Le mythe d’Orphée est très important dans l’histoire de l’opéra, comme le rappelle Agnès Terrier dans sa présentation du spectacle. Bien sûr, il y a eu Monteverdi, mais aussi Caccini, Peri, Rossi, Charpentier, Haydn… et plus proche de nous Offenbach. Gluck va prendre ce sujet pour révolutionner l’opéra, passer du baroque seria au classique. Il faut dire que mettant en avant l’artiste, cette histoire ne peut que passionner les compositeurs et favoriser la réception du public. Monté il y a peu dans sa version première en italien au Théâtre des Champs-Élysées, la partition de Gluck est ici montée dans sa version remaniée par Hector Berlioz. Du contre-ténor Philippe Jaroussky nous passons à Marianne Crébassa pour le rôle principal. De part son histoire et son orientation artistique, l’Opéra-Comique ne pouvait faire autrement que monter une version française… le choix entre la version revue par Hector Berlioz permet de donner le rôle à une mezzo-soprano et ainsi retrouver la tessiture originale de l’ouvrage.
Gluck composa Orfeo ed Euridice pour Vienne en 1762. Il voulait par cette œuvre faire bouger les lignes et donner à entendre un opéra différent de la tradition. Depuis de nombreuses années en effet, l’opéra seria régnait en maître avec ses conventions et ses habitudes. Les chanteurs étaient les grands vainqueurs et ne cherchaient finalement que peu à créer des personnages. Avec cet ouvrage condensé, sans roulades ou vocalises débridées, le Gluck frappait un grand coup. Le thème lui permet déjà de mettre en avant le musicien, mais aussi de montrer et faire ressentir avant tout la tragédie qui se déroule. Malgré cela, il ne pouvait totalement s’extraire des traditions et nous avons donc une grande ouverture et un final joyeux… et le rôle principal est donné à un castrat, le grand contralto Gaetano Guadagni qui fera sensation lors de la création. Sept ans plus tard, le compositeur revoit sa partition pour une nouvelle version italienne cette fois créée à Parme avec toujours un castrat, mais le soprano Giuseppe Millico. Mais le musicien rêve de Paris depuis de nombreuses années, ville où son ancienne élève Marie-Antoinette a épousé le Dauphin. La version française de 1774 sera donc créée devant le couple royal. Orphée sera alors chanté par le haute-contre Joseph Legros, tessiture qui était alors en France liée aux héros. Changement de tessiture donc, mais aussi un gros travail sur la structure pour s’inscrire dans le canon de l’opéra français de l’époque. De même l’orchestre sera adapté au magnifique ensemble qui joue pour l’Opéra de Paris. Le triomphe est encore au rendez-vous et l’ouvrage restera à l’affiche pendant près de quarante ans encore dans cette version à Paris.
Mais durant le XIXème siècle, on ralentit les productions et finalement Gluck ne sera plus monté sur scène. Il faut dire que la partition est devenue tellement une tradition que les chefs et les chanteurs se permettent des fantaisies sans chercher à revenir à la partition originale. Hector Berlioz en est révulsé lui qui était un admirateur de Gluck. Mais il n’est pas le seul à aimer le musicien… Pauline Viardot continue à chanter des extraits de ses opéras lors de ses concerts et après avoir chanté Eurydice, Giacomo Meyerbeer lui conseille de se pencher sur le rôle d’Orphée. Elle se tourne alors vers Berlioz pour qu’il lui prépare une version d’Orphée adapté à sa voix d’alto tout en conservant la langue française. En piochant dans la version de Vienne ou celle de Paris, le compositeur se veut très prudent avec la partition, refusant de couper ou re-composer (il demandera de faire ce travail à Camille Saint-Saëns pour quelques détails). Il souhaite en fait réaliser une sorte de synthèse entre les deux partitions de Vienne et Paris, en retrouvant la tessiture originale mais en cherchant plutôt à se concentrer sur la partition de Paris. La seule concession au goût de l’époque est la grande cadence voulue par Pauline Viardot à la fin du premier acte. L’Opéra-Comique a donc choisi cette version de Berlioz pour présenter l’ouvrage au public d’aujourd’hui.
