Si Camille Saint-Saëns est principalement connu comme compositeur d’opéra pour Samson et Dalila, il ne faudrait pas que ce grand succès cache les douze autres ouvrages. Surtout que la structure et le format de ce triomphe lorgne entre opéra et oratorio. Mais si on a vraiment l’impression de l’omniprésence de Samson, l’on se rend compte en regardant la liste que finalement… il n’y a bien que cinq opéras qui sont encore inédits au disque ! Les cinq datent plutôt de la fin de la carrière (mise à par Étienne Marcel de 1879) de Camille Saint-Saëns… mais les titres font rêver : Phryné (1893), Frédégonde (1895, fin de la composition suite à la mort de son auteur Ernest Guiraud), L’Ancêtre (1906) et enfin Déjanire (1911). Mais aujourd’hui, c’est un ouvrage juste antérieur à ces quatre là puisque nous avons enfin la possibilité d’écouter Ascanio qui fut créé en 1890. L’histoire de la création est assez trouble puisque Saint-Saëns devra subir non seulement des coupures… mais aussi la transposition d’un des rôles principaux du fait de l’absence d’une alto à l’Opéra de Paris. Et le pire est qu’il n’a appris ces changements qu’après la création étant donné qu’il était absent de Paris pour cause de maladie. Mais Guillaume Tourniaire (à qui nous devons déjà Hélène et un disque d’extraits orchestraux des Barbares, de Henry VIII, d’Étienne Marcel et justement d’Ascanio) a effectué un immense travail pour restituer la partition dans son état original afin que le public d’aujourd’hui puisse entendre l’opéra comme Camille Saint-Saëns l’avait rêvé… sans jamais pouvoir l’entendre lui-même malgré les quelques reprises. Grande passion pour un ouvrage passionnant !
Pendant longtemps, il n’y a eu au disque rien d’autre que Samson et Dalila. Le plus grand succès lyrique de Camille Saint-Saëns est bien sûr une partition passionnante et forte lorsqu’elle est portée par un chef et des interprètes à la hauteur de ce grand péplum… mais les autres ouvrages ne sont pas à négliger au contraire. Et depuis maintenant quelques années, nous avons la possibilité de découvrir tous ces opéras très rares. Tout a commencé en 1991 avec Henry VIII à Compiègne qui nous permettait ainsi de découvrir la fascination pour les musiques anciennes du compositeur, mais aussi sa capacité à créer des personnages humains et tragiques comme la Reine Catherine. Toujours dans un sujet historique, Étienne Marcel a eu les honneurs du concert en 1994 et si aucun disque ne garde le souvenir de cette résurrection, il y a tout de même une bande radio qui reste trouvable. Puis vient en 2000 La Princesse Jaune qui montre la fibre légère du musicien. Guillaume Tourniaire (déjà lui), nous offre en 2008 Hélène pour une grande découverte de cet ouvrage étrange composé pour Nelly Melba. Le rôle titre est parfaitement saisi par une musique où l’on entend la passion, le tiraillement et enfin le renoncement. Viennent alors Les Barbares en 2015 pour montrer les inspirations wagnériennes de Saint-Saëns. Même si il était un amateur du maître allemand, il n’a jamais voulu en être un zélateur dévoué et pioche donc dans certains procédés pour ce péplum se situant à Oranges. 2016 verra le retour de la courtisane Proserpine au disque avec une Véronique Gens magistrale pour un ouvrage très dense et dramatique. Si le disque du Timbre d’Argent n’est pas encore sorti, il a été enregistré suite à la production de 2017 à l’Opéra-Comique. Et ici c’est le côté fantastique que l’on découvre. Sorte de cousin des Contes d’Hoffmann, on y retrouve le diable, la fascination maladive… et une musique d’une inventivité folle ! Et voici enfin Ascanio donc ! On peut le voir, depuis maintenant une petite trentaine d’année, c’est donc pas moins de huit ouvrages qui ont été remis en lumière, avec une accélération ces dernières années. On peut donc espérer connaître les derniers opéras inédits dans les années qui viennent !
