Certains opéras ont un succès phénoménal et Il Barbiere di Siviglia est sans doute l’un d’eux. En quelques mois, Paris voit la reprise de la mise en scène de Damiano Michieletto à l’Opéra Bastille alors qu’en décembre, c’était le Théâtre des Champs-Élysées qui créait une nouvelle production de Laurent Pelly. Marseille reprend justement cette dernière en renouvelant la distribution à l’exception de Florian Sempey, en allant chercher des chanteurs jeunes et pleins d’avenirs… ou de vraies valeurs sûres dans ce répertoire. En effet, Carlos Chausson était distribué à l’origine dans le rôle de Bartolo mais n’a finalement pas pu chanter lors de cette production. Reste donc une distribution assez jeune qui mélange grands spécialistes et chanteurs moins habitués à Rossini. Avec des acteurs très investis et un choix graphique très beau et poétique, Laurent Pelly a réussi non seulement à animer et rendre l’humour de cet ouvrage, mais aussi à ménager de grands moments de poésie et de beauté.
Pendant longtemps, ce Barbier a été le seul opéra connu de Rossini… ou du moins celui qui semblait être le meilleur étant donné que le reste de sa production était monté de manière très rare et dans des conditions assez mauvaises. Et même cet opéra a dû subir les outrages du temps. Rosina aura été chantée par tous les types de voix depuis le contralto jusqu’au soprano léger, alors que les autres chanteurs oubliaient souvent ce que vocaliser veut dire. Depuis les années quatre-vingts, l’ensemble du répertoire de Rossini est remonté avec des moyens beaucoup plus aptes à rendre toute la finesse et l’inventivité du compositeur. Les grands drames sont revenus sur le devant de la scène comme Semiramide mais le versant comique a aussi été ré-évalué. On retrouve non seulement des tessitures plus cohérentes, mais aussi des techniques plus abouties et impressionnantes. Car dans tous les cas, le chant rossinien demande cette grammaire et cette vélocité qui lui donne des ailes. Pour cette production, la distribution pourrait paraître surprenante sur le papier. Dans le rôle de Rosine, une mezzo-soprano plus adepte du baroque que du bel canto… un ténor qui certes sait vocaliser mais est plus reconnu dans l’opéra français romantique… le reste par contre semble beaucoup plus logique avec un baryton qui fait se promener son Figaro sur toutes les scènes et un Basilio qui a déjà triomphé dans des rôles extrêmement exposés de Rossini. Une distribution bancale peut-être ?
Il n’en est rien pour plusieurs raisons et la première est sans doute la qualité de la mise en scène de Laurent Pelly et l’implication de chacun dans son rôle. Les décors représentent des partitions de musique vierges. Courbées pour former les différents lieux, elles sont évocatrices des différentes pièces tout en laissant l’imagination du spectateur libre. Toute en noir et blanc, elle se montre superbe et offre de belles images. Mais à cela s’ajoute la qualité de la direction d’acteurs. Pleine de vivacité et bien vue, elle se montre d’une grande pertinence avec des effets de chorégraphie et des personnages très bien imaginés. Mais c’est bien sûr Rosine qui est surtout marquante en donnant à voir une vraie adolescente sur scène. Est-ce dû à Laurent Pelly ou à Stéphanie d’Oustrac ? Difficile de le dire tant l’on connaît le talent de cette dernière. Mais dans tous les cas on se retrouve devant une vraie jeune fille, mutine et intelligente. Le Figaro est légèrement exagéré avec son pantalon baggy et ses tatouages. De même que dans ses déplacements, il tranche trop avec le reste des personnages. Bien sûr il est du peuple, mais comment pourrait-il avoir toutes ses entrées ? La vivacité des uns, la justesse de la composition et la liberté qui se dégage de cette mise en scène… tout cela nous permet sans nul doute d’aller au plus près de l’esprit de cette partition.
