Créé en 1877 à Weimar, puis plus de dix ans plus tard à Paris, Samson et Dalila restera un ouvrage difficile à monter à cause de cet aspect assez proche de l’oratorio. Après une série de représentations la saison dernière à l’Opéra de Bastille, voici que la partition est de retour sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées mais cette fois dans le format d’un opéra en version de concert. Si la distribution de l’Opéra de Paris était internationale pour les rôles titres avec par contre des seconds rôles francophones, voici que se trouvent ici réunis trois chanteurs francophones à la diction exemplaire pour deux concerts d’exception. Après avoir chantés chacun de leur côté les rôles titres dans des productions scéniques il y a peu, voici que Marie-Nicole Lemieux et Roberto Alagna se retrouvent sur scène pour incarner ces deux personnages mythiques : elle avec la fougue emportée de la tragédienne qu’elle a démontré en Cassandre des Troyens et lui avec cette vaillance qui semble être sa marque de fabrique depuis quelques mois. Pour compléter le trio, Laurent Naouri était en Grand-Prêtre où toute sa noirceur peut se déployer. Restait la grande question du chef, qui venait en remplaçant de remplaçant…
Au milieu du Festival Bru Zane, voici que deux représentations de l’opéra de Camille Saint-Saëns étaient données. Moins rare que les productions proposées par ces sauveurs de la musique romantique française, Samson et Dalila n’en est pas moins peu donné à Paris… ou dans des conditions bien loin de l’excellence qui caractérise les productions de la fondation. En effet, si en 2016 les rôles principaux péchaient par un manque de diction, voici que chez le concert de 2018, ce sont plutôt les rôles secondaires qui ne sont pas au niveau d’un point de vue diction ou voix. Le travail de diction n’est pas le même, les choix de direction non plus… Produit par Les Grandes Voix, on retrouve en effet trois grandes voix, mais il manque le liant qui fait d’un concert un grand moment.
La partition de Saint-Saëns demande de grands effectifs tant choraux qu’orchestraux. À mi-chemin entre oratorio et opéra, il est souvent difficile à mettre en scène à cause d’un drame assez uniforme par acte et du manque de variété dans les scènes. Ainsi, le deuxième acte n’est au final qu’un enchaînement de deux duos sans aucune intervention extérieure. Mais il y a tout de même de grandes situations dramatiques à voir ces affrontements de deux personnages immenses. Passant d’une musique sombre inspirée de la religion jusqu’à une musique d’une grande sensualité, le compositeur a libéré toute son inspiration pour une partition haute en couleur. Le premier acte balance entre la retenue et les vapeurs de l’orient, le deuxième acte nous montre toute la violence des sentiments qu’ils soient de vengeance, d’amour ou de colère et la montée de l’orage durant le duo entre Samson et Dalila est une des grandes inspirations de l’ouvrage. La grande tristesse de la scène de la meule est un contraste parfait avec l’explosivité du final où brillent les feux païens avec pour paroxysme la célèbre bacchanale. Grandiose, la musique pourrait vite tomber dans la démonstration, de même que le chant qui reste très charpenté et demande une grande implication tant vocale que théâtrale. Étrangement, cet ouvrage reste le seul de Camille Saint-Saëns à avoir résisté au temps. Pourtant, le Palazzetto Bru Zane nous a montré toute les beautés de Proserpine, du Timbre d’Argent ou des Barbares … alors qu’Henry VIII bénéficie d’un enregistrement magnifique… Très dramatiques, ces quatre ouvrages devraient pourtant enflammer non seulement l’inspiration des musiciens, mais aussi celle des metteurs en scène. Pourtant, de nos jours, ces résurrections font figure d’exception alors que Samson et Dalila est donné un peu partout dans le monde.