Comme dit plus haut, en 2008 le chef Guillaume Tourniaire publiait chez le label MELBA un double disque contenant non seulement Hélène, mais aussi le cycle Nuit Persane. Nous avions déjà pu noter la passion pour Camille Saint-Saëns de la part du chef. Deux ans plus tard, il proposait un disque consacré à la musique de ballet où Henry VIII, Étienne Marcel, Les Barbares… mais aussi Ascanio étaient présents. On voit donc que l’intérêt pour cet opéra n’est pas neuf… et déjà à l’époque il cherchait l’exhaustivité puisqu’il enregistrait alors l’intégralité du ballet qui compte rien moins que douze entrées pour une durée plus de vingt minutes. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait déplacé des montagnes pour rendre vie à la partition complète.Car il fallait non seulement rétablir les coupures présentes dans l’édition de 1893 en allant relire la partition manuscrite, seule à être totalement intégrale… mais il fallait après trouver un lieu et des interprètes… et tant qu’à faire un moyen de conserver une trace de ces concerts. Étrangement, la fondation Bru-Zane n’est pas de la partie… est-ce parce qu’ils ont déjà beaucoup consacré de moyen pour Camille Saint-Saëns (Les Barbares, Proserpine, Le Timbre d’Argent, des mélodies avec piano et d’autres avec orchestre…) ? Ou parce qu’ils n’étaient pas convaincus par la partition ? Difficile de le dire. Toujours est-il qu’avec des moyens moindres, Guillaume Tourniaire a redonné Ascanio dans toute sa grandeur, enfin dans son intégralité et avec des interprètes particulièrement inspirés et investis !
Contrairement au Timbre d’Argent, Ascanio n’a pas été remanié lors des quelques reprises qui suivirent la création. En effet, le but de Saint-Saëns était avant tout de pouvoir déjà faire représenter son opéra selon la partition originale. Nous avons donc ici un témoignage de son art en 1890, au milieu de sa production lyrique. On retrouve comme dans Henry VIII cette fascination pour la musique ancienne. Bien sûr, nous sommes plus ici dans la musique de la renaissance française par certaines touches et inspirations. Mais durant le ballet forcément c’est la musique baroque aussi qui fait son apparition par quelques aspects, tout comme dans les galanteries royales par exemple. Ce qui est passionnant dans cet ouvrage, c’est les différences de styles entre chaque tableau. Bien sûr, il y a une unité par l’inspiration et les motifs, mais par contre on bascule de la fête étudiante à l’intimité de François 1er , de la rudesse de l’atelier du fondeur à la noblesse de la rencontre entre le roi et Charles Quint. De même chacun des personnages a son style mélodique propre. Ascanio et son chant passionné, Benvenuto beaucoup plus mûr et déclamatif, la Duchesse avec des phrasés plus ampoulés et lyriques, Scozzone et sa flamme passionnée que ce soit pour chanter, déclarer son amour ou sa haine… et à l’opposé nous avons bien sûr la pureté immaculée de Colombe. Et tous ces personnages se croisent, dialogues tout en gardant chacun son ton mais en sachant entremêler les styles. En dehors des airs inspirés par Colombe à Benvenuto et Ascanio, peu de moments solistes. Il y a bien la méditation mortifère de la Duchesse mais sinon l’on reste avant tout dans le dialogue. La partition foisonne d’inspirations divers et donne à entendre des situations dramatiques magnifiquement traitées. Des traits d’orchestre offrent rapidement un sentiment sur la situation, un grondement ou un motif nous donnent une prémonition de ce qui se passera par la suite.
Le livret offre de nombreux portraits et des situations passionnantes. En fait, tout y est question de passion. Passion lumineuse et amoureuse pour Ascanio et la jeune Colombe, amour de l’art et inspiration pour Benvenuto Cellini, amour possessif et dévorant pour Scozzone pour justement le sculpteur, passion venimeuse pour la Duchesse d’Étampes pour le jeune Ascanio… et bien sûr François Ier face à sa dernière favorite… toutes ces passions se croisent et donnent un cadre passionnant pour cet opéra. Car ici, les personnages sont donc particulièrement vivants et humains, chacun motivés par un aiguillon différent. Toutes les situations sont mises en œuvre, avec des scènes de foules variées ou des moments de grande intimité. Tout est parfaitement construit avec un rythme parfait tant dans le livret que dans la musique.
