Semiramide fait partie de ces monuments de l’opéra qu’on peine à monter. Problème de chanteurs? En partie… le souci vient de sa longueur, mais aussi des fantômes qui planent sur les rôles titres. En effet, il faut lutter avec le souvenir de ceux qui ont fait la Rossini-Renaissance : Marylin Horne, Rockwell Blake, Chris Merritt, Cecilia Gasdia ou Samuel Ramey. Difficile pour des chanteurs actuels de se mesurer à un tel poids. Pourtant, régulièrement l’ouvrage est remonté. Ici, c’est uniquement en version de concert, ce qui aura sûrement effrayé une partie du public habituel car la salle est à moitié vide. Et pourtant, de nos jours les talents sont bien présents pour donner vie à ces partitions inhumaines, créées pour les personnalités les plus diverses de l’époque de Rossini. Avec une distribution jeune, Marseille prouve combien ces ouvrages peuvent briller de tous leurs feux quand on cherche une distribution de qualité!
Avec ses presque quatre heures de musique, l’ouvrage pourrait faire peur. Mais la qualité de la partition est telle qu’elle nous emporte dans un tourbillon de tension et de vaillance, alternant les douceurs de l’amour pudique aux disputes de pouvoir. Dans tous les cas, l’expression se fait aussi bien par la ligne mélodique que par les ornementations nécessaires dans ce répertoire. C’est là une des composantes majeurs du répertoire rossinien et on dispose depuis maintenant une trentaine d’année de beaucoup de recul sur la façon de les intégrer dans les écrits de Rossini. Ainsi, il est rare actuellement d’entendre ces Å“uvres jouées de manière plates ou déformées par une mauvaise adéquation stylistique. Bien sûr, nous sommes loin du Barbier ici : aucun comique, juste une histoire sombre et tendue où trois personnages s’affrontent et s’allient, alors qu’une vague histoire amoureuse sert de détente. Semiramide, Arsace et Assur sont sans conteste les trois personnages principaux de l’ouvrage et demandent donc un soin particulier dans le chant et l’interprétation. Idreno reste plus en retrait puisqu’uniquement amoureux : les implications sont moins grandes. Mais avec le trio de tête, il faut à la fois trouver des interprètes et des musiciens accomplis capable de donner vie à la virtuosité pour lui insuffler une force dramatique.
Giuliano Carella dirigeait la dernière représentation de Semiramide à l’Opéra de Marseille en 1997, et il semble non seulement bien connaître le style rossinien mais aussi savoir comment mettre en confiance ses chanteurs. Dans les rôles principaux il avait tout de même deux prises de rôles d’importance. N’était un volume sonore un peu trop marqué qui couvrent des chanteurs pourtant très vaillants, sa direction est vivante et colorée, toujours à l’écoute des chanteurs pour les respirations et les départs. L’orchestre de Marseille semble en grande forme et mis à part un petit cafouillage des cors, peu de choses à noter. Côté chÅ“ur, la puissance est assez redoutable à certains moments et on aurait souhaité plus de fondu et peut-être un peu moins de décibels. Mais le résultat est tout de même très bon en dehors des passages les plus martiaux.
Les trois petits rôles de l’ouvrage sont très bien distribués. L’épisodique Azema est chantée par Jennifer Michel (non créditée sur le programme ou le site Internet!) qui propose un chant solide pour ce personnage sans consistance. Plus remarqué avec pourtant un rôle encore moins important, Samy Camps peut nous faire espérer de belles choses pour la suite car son Mitrane est parfaitement conduit et sonore. Enfin, Patrick Bolleire semble parfaitement à l’aise dans ces rôles qui demandent une grande noblesse. Son Oroe et son fantôme de Nino disposent ainsi d’une puissance appréciable et d’un timbre noble et profond. Si le chanteur n’a peut-être pas la facilité à vocaliser nécessaire pour Rossini, ses personnages ne le requièrent pas et sont ainsi marqués par une sobriété et une hauteur de vue remarquables.
Le rôle d’Idreno est particulièrement ardu car il doit en quelques ensembles et deux airs redoutables se montrer à la hauteur de la partition. Difficile de construire véritablement un personnage, mais le chant se doit d’être impeccable d’un bout à l’autre des deux interventions solistes. David Alegret possède sans conteste la grammaire rossinienne et une certaine aisance dans le suraigu (même si quelques-uns étaient très tendus). Ses variations sont de mêmes agréables et bienvenues. Mais tout cela manque un peu de rondeur dans le timbre. Car si le chant est propre, le timbre reste très sec et nasale, manquant cruellement d’un peu de rondeur et d’assise grave. Idreno est tout de même un roi! Et ici, nous avons plus entendu un jeune homme passionné mais sans véritable carrure. Le chant manque d’impact et les passages demandant le plus de puissance deviennent peu agréables à l’oreille. Il faut bien avouer après qu’il pâlit devant la magistrale performance de John Osborn l’année dernière au Théâtre des Champs Élysées : en un air (celui du premier acte avait été coupée de manière totalement absurde par Pido) il avait fait trembler les murs et chavirer le public avec un chant virile et d’une virtuosité ébouriffante, le tout avec une voix plus large et percutante. Une belle prestation donc de David Alegret mais qui manque d’élévation pour vraiment se hisser aux demandes de la partition.
