Composé à quatre mains en 1937, L’Aiglon d’Arthur Honegger et Jacques Ibert se base sur la pièce d’Edmond Rostand pour nous entrainer vers le destin tragique de ce fil écrasé par son père même après sa mort. La collaboration entre les deux compositeurs a été magistrale car la continuité est parfaite lors des changements d’actes. Si Ibert se concentre sur les actes extrêmes, Honegger nous propose les actes deux à quatre. On entre dans le quotidien de ce duc de Reichstadt qui se voit poussé vers un destin qu’il souhaite et redoute, destin qui l’écrase. En donnant le rôle à une voix féminine, les compositeurs ont renforcé la jeunesse du rôle, lui prêtant une voix adolescente et particulièrement tragique dans ses doutes. La production ici reprise est restée dans les esprits suite à la participation de la fulgurante Alexia Cousin, et pour beaucoup Stéphanie d’Oustrac relevait un gant peut-être trop lourd. Le résultat est stupéfiant de force et prouve combien la mezzo-soprano sait s’immerger dans un rôle aussi fort.
Pour recréer les ambiances viennoises, les compositeurs n’hésitent pas à user de rythmes de valse durant certains actes mais n’oublient pas de citer quelques chansons populaires françaises ou marches militaires pour montrer toutes ces influences qui tournent autour de l’Aiglon. Les metteurs en scène vont directement vers l’époque sans chercher à sur-interpréter. Les costumes sont magnifiques, les décors sobres et très beaux… et on retrouve beaucoup d’imagination dans bien des moments pour apporter crédibilité aux situations ainsi qu’un cadre parfait pour que les personnages prennent vie. Bien sûr on retiendra la grandiose vision de Wagram où les effets de lumières isolent l’Aiglon et le rendent encore plus marquant. Mais comment résister à la finesse d’émotion qui se dégage du dernier acte, ou les effets de lumière et d’ombres magnifiquement suggestifs dans l’affrontement entre l’Aiglon et Metternich… N’oublions pas non plus la direction d’acteurs fine et bienvenue, permettant à chacun de vivre son rôle : on connait le talent d’actrice de Stéphanie d’Oustrac, mais le travail réalisé se coule admirablement dans le personnage et l’époque.
Le personnage qui retient toute l’attention est sans hésitation le rôle-titre. L’ouvrage lui donne tous les sentiments à explorer avec une palette fascinante de nuances tant dans l’horreur que l’amour, allant jusqu’à trouver une clairvoyance lors du final. Il faut bien sûr une artiste capable de se transcender dans ce rôle, lui donner de la consistance et d’évoquer cette ombre historique qui nous est ici mise en lumière. Stéphanie d’Oustrac a déjà marqué les esprits dans des rôles comme Cybèle et Armide chez Lully, mais aussi dans une Carmen magnifique… mais aussi dans la mélodie du début du vingtième siècle (Poulenc notamment). Mais malgré ce grand talent de diseuse et de tragédienne, il restait tout de même un grand saut pour passer vers ce personnage, d’autant plus que le rôle est souvent distribué à un soprano. D’Oustrac n’est pas un mezzo dramatique bien sûr, mais le haut de la tessiture pourrait être difficile. Il est vrai que deux notes sur toute la représentation sont particulièrement tendues mais il était difficile d’imaginer que la chanteuse les possédait : or elle s’y lance sans sécurité, totalement habitée par le chant et le drame. À l’aise dans tous les sentiments, elle propose une diction comme toujours superbe (malgré quelques erreurs de texte) et un sens de la déclamation magique. Si en chantant Atys elle avait les larmes aux yeux suite à l’émotion de son personnage, ici on s’étonne qu’elle puisse se relever à la fin de l’ouvrage tant l’émotion est palpable et l’énergie déployée sidérante. Son Aiglon est de plus totalement crédible physiquement comme vocalement. Le choix de cette voix légèrement sombre donne une illusion parfaite d’un jeune homme tout juste sorti de l’adolescence. Scéniquement, elle qui sait jouer les femmes fatales avec une classe folle campe un jeune homme criant de vérité avec des poses et une gestuelle pleine de naturel. Elle nous emporte dans un tourbillon de doute, de tourment et de drame. Une immense composition chez cette artiste qui nous avait pourtant montré de grandes choses!
