les opéras de Haendel. En effet, depuis quelques années ils sont enregistré Partenope, Ottone, Tamerlano, Serse et maintenant Agrippina… Il faut avouer que le rendu est toujours très intéressant et les choix artistiques très bons. Les distributions sont toujours très bien faites, l’orchestre est très vivant et varié… on évite les orchestres anglais souvent peu inspirés comme The English Concert par exemple qui avaient donné il y a deux ans un Ariodante bien peu passionnant, surtout avec le retrait de Joyce DiDonato dans le rôle titre. Le jeune chef Maxym Emelyanychev dirige avec énergie et fougue, mais surtout permet aux chanteurs de faire passer toutes les émotions, leur laissant le temps de respirer ou au contraire les suivant dans une énergie débordante.
La distribution est globalement très bonne, avec des personnalités très marquées vocalement. Mais il y a tout de même un petit problème à faire se côtoyer des contre-ténors avec des voix très sonores comme celles de Joyce DiDonato ou les deux basses. On entend alors cruellement la différence d’expression et de puissance : la technique permettant l’exploit de chanter des rôles aux tessitures de castrats implique l’utilisation de la voix de tête et donc une projection beaucoup plus faible qu’une voix de poitrine, et un énorme travail dans le masque qui rend la couleur souvent assez uniforme et empêche le texte de sortir. Pourtant, les trois contre-ténors choisis font parti des grands actuels, mais on entend tout de même cruellement la différence. Elle est d’autant plus criante quand un petit rôle comme Lesbo est aussi sonore et timbré grâce à la voix de Biagio Pizzuti. Le baryton est présent et emplit immédiatement toute la salle dès la moindre note. Il peut faire claquer le texte et exister très facilement.
Dans les rôles de comploteurs et courtisans, on retrouve la basse Andrea Mastroni en Pallante et le contre-ténor Carlo Vistoli pour Narciso. Le premier se montre impressionnant avec une voix très noire, presque trop pour ce rôle au final plus comique que vraiment menaçant. Le timbre semble plus fait pour les spectres que pour cet homme qui se laisse manipuler si facilement. Il s’aventure avec aisance dans l’extrême grave sans écraser son timbre mais l’aigu sonne un peu étrange, comme trop contenu et pas assez libre. Face à lui, Carlo Vistoli se montre au début très timide. Certes le personnage est avant tout un amoureux lâche, mais la voix peine à sortir. Par la suite, il va gagner en projection pour atteindre un volume raisonnable. Le timbre est toujours aussi beau et léger mais la puissance reste assez réduite. Contrairement aux habitudes de ce rôle, le grain juvénile de son chant apporte une grande naïveté au personnage qui est loin de la caricature parfois faite.
Deux autres contre-ténors participent à cette représentation. Dans le rôle qu’on aime haïr, Franco Fagioli. Le chanteur semble totalement extraverti pour donner vie à ce Nerone jeune qui a déjà tout de la folie et l’impulsivité sans avoir encore découvert la cruauté qui sera la sienne par la suite. Scéniquement déjà , il s’impose par un jeu survolté qui est d’ailleurs le reflet de sa virtuosité débridée. Il est connu pour ses extrapolations, sa vélocité dans les passages les plus ardus. Et en effet, on est impressionné par le résultat avec un gamin prétentieux parfaitement campé. Après, il reste un souci : on retrouve toujours les mêmes mimiques, les mêmes tics de chant. Il semble que le personnage lui convienne parfaitement, totalement adapté à sa vocalité. Mais il manque un peu de grandeur et de variété dans ce chant très mécanique. Xavier Sabata est presque son exacte contraire. Face à la virtuosité mécanique, le contre-ténor offre à Ottone un chant d’une grande musicalité et plein de nuances. Beaucoup de ses airs sont lents et lui permettent donc de montrer ses qualités. Par contre, les quelques moments où il doit exprimer la violence manquent cruellement de métal. La voix étant extrêmement ronde et presque cotonneuse, il n’arrive pas à exprimer véritablement ces émotions, semblant plus un enfant qui tape du pied qu’un possible futur empereur. Ces deux contre-ténors ont chacun des qualités et des défauts… mais dans les deux cas il y a encore ce manque d’ampleur qui réduit les portraits pourtant superbement tracés par Haendel. Pourtant tous deux jouent leur rôles et ne se contentent pas de rester derrière leur pupitres. Mais il manque quelque chose pour sortir d’un chant très artificiel.
