2019 est l’année Berlioz… Cela fait en effet 150 ans que le compositeur français est mort… Et bien sûr, l’Opéra de Paris ne pouvait pas laisser passer l’occasion de mettre à l’honneur un musicien français. C’est donc sur quatre saisons que nous avons vu les quatre ouvrages lyriques : La Damnation de Faust en décembre 2015, Béatrice et Bénédict en mars 2017, Benvenuto Cellini en mars 2018 et enfin Les Troyens en janvier 2019… Beau programme, qui montre que l’institution sait mettre à l’honneur les grands noms français… quand cela lui plait ! Car on se souviendra d’une année Massenet sinistre (une production bien peu intéressante de Manon) en 2012, rien du tout pour Gounod en 2018… mais sans doute le grand Hector Berlioz est-il plus digne de figurer au patrimoine de la maison, alors qu’il n’a pas joué un grand rôle sur la première scène lyrique : de ces trois ouvrages, seul Benvenuto Cellini aura été créé sur cette scène. Mais ne boudons pas notre plaisir, une nouvelle production des Troyens est toujours un évènement majeur !
Cet opéra d’Hector Berlioz n’est pas des plus simples à monter et à donner sous son meilleur jour. Il faut bien avouer qu’à vouloir adapter le grand opéra à la tragédie lyrique, Berlioz n’a pas donné la partition la plus fluide dramatiquement. Le livret est particulièrement empesé et les situations dramatiques un peu trop séparées pour qu’elles forment vraiment un grand tout comme savait le faire Meyerbeer dans Les Huguenots par exemple. La musique en est riche et variée, et la distribution complexe elle aussi à rassembler. Étant donné le texte, il faut des diseurs, des grands tragédiens formés idéalement au baroque français (Gluck bien sûr !), mais ayant la voix assez robuste pour assumer des tessitures tendues et affronter un orchestre immense. De même, la mise en scène peut poser problème tant les situations s’enchaînent et sont parfois peu liées les unes des autres… et ne parlons même pas de la durée totale de l’ouvrage ainsi que de son ancrage dans l’antiquité. Mais toutes ces difficultés si elles sont surmontées nous offrent des moments de grand théâtre ou de musique superbe ! Comment rester insensible aux sentiments tragiques de Cassandre, à la royale noblesse de Didon, aux chants d’Iopas et Hylas… et à ce final déchirant. Le compositeur a su trouver le ton juste pour bien des situations et nous offre un grand spectacle.
La mise en scène a été confiée à Dmitri Tcherniakov. Le metteur en scène russe n’en est pas à ses premiers essais à l’Opéra Bastille et si Snegourotchka avait été une très bonne surprise, on se souviendra longtemps de ce Macbeth sinistre. L’on pouvait donc s’attendre à tout… et cette mise en scène sera en fait les deux à la fois. La Prise de Troie montre en effet un certain respect du livret avec une ville assiégée. Bien sûr nous n’avons pas de temples mais plutôt des bâtiments en béton gris… Mais le message principal reste le même. Le metteur en scène a juste creusé les motivations profondes des personnages, donnant du corps principalement à cette famille royale écrasée par un Priam dictateur, où Cassandre fait figure d’enfant rebelle. Chacun des enfants a ici son caractère, depuis la sage Créuse (épouse d’Énée) jusqu’au rusé Hélénius. Bien sûr, il ajoute un peu sa patte en suggérant les abus subis par Cassandre de son père, il ajoute cette frustration d’Énée voyant le fils du défunt Hector porté en triomphe à la place de son fils… et surtout cette trahison du héros troyen qui ouvre les portes aux grecs. Amenée par une vidéo suggérant que l’homme souhaite que la guerre se termine, elle est déconstruite par le fait que normalement, il doit penser que les grecs sont partis. Pourquoi alors souhaiter une paix alors que Troie est sauvée ? Mais cette trahison sera la matière à la suite où l’on découvrira un Énée brisé par sa trahison qui a pour conséquence la mort de toute une famille et la destruction d’une ville. Scéniquement et dramatiquement, tout fonctionne avec des images fortes comme cette ville qui se disloque pour finalement laisser place au plateau nu. On regrettera juste le manque d’impact du suicide des troyennes qui semblent plus ici s’enfuir en voyant Cassandre s’immoler par le feu.
La réussite de cette première partie tient donc en partie au cadre théâtrale construit par Dmitri Tcherniakov, mais aussi par la qualité d’interprétation et l’investissement de chacun. Solistes et choristes semblent totalement impliqués dans la vision du metteur en scène et l’on a un vrai jeu d’acteurs ici pour tous ou presque ! Bien sûr, il y a les acteurs muets prévus par le livret ou non… mais il y a aussi des chanteurs acteurs très présents et impressionnants. Ainsi, l’exemple le plus frappant est bien sûr Véronique Gens en Hécube. La soprano française est bien sûr scandaleusement sous-employée dans ce rôle où elle n’a jamais l’occasion de chanter toute seule. Heureusement le metteur en scène lui donne beaucoup plus à jouer qu’à chanter et sa présence scénique apporte beaucoup de poids à son personnage. Mais on se demande toujours pourquoi l’Opéra National de Paris lui a proposé un tel rôle… Les seconds rôles sont très bien chantés, à l’exception notable du Priam de Paata Burchuladze dont la voix n’est plus qu’une ombre sans pour autant apporter un charisme particulier.