Il est assez marquant que pour monter cet opéra, Guillaume Tourniaire n’ait pas réussi à motiver un orchestre professionnel. Non pas que l’Orchestre de la Haute école de musique de Genève soit mauvais, même bien au contraire, mais cela montre bien le problème actuellement pour monter parfois des partitions rares sans le soutient d‘une fondation ou d‘une grande maison. Attention, il n‘y a aucun snobisme ici, car au contraire, ce que propose cet orchestre est vraiment de très haut niveau. Les musiciens ne sont jamais pris en défaut tant dans la vivacité que dans la mise en place. Chaque pupitre est engagé et sans que l‘on puisse entendre des fausses notes alors qu‘il n‘y a eu finalement que deux représentations sans reprises pour ce disque. Ces étudiants (sûrement en fin de formation musicale) nous donnent à entendre un rendu de vrais professionnels, on croit en effet entendre un orchestre de fosse d‘une grande maison d‘opéra. Il en est de même pour le Chœur de la Haute école de musique de Genève qui est en tout point parfait dans ses interventions. Le travail effectué pour préparer ces concerts permet de rendre justice à cette partition foisonnante et passionnante! Et pour mettre tout ce monde en ordre de marche, Guillaume Tourniaire semble être le chef parfait. Passionné de Camille Saint-Saëns, il sait donner toute la complexité de la partition que ce soit rythmiquement ou dans les couleurs. Avec toutes ses inspirations archaïques mais aussi ses grandes envolées lyriques, la pièce demande beaucoup d‘énergie et d‘inventivité… et ce que l‘on entend est vraiment magnifique. Il avait déjà prouvé son grand talent au travers d‘enregistrements de musique française (Chausson, Vierne ou Saint-Saëns) ou chez Grieg (magnifique Peer Gynt chez AEON!). Voici sans conteste un chef qu‘il faut espérer voir être plus mis en avant dans les années qui viennent. La technique et l‘inspiration sont magnifiques… et la curiosité impressionnante.
L‘ensemble des petits rôles n‘appelle que des éloges tant ils sont parfaitement chantés… et d‘ailleurs, il faudra saluer le travail de diction de la grande majorité de la distribution. Bien sûr, ils sont francophones, mais il y a tout de même un rendu assez parfait du texte. On peut noter dans les petits rôles la beauté de l‘intervention lumineuse du Mendiant de Mohammed Haidar. Son rôle très court est un moment de beauté et de douceur, moment suspendu dans le deuxième tableau beaucoup plus vivant! Autre petit rôle finalement, François Ier bénéficie de la grande voix de Jean Teigten. La basse française a non seulement la noblesse et la puissance nécessaire pour camper le roi, mais il y a aussi chez ce chanteur une capacité à nous montrer la douceur de l‘amoureux. Ses interventions face à son amante sont des moments pleins de nuance. Le timbre est superbe et donc même dans les moments tendres, on comprend le grondement possible du roi! Même si le personnage est finalement au centre de l‘intrigue, Colombe reste un rôle assez peu présent… et l‘interprétation de Clémence Tilquin n‘aide pas forcément à lui donner de l‘épaisseur. La soprano manque légèrement de lumière et de fraicheur pour celle qui doit inspirer de si hauts sentiments. La voix manque un peu de personnalité et du coup le personnage reste assez terne.
Il faut dire que face à elle se trouvent deux personnages particulièrement bien dessinés et fortement interprétés! Dans le rôle de la Duchesse d’Étampes, Karina Gauvin est sidérante. Le personnage est sombre et tortueux, avec cette séduction mortifère et cette méditation morbide finale. Et avec son timbre pulpeux à souhait, la soprano réussit justement à dessiner ce personnage inquiétant, qui à trop séduire semble plus être une mante religieuse qu‘une amoureuse. Elle s‘impose par une prestance sidérante face au roi tout en nous terrifiant de ce timbre si puissamment charnu. Le seul petit reproche que l‘on pourrait faire est que le texte se noie un peu dans le timbre justement. Là où tous les autres chanteurs ont une diction parfaite, on peine parfois à retrouver le sens de ce qui est chanté. Mais le personnage et le chant sont impressionnants avec ses envolées lyriques magistrales et la passion charnelle qui se déploie à chacune de ses interventions! L‘autre grande femme est Scozzone, magnifiquement chantée par Ève-Maud Hubeaux. La mezzo-soprano redonne au rôle sa tessiture grave d‘origine, avec toujours ce timbre si beau et cette grande aisance sur les tessitures tendues. Elle qui avait impressionné dans Ermione il y a deux ans, puis semble avoir triomphé dans Eboli de Don Carlos à Lyon… elle donne ici une amoureuse passionnée, jalouse à l‘excès mais au grand cœur. Et la voix se coule parfaitement dans les déclarations amoureuses tout comme dans la rage de la jalousie. La chanson qu‘elle offre est enlevée avec une technique parfaite, mais c‘est surtout l‘interprétation toute en nuance qui marque. Là où elle aurait pu donner juste un personnage de virago, elle montre au contraire toute la complexité de ce femme.