Mirco Palazzi se montre par contre totalement magistral dans le rôle d’Assur! Et pourtant le rôle est parmi les plus ardus de l’Å“uvre de Rossini et possède un fantôme écrasant pour toute personne reprenant le personnage : Samuel Ramey. C’est en effet dans ce rôle que la basse américaine va se révéler au grand public. Espérons le même succès à Mirco Palazzi. Cette jeune basse italienne possède comme son ainé une virtuosité superbe et une rondeur du timbre qui donne parfois l’illusion justement d’entendre Ramey. Mais malgré une prise de rôle, le chanteur se démarque de son modèle par des nuances et des allègements généreux et bienvenus. Et la voix en elle-même possède des arguments autres que celle de Ramey. Le grave est plus sonore et surtout les allègements sont plus marqués. Cet Assur se montre royal dans sa présence vocale : l’arrogance du timbre et du chant sont parfaitement adaptés au conspirateur. Vivant totalement son rôle, le chanteur va non seulement briller dans les ensembles et duos, mais va aussi faucher le public dans sa grande scène de folie du deuxième acte. Durant une quinzaine de minutes, il ne relâche jamais l’attention, captivant le public par un luxe de nuances et de détails. Pilier du Festival de Pesaro depuis quelques années, espérons retrouver rapidement cette basse dans les plus grandes salles!
Autre révélation, Arsace est chanté par Varduhi Abrahamyan. Elle se hisse au même niveau de perfection que son rival Assur : le timbre est parfaitement à l’aise dans ce rôle de contralto rossinien et la technique est totalement libérée et assurée. Son Arsace se trouve ainsi doté non seulement d’une voix magnifique de rondeur et d’impact, mais aussi d’une vélocité sidérante. Si à l’origine Daniela Barcelona était prévue dans le rôle (chanteuse impressionnante dans ce répertoire), on en vient à se demander si la jeune Abrahamyan ne se hisse pas un cran au-dessus par la facilité qui semble être la sienne à se lancer dans des variations ébouriffantes sans que jamais ne se sente l’effort ou une réelle prise de risque. Balayant largement toute la tessiture du rôle, on est impressionné par les graves sonores et non poitrinés ainsi que par les aigus faciles. Nous avons ici un véritable contralto rossinien dans la tessiture, la technique et le style. Son Arsace prend vie par un chant vaillant et mâle qui sait se faire tendre dans le premier duo avec sa mère. Après l’avoir entendue dans de petits rôles à Paris, il est sidérant de voir Varduhi Abrahamyan à un tel niveau d’accomplissement : ce rôle lui permet semble-t-il de donner toute la démesure de son talent!
Dans le rôle-titre, Jessica Pratt partage avec ces deux chanteurs la technique et l’aisance… mais il lui manque l’implication et une certaine liberté. C’est une prise de rôle certes très lourde pour elle, mais là où Palazzi semble avoir déjà trouvé ses marques, la soprano reste trop concentrée sur sa partition et les gestes du chef pour véritablement s’exprimer. Ainsi son air « Bel raggio » est enlevé avec brio et magnifiquement orné, mais le reste de la partition montre une petite retenue tant dans le volume que dans les ornementations. Ces dernières ne sont pas en manque bien sûr, mais les suraigus sont rares et le personnage n’arrive pas à prendre consistance : le grave reste peu puissant et surtout on sent la chanteuse toujours concentrée à bien faire plutôt que vraiment proposer un personnage. Le chant est impressionnant de virtuosité mais il lui manque ce recul qu’ont Abrahamyan et Palazzi. Sans nul doute les représentations suivantes vont aider la chanteuse à prendre ses marques et alors les spectateurs bénéficieront d’une Semiramide de premier ordre. Mais pour cette première, elle pâlit sous les ombres des autres chanteurs principaux.
Partition immense avec des rôles écrasants, cette Semiramide n’en est pas moins magnifiquement montée à Marseille. La découverte de chanteurs de ce calibre est toujours un vrai bonheur, mais quand ils servent en plus une telle Å“uvre, le concert en devient génial. Et les presque quatre heures que durera cette version de concert vont passer sans aucun moment de faiblesse puisque chacun se donne beaucoup et sait donner vie à la musique de Rossini.
- Marseille
- Opéra de Marseille
- 18 juillet 2015
- Gioacchino Rossini (1792-1838), Semiramide, opéra en deux actes
- Version de concert
- Semiramide, Jessica Pratt ; Arsace, Varduhi Abrahamyan ; Assur, Mirco Palazzi ; Idreno, David Alegret ; Oroe/Le Fantôme de Nino, Patrick Bolleire ; Mitrane, Samy Camps ; Azema, Jennifer Michel
- ChÅ“ur et Orchestre de l’Opéra Municipal de Marseille
- Giuliano Carella, direction