Alors que Bertrand de Billy était annoncé lors de la parution de la saison, c’est finalement Mikhail Tatarnikov qui dirige ce concert. Si le chef semble bien s’entendre avec l’Orchestre National de France, le rendu est assez décevant il faut bien l’avouer. En effet, le chef semble avoir pensé sa direction uniquement sur la dimension oratorio et non sur le côté dramatique. Ainsi, la direction est très lente, voir même lourde. Là où il faut insuffler de l’énergie pour cet ouvrage, il reste parfois uniquement à battre la mesure et donc enlise la partition. De même, il empêche les chanteurs de vraiment se lancer dans le drame. Comment trouver normal un discours scandé avec lourdeur là où il faudrait de la rage ou de la violence ? La lenteur de certains passages bloque totalement le drame. De même la bacchanale est affreusement sonore sans qu’on y sente la violence et l’énergie. Et pourtant, on sent régulièrement les chanteurs vouloir accélérer le tempo, créant des décalages sans que le chef ne règle sa direction sur eux. Il faudra attendre la violence du duo entre les deux personnages principaux pour que l’orchestre se réveille et sonne vraiment dramatique. Même si là encore, il faudra chercher le tonnerre qui signifie la chute de Samson. Pour un opéra où l’orchestre est si important, il est vraiment dommage de ne pas avoir une direction plus inspirée… D’autant plus que l’Orchestre National de France est lui très beau et plein de couleurs, faisant ronfler les contrebasses ou briller les cuivres. De même, on retiendra le Chœur de Radio France, particulièrement présent et très nuancé avec notamment des passages d’une grande douceur avant que le crescendo n’emplisse la salle !
Autour des trois grands rôles, nous avons les philistins qui sont dévolus à de petits rôles plutôt bien tenus… mais à côté il y a le Vieillard Hébreu chanté par Renaud Delaigue qui est assez difficile. En effet, le chanteur expose une voix de basse au très large vibrato et aux fausses à bien des moments. Le rôle est pourtant très beau et noble, mais ici l’on est assez impressionné qu’une telle prestation soit donnée dans un tel cadre. Peut-être (et espérons-le) est-ce dû à une méforme passagère du chanteur. Surtout, si l’on compare avec l’Abimélech d’Alexander Tsymbalyuk, ce Vieillard Hébreu est à oublier. En effet, celui qui chantait le rôle-titre de Boris Godounov le 13 juin sur la scène de l’Opéra Bastille se montre magnifique dans le rôle du prince philistin. La voix est toujours aussi belle et bien projetée… et l’on ressent parfaitement la violence du noble. Bien sûr il lui manque une diction plus claire, mais le résultat est de très bonne qualité.
Le rôle du Grand-Prêtre a été porté par de nombreux grands barytons français. Parmi eux règne Ernest Blanc pour sa morgue et sa diction. Laurent Naouri joue plus sur la couleur et les accents pour créer cet homme infâme. Le chanteur s’y connaît en méchant d’opéra et le montre parfaitement avec un charisme parfait. Le timbre est sombre et caverneux alors que la diction est parfaite et extrêmement soignée. Bien sûr, quelques notes montrent un vibrato un peu marqué, mais le rendu est saisissant de violence. Le travail sur le texte et son sens fait beaucoup pour la crédibilité du prêtre. L’ironie pointe, mais sans qu’elle soit souriante comme dans Les Contes d’Hoffmann par exemple. Ici c’est une ironie froide et crue. Le personnage est vraiment saisissant par son manque d’humanité et sa violence.