Face à une telle prestation, difficile d’exister… et pourtant deux chanteurs réussissent à donner vie à leurs rôles : Franco Pomponi et Marc Barrard. Ce dernier propose un Flambeau plein de gouaille et de noblesse, agréable contrepoint par sa bonhomie avec l’âme torturée du jeune duc. Le baryton français sait jouer des remarques humoristiques et s’amuse sur scène à créer un personnage noble mais sans prétention. Franco Pomponi donne vie à Metternich : machiavélique homme de pouvoir, il se montre terrifiant tout au long de l’ouvrage par sa stature (monté sur des chaussures à semelles compensées) mais aussi par le chant légèrement frustre mais tranchant et cassant. L’évocation des ombres des Habsbourg face à l’Aiglon est une gifle à la face du jeune homme. Les deux barytons composent ainsi des personnages totalement opposés tant par le style que par le chant, mais savent tous deux donner vie à des rôles nécessaires à l’évolution du rôle-titre.
On saluera aussi l’ensemble des rôles secondaires qui sont tous très bien distribués… et bien sûr la prestation de l’orchestre et du chef Ossonce. La partition demande une grande flexibilité de l’orchestre pour insuffler panache aux marches militaires tout en devant devenir sombre et venteux à d’autres endroits. La partition est superbement rendue d’un bout à l’autre et porte très bien les chanteurs. On soulignera aussi le travail de diction de toute la distribution.
Cette représentation marquait une découverte personnelle de l’œuvre et j’ai été frappé par la force émotionnelle qui se dégage durant tout le final qui tire les larmes de bien des spectateurs. À noter que DECCA va bientôt sortir une nouvelle intégrale avec Anne-Catherine Gillet dans le rôle-titre, Étienne Dupuis en Metternich et Marc Barrard qui reprend son rôle (le reste de la distribution est choisi parmi les meilleurs chanteurs francophones). La distribution est brillante et on espère qu’elle se montrera à la hauteur de cette découverte… Toujours est-il que cette reprise de l’Aiglon marquera sûrement les esprits pendant de longues années, tout comme les représentations de 2004.
- Marseille
- Opéra de Marseille
- 21 février 2016
- Arthur Honegger (1892-1955) – Jacques Ibert (1890-1963), L’Aiglon, Drame musical en 5 actes
- Mise en scène, Renée Auphan (d’après Patrice Caurier et Moshe Leiser) ; Décors, Christian Fanouillat ; Costumes, Agostino Cavalca ; Lumières, Olivier Modol (d’après Christophe Forey)
- L’Aiglon, Stéphanie d’Oustrac ; Thérèse de Lorget, Ludivine Gombert ; Marie Louise, Bénédicte Roussenq ; La Comtesse Camerata, Sandrine Eyglier ; Fanny Elssler, Laurence Janot ; Isabelle / le Manteau vénitien, Caroline Géa ; Flambeau, Marc Barrard ; Le Prince Metternich, Franco Pomponi ; Le Maréchal Marmont, Antoine Garcin ; Frédéric de Gentz, Yves Coudray ; Le Chevalier de Prokesch-Osten, Yann Toussaint ; Arlequin, Anas Seguin ; Polichinelle / un Matassin, Camille Tresmontant ; un Gilles, Frédéric Lerou
- ChÅ“ur et Orchestre de l’Opéra de Marseille
- Jean-Yves Ossonce, direction
Je réécoute cette seconde bande marseillaise, quelle bénédiction tout de même, les plus grandes, et en tout cas les plus adéquates, se sont succédées dans la partition, avec des profils totalement différents, l’héroïsme de Cousin, les ambiguïtés de d’Oustrac, la clarté radieuse de Gillet, la franchise de Séchaye !
Si ça pouvait s’imposer au répertoire comme Hamlet, ce serait chouette, un des plus beaux opéras du répertoire – et vu sa concision (et son poème !) un des plus accessibles aussi.
Oui, c’est assez impressionnant les différences de profils qui fonctionnent si bien pourtant… Il faut dire aussi que ce ne sont pas des chanteuses transparentes, chacune avec son grand caractère et son charisme.
Mais oui, il faudrait que cette oeuvre s’impose plus… après difficile vu la structure de l’œuvre qui reste un peu sobre par rapport à Hamlet, très théâtrale mais qui ne correspond pas trop aux goûts traditionnels du public…