Se référant à une archive montrant que Gluck avait commencé à composer une autre ouverture et la trouvant trop pompeuse et peu en accord avec le début de l’opéra, Raphaël Pichon a décidé de la supprimer, la remplaçant par un extrait funèbre de Don Juan, ou le festin de pierre. De même, le final joyeux sera coupé. Point de retour d’Amour donc mais à la place le retour du chœur funèbre célébrant la mort d’Eurydice. Ces changements sont justifiés par le fait que Gluck aurait dû conserver ces passages pour complaire au couple royal qui assistait à la première à Paris (alors que ces passages étaient aussi composés pour complaire au coupe impérial à Vienne!). Pourquoi pas, mais il est dommage de perdre ces belles pages de musiques. Et même, le contraste brutal entre le bondissant de l’ouverture et le sinistre chœur qui suit donne une vision encore plus sombre de ce cortège funèbre. Le résultat est certes très intéressant mais il est tout de même étrange de faire subir cette transformation à l’ouvrage, d’autant que Hector Berlioz lui même n’avait pas osé.
La mise en scène d’Aurélien Bory repose sur un grand Pepper’s Ghost, sorte de grand miroir sans teint qui laisse tout de même voir légèrement à travers. Ce dispositif permet de dédoubler la vision du spectateur, reflétant le sol à la verticale et donc donnant à voir des moments forts. Ainsi, les danseurs et choristes sont allongés en groupe sur un disque pour les gardiens des enfers… de face, on en voit rien… mais de haut, l’on voit une masse grouillante, représentation parfaite de l’enfer avec ces corps enchevêtrés. On peut aussi assister à de nombreuses dispositions particulièrement belles avec ce dispositif. Pas d’éléments de décors donc en dehors de ce miroir qui reflète donc les personnages, mais aussi le grand tableau de Corot « Orphée ramenant Eurydice des Enfers ». La mise en scène en tant que telle est donc très simple. Mais il y a le jeu de scène voir même la chorégraphie qui apporte encore un gros élément. Tout est parfaitement mis en image avec une inventivité et une grâce rarement vue à l’opéra. Ainsi, la mort d’Eurydice par exemple est splendide avec ce grand voile noir qui d’abord se gonfle derrière elle… avant qu’il ne vienne le contraindre comme une momie incapable de bouger. Le personnage le plus travaillé pour l’aspect scénique est sans conteste l’Amour. Aurélien Bory profite de la formation de danseuse de Lea Desandre pour lui demander des exploits sur scène. Artiste de cirque sur son grand cercle de métal, elle va ensuite jouer les équilibristes sur les mains des danseurs sans que jamais son chant n’en soit impacté. Peut-être un peu trop de démonstration ici, mais le rendu est splendide ! A ces éléments s’ajoutent des éclairages superbes et délicats alors que les costumes sont particulièrement sobres, avec par une belle singularisation d’Orphée par sa perruque blanche au milieu des perruques noires du chœur.
Il est surprenant sur le papier de voir l’Ensemble Pygmalion pour cet Orphée dans la version d’Hector Berlioz. En effet, autant il aurait été logique dans une version antérieure pour la tradition baroque voire classique, autant l’orchestre de cette version est plus romantique par certains aspects. Mais Raphaël Pichon explique que le but est de donner une version qui serait celle espérée par Gluck. Il souhaitait donc retrouver les sonorités de l’époque de Gluck pour une partition revue par la suite. Il donne toute sa place aux percussions par exemple, fait sonner les cuivres naturels et les cordes comme l’orchestre baroque… Le son est du coup moins massif et impressionnant que d’habitude dans cette version, trouvant des teintes plus proches de la version de Paris pour ténor. Le chef propose une vision très noire de cette musique, mettant en avant ce cérémonial funèbre avant tout, même dans la scène des Champs-Élysées où l’on entend tout de même une certaine tristesse. Les textures sont superbes, l’énergie bien présente… il manque juste un peu plus de différenciations entre les différentes parties. Il faut dire que l’ensemble est de très haut niveau, que ce soit les musiciens ou les choristes. Car ces derniers sont primordiaux pour commenter l’ouvrage . Les pupitres sont parfaits, mais à cela s’ajoute la beauté de la diction et des couleurs… ainsi que l’investissement scénique de chacun.