Le rôle de Poppea est assez différent de ce lui que l’on retrouve chez Monteverdi. Plus peste que mante religieuse, plus gentille que méchante, elle semble véritablement amoureuse d’Ottone et n’a pas encore cette soif de pouvoir qu’elle montrera par la suite. Aussi, le choix d’un soprano assez léger comme Elsa Benoit est une bonne idée. La voix n’a pas un timbre très caractérisé et le personnage manque peut-être un peu de piquant, surtout face aux fortes personnalités qui l’entourent, mais le chant est d’une grande propreté. Remplaçant Luca Pisaroni qui a fait la grande majorité des dates de la tournée, Gianluca Buratto a pour lui une voix puissante et d’une grande souplesse. Il peut ainsi se frotter sans problème au rôle de Claudio et lui donne une belle noblesse sans le côté ridicule que peuvet sous-entendre certaines situations. La voix est longue et très ronde, enveloppant parfaitement le public pour le captiver à chaque intervention. Bien sûr, il lui manque un peu de la fréquentation du rôle pour participer au jeu développé par les autres participants, mais sa stature fait déjà beaucoup.
Enfin c’est Joyce DiDonato que l’on garde en dernier car c’est sur elle que repose tout le concert tant elle est présente à chaque instant. Le personnage est bien sûr fascinant avec cette complexité de caractère qui la fait mentir et manipuler tout le monde uniquement pour faire parvenir son fils au rang d’empereur. Le rôle n’a que peu de grands airs, préférant des petits airs courts ou des récitatifs animés. Mais l’interprète doit constamment montrer ses sentiments ou du moins les sentiments qu’elle veut simuler. On connaît l’engagement de la mezzo-soprano américaine… et ce rôle semblait lui être destiné. Elle qui tourne son répertoire vers les grands rôles romantiques, elle semble toujours aussi à l’aise dans un répertoire qu’elle a défendu avec beaucoup de succès depuis de nombreuses années : la voix conserve toute sa technique et le style est impeccable. Le temps ne semble pas avoir de prise sur elle tant on retrouve celle qui chantait il y a dix ans les airs de fureurs de Haendel dans un récital flamboyant à Pleyel. Avec plus de maturité peut-être mais sans que la voix n’ait perdu en aisance. Nous avons ici une Agrippine d’une immense intelligence, pleine de sous-entendus et jouant non seulement de sa voix mais aussi de son physique pour camper son personnage. La voix tonne et la femme brûle d’une flamme intérieure… ou sinon on voit toute la manipulation du rôle avec ce jeu de lunettes très développé, comme une femme oisive qui lance des idées de manière irréfléchie alors que tout est particulièrement construit. Elle tient la scène du début à la fin, entraînant ses collègues dans un jeu simple mais qui donne vie au drame. On retiendra bien sûr ses grands airs variés à l’envie mais aussi tout ce travail sur les récitatifs. La composition est vraiment remarquable.
Bien sûr, il reste quelques longueurs dans ces trois heures de musique où les airs s’enchaînent. Bien sûr le choix de 3 contre-ténors implique une certaine uniformité dans le chant… mais malgré cela, Agrippina est sans doute l’un des opéras de Haendel les plus construits dramatiquement avec ce personnage central manipulateur. La distribution réunie est superbe et même si l’on regrette certains chanteurs originaux, avouons qu’il était difficile de trouver mieux dans ce répertoire. Espérons que la saison prochaine, Alessandro aura une distribution plus stable puisqu’elle réuni rien de moins que deux des plus intéressants contre-ténors actuels avec Bejun Mehta et Raffaele Pe, ainsi que Julia Lezhneva et Sonia Prina. Une distribution très alléchante ! Mais en attendant, dans quelques mois devrait sortir l’enregistrement studio de ces concerts d'{Agrippina} chez Erato!
- Paris
- Théâtre des Champs-Élysées
- 29 mai 2019
- Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Agrippina, opéra en trois actes
- Version de concert
- Agrippina, Joyce DiDonato ; Poppea, Elsa Benoit ; Claudio, Gianluca Buratto ; Ottone / Giunone, Xavier Sabata ; Nerone, Franco Fagioli ; Pallante, Andrea Mastroni ; Narciso, Carlo Vistoli ; Lesbo, Biagio Pizzuti
- Il Pomo d’Oro
- Maxim Emeltanychev, direction