Dans le rôle assez court mais très noble et beau de Chorèbe, Stéphane Degout est aussi impeccable qu’il l’est dans l’enregistrement dirigé par Nelson : timbre franc, diction précise et toujours cette grande noblesse et tendresse vis-à-vis de Cassandre. Énée est chanté par Brandon Jovanovich, suite au forfait de Bryan Hymel (il avait déjà annulé Les Huguenots). Le ténor a déjà chanté plusieurs fois le rôle et cela s’entend car il en connait les pièges et les négocie avec intelligence. Le timbre n’est pas forcément le plus beau et les nuances restent un peu maigres. Le personnage est là sans que la ligne de chant ne soit brusquée. Et de toute façon, chacun doit s’incliner devant la prestation hallucinée de Stéphanie d’Oustrac. Elle qui avait paru un petit peu sur la réserve pour L’Enfance du Christ montre ici que son passage des rôles de tragédiennes baroques aux grandes héroïnes romantiques s’est bien effectué. Toujours avec ce même art de la diction, avec cette énergie farouche, elle propose une prophétesse splendide d’un bout à l’autre. Totalement impliquée dans le personnage créé par Dmitri Tcherniakov, elle passe de la fille rebelle à celle qui prend conscience de son rôle une fois sa famille morte, redressant la tête pour prendre ses responsabilités. D’un bout à l’autre, elle joue parfaitement et nous avons ici une grande incarnation, en totale adéquation avec la vision du metteur en scène. Jamais emphatique, toujours juste dans ses nuances, elle nous fait voir tout ce que le personnage peut avoir de profond et d’humain. Loin de la vestale d’Antonacci, c’est l’enfant brisée qui accepte finalement sa charge face aux malheurs de Troie.
Si donc cette première partie semble plutôt rassurante, la suite va rapidement faire perdre espoir. Pour Les Troyens à Carthage, Dmitri Tcherniakov transpose l’action dans un centre médical d’aide aux traumatisés de guerre. Sur le principe pourquoi pas… sauf qu’un autre principe est que Didon n’est en rien réellement une reine, mais plutôt le rôle principal d’un jeu initié par les aides (dont Narbal et Anna, qu’elle appelle régulièrement sa sœur !). Et là tout s’effondre. Car du coup la reine devient une vaste blague qui tourne mal, une sorte de jeu qui devrait aider les traumatisés dont Didon elle-même mais finalement l’entrainera à sa perte. De nombreux moments sont difficilement raccrochés à ce postulat de Tcherniakov comme le duo entre Anna et Narbal en train de jouer au ping-pong. Que vient-il faire là ? La discussion n’a aucun sens si l’on considère que les deux ne sont que des aides du centre et non pas de Didon ! Le dernier acte va se débarrasser un peu des signes de cette idée saugrenue pour plus toucher par le drame… mais le retour dans ce jeu de rôle lors de la mort de Didon nous fait retrouver les incohérences. Ajoutons à cela des décors assez sordides d’hôpital aux murs ternes… et nous avons bien du mal à retrouver la Reine Didon dans sa capitale florissante.
À cela il faut aussi ajouter un souci d’interprétation chez Ekaterina Semenchuk. La mezzo-soprano russe est venue pour remplacer Elīna Garanča initialement prévue… mais je doute que l’on ait finalement gagné au change. La mezzo-soprano lettone a l’avantage d’avoir une voix très puissante et si le texte aurait été sûrement totalement incompréhensible comme dans Don Carlos, elle aurait sans doute été plus royale et sonore. Ici nous avons une voix qui peut exploser sur quelques notes mais qui reste sinon contrainte sans se déployer. Les actes III et IV sont ainsi très ternes chez Didon. Il faut attendre le dernier acte pour entendre une voix éclatante et percutante. Mais le français n’est pas pour autant très bon. Il faut lui reconnaître son implication dans le rôle de folle imaginé par Tcherniakov, mais à côté de cela et d’un acte final plus marquant, le reste est trop terne et mâchonné, sans impact vocal ou dramatique. Pour ce rôle si important il est dommage de ne pas avoir trouvé une chanteuse plus apte à rendre la grandeur de la reine malheureuse. Chez les françaises quelques noms viennent à l’esprit… et même sans chercher bien loin… dans la distribution de ces Troyens !