Musicalement, aussi la représentation est de haute volée. Déjà la direction de Roberto Rizzi Brignoli est énergique et vive, évitant la précipitation mais ménageant de beaux moments de poésie en cas de besoin tout comme une vraie virtuosité légère à d’autres. Jamais l’orchestre n’est opaque ou lourd, jamais le chef ne force le trait pour la farce ou la comédie. Cette production a aussi le mérite de nous proposer la partition dans son intégralité avec entre autre le dernier air d’Almaviva qu’il aurait été simple de couper sans aménager la production. Le chœur est uniquement masculin et s’acquitte très bien de son travail tout en habitant bien la scène. Les petits rôles sont bien tenus avec une mention spéciale pour le beau timbre et la voix franche de Mikhaël Piccone dans le rôle de Fiorello.
La relative déception de la soirée viendra de Pablo Ruiz dans le rôle du Docteur Bartolo. Non pas qu’il joue mal ou chante mal. Mais le rôle demande une technique ébouriffante pour assumer le fameux « a un dottor della mia sorte » : la partie rapide est en effet un peu brouillonne et même si la vitesse impressionne cela manque cruellement de brio et de fini. Le personnage est bien là mais manque de cette virtuosité nécessaire pour le rôle. Au contraire, Mirco Palazzi se montre toujours aussi impeccable dans ce répertoire. Lui qui avait marqué les esprits dans le rôle d’Assur ici même semble presque à l’étroit dans ce rôle somme-toute secondaire. Dès son entrée, on est frappé par la beauté du timbre et de la voix dans son ensemble. Ronde et sonore, elle se déploie du grave à l’aigu avec cette même qualité de chant. Mais à cela s’ajoute une technique bluffante. L’air de la calomnie est ciselé par des nuances et des petites variations qui font mouche, qui sonnent justes et bien vues. Cette basse a tout pour devenir un immense rossinien et l’on ne peut qu’espérer qu’il développe son répertoire dans ce sens. En attendant, son Assur a été enregistré chez Opera Rara et l’on attend avec impatience la parution de ce disque !
Le rôle du Comte Almaviva a été créé par le grand Manuel Garcia, oublié pour ses talents de chanteurs mais connu pour avoir été le père et le professeur de Maria Malibran et Pauline Viardot. Mais il n’avait rien à envier à ses filles et sa notoriété était immense à l’époque. Le rôle a donc été créé à sa mesure ou plutôt à sa démesure et l’on peut s’en rendre compte rapidement. Les deux airs du début de l’ouvrage bien sûr, mais aussi toutes les vocalises qui parsèment le rôle. Entre autre le fameux « Cessa di più resistere » où les aigus s’enchaînent et les vocalises s’envolent. Philippe Talbot a montré qu’il était un rossinien de belle prestance dans le Comte Ory en décembre dernier à l’Opéra-Comique mais le rôle d’Almaviva est différent de celui d’Ory. Déjà , la langue a changé, mais les difficultés sont aussi différentes. Entendons-nous bien, la prestation de Philippe Talbot est superbe d’un bout à l’autre. Mais l’on sent que certains passages le poussent dans ses derniers retranchements comme justement le dernier air. Tout est là , depuis les aigus jusqu’aux vocalises, mais la vaillance semble épuiser notre chanteur qui montre quelques légers signes de fatigue en toute fin de représentation. Mais à côté de cela, il faut souligner la beauté du chant, l’intelligence et la finesse de la composition… que ce soit le sérieux du comte, la soulerie du soldat ou encore le maître de musique, chacun a sa façon de chanter ou de se mouvoir. En particulier, quelle belle idée de chanter ce dernier travestissement en chuintant ! De part son énergie et son aisance scénique, il campe toutes ces facettes et semble particulièrement s’amuser sur scène.