On ne terminera pas par le rôle titre, car après tout, Ascanio a eu droit de nommer l‘opéra surtout à cause du Benvenuto Cellini de Berlioz. Mais cela n‘enlève rien à l‘intérêt de ce rôle d‘amoureux poète, plus à chanter des romances qu‘à se battre pour son amour. Mais Bernard Richter donne de la consistance à ce rôle. Lui qui s‘est fait connaître pour ses prestations dans le baroque français (on se souviendra longtemps de son Atys monumental sous la direction de William Christie) a aussi commencé à s‘orienter vers des rôles romantiques. Et avec son timbre puissant et son style sûr, il donne un chant d‘une grande noblesse mais aussi qui peut assumer la poésie tout comme l‘héroïsme. L‘art des demi-teintes, la qualité de la diction, l‘intelligence de l‘interprétation… nous sommes face à l‘un des grands noms futurs du romantisme français et l‘on pourrait même rêver pour la suite à des rôles plus lourds… et pourquoi pas un jour Raoul des Huguenots par exemple? Face à lui, son maître est chanté par Jean-François Lapointe. Le baryton trouve ici un rôle magnifique. Taillé à la mesure du grand Jean Lassalle, le rôle demande une grande résistance tant sa présence sur scène est importante, mais aussi de grandes qualités d‘interprète. Celui qui créera par la suite le rôle titre d‘Henry VIII mais aussi du Grand Prêtre de Samson à Paris avait aussi chanté auparavant Hamlet de Thomas… et il n‘est donc pas étonnant que notre baryton actuel soit aussi à l‘aise dans le rôle de Benvenuto Cellini vu sa prestation magistrale à Avignon il y a quelques années. Tout y est ici, depuis la qualité de la diction, l‘aisance sur la tessiture, la résistance et les nuances. Le rôle est extrêmement varié et demande toutes les qualités d‘un grand chanteur. La voix est ici sûre et dardée, tout comme elle peut par la suite devenir caressante et délicate. Et quel français!! La maturité de l‘artiste convient parfaitement au chanteur, ou alors la maturité du chanteur convient parfaitement à l‘artiste… mais dans tous les cas, le rôle semble être taillé pour Jean-François Lapointe.
Avec ce disque, c‘est une partition majeure qui est enfin rendue dans son intégralité au public. On ne saurait trop remercier Guillaume Tourniaire, clé de voute de cette résurrection, pour avoir donné autant sur ce projet, réunissant une distribution parfaite ou presque et ayant réussi malgré toutes les contraintes à enregistrer une version complète et si probe de cet Ascanio. Camille Saint-Saëns est ici parfaitement mis en valeur et nous avons ici encore une fois la preuve de son grand talent lyrique, lui qui était alors taxé de symphoniste… alors qu‘il est un grand homme de théâtre aussi! Maintenant, il ne reste plus qu‘à enregistrer les quelques manques dans la carrière opératique de ce grand compositeur… et nous aurons l‘intégralité de ses opéras!
Il faut aussi saluer le travail éditorial de B Records qui non seulement offre une belle qualité de prise de son, mais aussi une belle documentation dans cette parution. Nous avons ainsi un article détaillé de Guillaume Tourniaire sur l‘ouvrage et la façon dont il a été créé, deux autres sur les contextes de la création d‘opéra à Paris à l‘époque et enfin un grand compte-rendu signé Charles Gounod. Passionnant pour creuser l‘œuvre.
- Camille Saint-Saëns (1835-1921), Ascanio, Opéra en cinq actes et sept tableaux
- Benvenuto Cellini, Jean-François Lapointe ; Ascanio, Bernard Richter ; Scozzone, Ève-Maud Hubeaux ; La Duchesse d’Étampes, Karina Gauvin ; Colombe d’Estourville, Clémence Tilquin ; François Ier, Jean Teigtein ; Pagolo, Joé Bertili ; un Mendiant, Mohammed Haidar ; D’Estrouville, Bastien Combe ; D’Orbec, Maxence Billiemaz ; Charles Quint, Raphaël Hardmeyer ; une Ursuline, Olivia Doutney
- Chœur de la Haute école de musique de Genève
- Chœur du Grand Théâtre de Genève
- Orchestre de la Haute école de musique de Genève
- Guillaume Tourniaire, Direction
- 3 CD B-Records, LBM 013. Enregistré en public à l’Opéra des Nations, Genève, les 24 et 26 novembre 2017.