Roberto Alagna devait chanter depuis longtemps le rôle de Samson. Déjà à Oranges il y a quelques années aux côtés déjà de Marie-Nicole Lemieux, mais sans que cela n’aboutisse. Après avoir fait une prise de rôle saluée il y a quelques semaines à Vienne, voici qu’il présentait à Paris son Samson. Il faut souligner l’excellente diction du ténor qui permet aux spectateurs de tout comprendre. Le timbre est sonore et éclatant et malgré un aigu final tendu, le chanteur se montre à la hauteur d’une partition très tendue. Après, il manque tout de même certaines choses à ce personnage : des nuances. En effet, le ténor fait montre d’une santé insolente d’un bout à l’autre de l’ouvrage ou presque. En dehors de quelques rares nuances où le chanteur ose chanter mezzo-forte, tout est chanté entre le forte et le fortissimo, quitte à écraser ses partenaires ou ne pas montrer cette fissure qui traverse Samson. Durant le grand air de Dalila « Mon cœur s’ouvre à ta voix » par exemple, il ne doit être qu’un contre-chant mais finalement écrase sa partenaire. Il faut attendre le début du troisième acte pour trouver quelques nuances (mais aussi quelques effets de sanglots malheureusement). Il a donc actuellement toutes les notes, la diction et le style… lui manque juste le personnage plus approfondi. Toujours est-il qu’il est sans nul doute fait actuellement pour ces rôles de fort-ténor de l’opéra français. Après La Juive et Le Cid, il semble vouloir explorer ce répertoire depuis quelques années et s’il pouvait en profiter pour remettre sur le devant de la scène certaines partitions oubliées…
Face à lui se trouve Marie-Nicole Lemieux qui est totalement possédée par le rôle. Dès son apparition elle se montre à l’aise en Dalila mais aussi avec la partition. On passera sur trois aigus émis en force mais avec une vraie volonté dramatique. Tout le reste de son chant est soigné, nuancé et totalement vécu. Depuis la séduction du premier acte jusqu’à la fureur et la violence de la fin de l’opéra, elle assume totalement le personnage pour créer une Dalila vénéneuse. La diction est bien sûr parfaite mais s’y ajoute cette implication totale, allant presque au-delà de ses capacités pour chanter ce rôle immense. Composé en pensant à Pauline Viardot, le rôle de Dalila est à la fois tendu dans l’aigu mais aussi très grave pour une mezzo. Il faut pouvoir affronter la tessiture large, l’orchestre ainsi que les vocalises… Soulignons aussi l’assurance de Marie-Nicole Lemieux : là où ses collègues restent très proches de leurs partitions, la chanteuse québecoise finit par l’oublier pour totalement jouer le rôle. Elle avait déjà impressionné en Cassandre, mais elle semble encore plus impliquée ici en direct, prenant tous les risques. Sa prestation est sidérante… on retiendra bien sûr la douceur de son entrée mais aussi cette exultation violente du final ou le moment où elle rejette Samson. Ce répertoire semble être vraiment fait pour elle actuellement. Elle semble s’y consumer d’un bout à l’autre. Espérons que ce n’est qu’une impression et que ces rôles très dramatiques ne seront pas préjudiciables à cette belle voix. En tout cas, sa Dalila est immense et a renversé le public du Théâtre des Champs-Élysées.
Malgré un chef qui gâche une bonne partie de la représentation, la soirée est totalement sauvée par la distribution et en particulier par Marie-Nicole Lemieux qui est la grande triomphatrice de cette soirée. Si Roberto Alagna est sans doute la cause d’une salle comble, ce sera sa Dalila qui restera dans les mémoires car elle ajoute une interprétation magistrale là où le ténor reste un peu trop en retrait dans son personnage. Les deux soirées ont été enregistrées par France-Musique et une diffusion aura lieu le 25 décembre. Il faut espérer que la direction était plus vivante le 12 mais dans tous les cas, cette captation est à écouter attentivement !
- Paris
- Théâtre des Champs-Élysées
- 15 juin 2018
- Camille Saint-Saëns (1835-1921), Samson et Dalila, opéra en trois actes
- Version de concert
- Samson, Roberto Alagna ; Dalila, Marie-Nicole Lemieux ; Le Grand-Prêtre, Laurent Naouri ; Abimélech, Alexander Tsymbalyuk ; Un vieillard hébreu, Renaud Delaigue ; un messager philistin, Loïc Félix ; Premier philistin, Jérémy Duffau ; Deuxième philistin, Yuri KIssin
- Chœur de Radio France
- Orchestre National de France
- Mikhail Tatarnikov, direction