Florian Sempey avait créé cette mise en scène à Paris et retrouve donc le personnage. Très à l’aise dans son rôle, il ne contient tout de même pas assez son énergie à certains moments. Vocalement comme scéniquement, son Figaro est bouillonnant et virevoltant mais manque un peu de sérieux. Ce n’est pas qu’un bouffon : Figaro est un homme intelligent, rusé et où la rusticité est avant tout un moyen de défense. Ici nous avons un homme sans gène, qui chamboule tout sur scène comme dans le chant. Car les petits débordements dans la mise en scène (des attitudes un peu outrées) sont traduits par une ligne de chant qui manque de tenue et qui est par moment bousculée pour faire un effet sans que ce ne soit nécessaire. L’énergie est là , bouillonnante et communicative. Le chant est beau avec un timbre qui se déploie généreusement… mais le style manque légèrement pour vraiment s’ancrer dans la musique de Rossini. Il est dommage que par ce petit manque de délicatesse, Florian Sempey montre un Figaro trop extraverti. Certes cette vision est en accord avec le vœux de Laurent Pelly, mais elle déforme un peu ce personnage.
Celle qui triomphe sur tous les tableaux est sans conteste Stéphanie d’Oustrac ! On la connaît surtout pour des personnages tragiques, qu’ils soient noirs comme Médée chez Charpentier ou Cybèle de l’Atys de Lully… ou tragiques comme l’Aiglon qui l’a vu triompher sur cette même scène. Elle ne semble pas beaucoup aborder de répertoire comique. Il y a bien sûr du Poulenc avec par exemple La Dame de Monte-Carlo… mais c’est pour contrebalancer une Voix Humaine bouleversante. Elle avait chanté déjà cette Rosine par exemple à Bordeaux… mais la revoir ici est un vrai plaisir et surtout une grande surprise tant la voix semble se déployer. Les premiers moments de l’air d’entrée surprennent car l’on entend rarement ce timbre si particulier dans Rossini. Mais rapidement, on est fasciné par sa capacité à créer le personnage. La voix se fait piquante, intelligente et vive, comme une vraie adolescente ingénue. Et sa composition scénique est tout aussi nuancée. Avec tous les moyens mis à sa disposition elle nous montre cette jeune fille et sait lui rendre justice. Les positions, la gestuelle, le ton et le phrasé, tout est étudié pour sonner juste. Stéphanie d’Oustrac se montre vraiment sous un tout autre jour que dans le tragique. Et vocalement elle est bluffante d’aisance. L’aigu se déploie alors qu’il est rarement sollicité dans le baroque, la technique particulièrement assurée avec des vocalises et des variations superbes… tout est là et s’intègre dans le spectacle. La mezzo-soprano offre son timbre très personnel, son charisme et toute son intelligence pour un rôle qui finalement lui convient parfaitement !
Avec de tels artistes et un metteur en scène souvent très à son aise dans ce répertoire léger, ce Barbier aurait tout de même pu manquer d’un petit quelque chose mais finalement tout était là pour une superbe soirée. La production évite la surcharge ou les effets grotesques pour développer un monde imaginaire et poétique. Et musicalement on retient une équipe de jeunes chanteurs totalement investis scéniquement comme vocalement dont se détachent Stéphanie d’Oustrac et Mirco Palazzi. Elle que l’on n’attendait pas dans ce répertoire et qui se montre parfaite… lui qui est par contre chez lui chez Rossini et le démontre encore une fois !
- Marseille
- Opéra de Marseille
- 11 février 2018
- Gioacchino Rossini (1792-1868), Il Barbiere di Siviglia, Opéra-bouffe en deux actes
- Mise en scène / Décors / Costumes, Laurent Pelly ; Lumières, Jean-Jacques Delmotte
- Rosina, Stéphanie d’Oustrac ; Berta, Annunziata Vestri ; Comte Almaviva, Philippe Talbot ; Figaro, Florian Sempey ; Bartolo, Pablo Ruiz ; Basilio, Mirco Palazzi ; Fiorello, Mikhaël Piccone ; Un Ufficiale, Michel Vaissière ; Ambroggio, Jean-Luc Epitalon
- Chœur de l’Opéra de Marseille
- Orchestre de l’Opéra de Marseille
- Roberto Rizzi Brignoli, direction