Car à côté d’elle, le reste de la distribution tient plutôt bien sa place. Comme dans la première partie, Brandon Jovanovich se montre vaillant mais toujours en évitant la violence. Il essaye de trouver cette douceur nécessaire à certains passages sans forcément totalement y arriver. Mais avouons que la mise en scène n’aide pas vraiment à déployer un trésor de tendresse par exemple pour le grand duo avec Didon ! Durant les deux parties, son interprétation se révèle très solide et au final plutôt bien chantante. Mais parmi les autres rôles, c’est sans doute le duo formé par Anna et Narbal qui arrive ensuite par ordre d’importance. Et là nous avons deux chanteurs de très belle prestance à tel point que l’on se demande si Aude Extremo n’aurait pas pu chanter le rôle de la Reine tant le timbre est beau et sonore, la diction parfaite… Enfermée en Anna elle ne peut donner toute la mesure de son talent. Que l’Opéra National de Paris ne sache pas donner leur chance à de jeunes chanteurs est tout de même fort dommage ! Christian Van Horn est un autre jeune chanteur mais qui a déjà un beau palmarès. Son Narbal sonne clair et jeune mais il manque un peu de puissance et de noirceur pour totalement s’imposer. On retrouve aussi le magnifique Cyrille Dubois dans le petit rôle de Iopas. Toujours aussi rayonnant, il offre un moment de rêve et de poésie alors que la scénographie en manque cruellement. De même, le Hylas de Bror Magnus Tødenes est une très bonne surprise. Enfin, il faut saluer la grande présence sur scène de Michèle Losier qui est un Ascagne de belle tenue. Très importante sur scène, elle offre aussi un chant de superbe, toujours claire et sa voix passe parfaitement les ensembles. En voilà encore une mezzo-soprano de grande classe !
Tout ce qui est au-dessus était au final plutôt prévisible… mais ce qui ne l’était pas tant que ça, c’est la direction de Philippe Jordan. Le chef a donné des prestations de haute volée dans le répertoire français. On se souvient par exemple du superbe travail effectué pour Le Roi Arthus de Chausson. Malheureusement, sa direction est ici aussi peu dramatique que la mise en scène de Tcherniakov est respectueuse du livret. La première partie semble mieux lui convenir, mais les actes III et IV sont d’une mollesse coupable, faisant par exemple du duo entre Didon et Énée un moment particulièrement fade et sans saveur ! L’orchestre en lui-même est plutôt dans un bon jour, mais quel manque de flamme dans les choix du chef ! Les chœurs quant à eux sont parfois un peu bruyants mais ils ont plus de tenue que lors de la précédente production des Troyens à Bastille où le chœur final n’était qu’un grand hurlement. Et comment accepter toutes ces petites coupures qui parsèment l’ouvrage ? Les ballets bien sûr, mais aussi les dialogues des soldats durant l’air d’Hylas par exemple… Sans doute ne s’intégraient-ils pas bien dans la mise en scène, mais dans ce cas il aurait été logique de couper d’autres passages !
Déception globalement pour cette production qui était pourtant avec Les Huguenots le grand moment de la saison de l’Opéra National de Paris. À trop vouloir choisir des artistes connus, nous avons ainsi une mezzo-soprano peu charismatique, un metteur en scène qui se montre peu regardant de l’ouvrage sur plus de sa moitié et un chef d’orchestre qui manque de vie. Bien sûr, la direction pâtit des derniers concerts parisiens où Berlioz a été défendu par Sir John Eliot Gardiner ou encore François-Xavier Roth qui font des merveilles dans ce répertoire. Mais la déception est tout de même grande car l’ouvrage méritait beaucoup mieux.
- Paris
- Opéra Bastille
- 31 janvier 2019
- Hector Berlioz (1803-1869), Les Troyens, opéra en cinq actes
- Mise en scène, Dmitri Tcherniakov ; Décors, Dmitri Tcherniakov ; Costumes, Elena Zaytseva ; Lumières, Gleb Filshtinsky ; Vidéo, Tieni Birkhalter
- Cassandre, Stéphanie d’Oustrac ; Ascagne, Michèle Losier ; Hécube, Véronique Gens ; Énée, Brandon Jovanovich ; Chorèbe, Stéphane Degout ; Panthée, Christian Helmer ; Le Fantôme d’Hector, Thomas Dear ; Prima, Paata Burchuladze ; Un Capitaine Grec, Jean-Luc Ballestra ; Hellenus, Jean-François Marras ; Polyxène, Sophie Claisse
- Didon, Ekaterina Semenchuk, Anna, Aude Extrémo ; Ascagne, Michèle Losier ; Énée, Brandon Jovanovich ; Iopas, Cyrille Dubois, Hylas, Bror Magnus Tødenes ; Narbal, Christian Van Horn ; Deux Capitaines Troyens, Jean-Luc Ballestra / Tomislav Lavoie ; Le Fantôme de Cassandre, Stéphanie d’Oustrac, Le Fantôme de Chorèbe, Stéphane Degout ; Le Fantôme d’Hector, Thomas Dear ; Le Fantôme de Priam, Paata Burchuladze ; Mercure, Bernard Arrieta
- Chœur de l’Opéra National de Paris
- Orchestre de l’Opéra National de Paris
- Philippe Jordan, direction