Le rôle d’Amour est déjà peu développé quelle que soit la version. Mais ici, en refusant la fin heureuse, on perd aussi le retour du personnage en fin d’opéra. Il faut donc tout donner durant le premier acte. L’apparition de Lea Desandre et son aisance vocale donnent un beau relief au personnage… mais avant tout ce sera sa prestation scénique qui restera dans la mémoire. En effet, si la partition ne lui permet pas non plus de démontrer ton son talent, elle se montre une gymnaste accomplie. Que ce soit inscrite dans une disque ou alors à jouer les funambules avec l’aide des danseurs, elle met à profit sa pratique de la danse pour nous montrer une aisance sidérante ! Le tout est particulièrement fluide, ne perturbe jamais la netteté du chant. La prestation est impressionnante de maîtrise !
Autre rôle peu développé, Eurydice permet tout de même à la chanteuse de plus s’exprimer vocalement. Hélène Guilmette fait une entrée plutôt timide, placée derrière le Pepper’s Ghost qui fait légèrement écran. Mais rapidement on retrouve sa voix pure et chaude. Trop souvent distribué à des sopranos légers, nous avons ici un timbre plus lyrique et affirmé pour un personnage plus touchant que souvent. Scéniquement beaucoup plus raide et immobile, elle donne une très belle image par son chant, où la douleur et la tristesse sont parfaitement rendues.
Mais bien sûr, c’est le rôle d’Orphée qui retient toute l’attention. Marianne Crebassa avait déjà marqué les esprits avec Fantasio il y a quelques saisons, mais elle retrouve ici un rôle très différent dans son approche. Loin de l’étudiant jouisseur et amoureux, nous avons ici un poète en deuil. Le rôle aussi demande une voix beaucoup plus longue. Le rôle a été taillé sur mesure pour la voix de la grande Pauline Viardot. Il faut donc balayer du grave à l’aigu sans problème, notamment dans la grande cadence de l’air de fin du premier acte. La jeune mezzo-soprano n’a peut-être pas encore la noblesse classique que l’on peut imaginer chez Viardot, mais elle donne une belle jeunesse au personnage. Il y a un côté adolescent dans son Orphée. La voix est superbe, du grave sonore à l’aigu lumineux. Le timbre toujours un peu rocailleux se déploie sur la lamentation pour toucher au cœur du public. La diction, les couleurs de la voix, les nuances… elle compose un personnage particulièrement touchant et humain. Nullement fatiguée par la longueur du rôle, elle chante aussi bien le très touchant « J’ai perdu mon Eurydice » en fin de spectacle que l’air virtuose du premier acte. Vocalises ou grandes lignes ne lui font pas peur et au contraire, elle semble posséder parfaitement la technique nécessaire pour ces grands rôles tragiques où déclamation et virtuosité sont nécessaires. Peut-être tient-on la mezzo française qui pourra par la suite se frotter à ces rôles créés par Viardot… Fidès du Prophête ou Sapho de Gounod par exemple ! En tout cas, Marianne Crebassa fascine par sa composition.
Malgré les petites modifications de la partition, ce spectacle bénéficie de la rencontre entre un metteur en scène, un chef et une mezzo-soprano. Car il faut bien le dire, c’est avant tout Marianne Crebassa qui tient la scène. L’ensemble est magnifique et laisse le public totalement sous le choc en fin de spectacle. Après le magnifique Orfeo de Rossi donné par Raphaël Pichon il y a quelques temps, voici donc un nouvel Orphée splendide.
Le spectacle est disponible sur Arte Concert jusqu’au 17 mars 2019.
- Paris
- Opéra-Comique
- 18 octobre 2018
- Christoph Willibald von Gluck (1714-1787) / Hector Berlioz (1803-1869), Orphée et Eurydice, Drame héroïque en trois actes
- Mise en scène, Aurélien Bory ; Dramaturgie, Taïcyr Fadel ; Décors, Pierre Dequivre ; Costumes, Manuela Agnesini ; Lumières, Arno Veyrat
- Orphée, Marianne Crebassa ; Eurydice, Hélène Guilmette ; Amour, Lea Desandre
- Danseurs, Claire Carpentier / Élodie Chan / Yannis François / Tommy Entresangle / Marguerita Mischitelli / Charlotte Siepiora
- Ensemble Pygmalion
- Raphaël Pichon, direction