S’il est reconnu comme le compositeur de La Juive, l’un des grands-opéras les plus joués encore de nos jours, Jacques Fromental Halévy semble par contre ne pas avoir la notoriété suffisante pour que des salles osent monter des productions scéniques de ses autres ouvrages. En effet, en dehors de son grand succès l’on a eu droit à Charles VI en 2005, Clari en 2010 ou encore La Magicienne en 2011 (seulement en version de concert)… et rien d’autre récemment alors que son catalogue d’opéra est assez fourni. On peut heureusement compter sur la Fondation Bru-Zane pour remettre en avant une partition rare. La Reine de Chypre a été un immense succès lors de sa création en 1841, cinq ans après le triomphe de La Juive. Comme à son habitude, ce concert sera suivi d’un disque pour immortaliser cette re-création avec une distribution très prometteuse !
En 1841, Halévy est un compositeur reconnu qui a décidé de se consacrer totalement à la composition, laissant de côté ses activités administratives et pratiques. Mais il n’en est pas moins contraint de jouer le jeu de l’opéra de Paris et pour s’attirer les bonnes grâces du directeur, il donnera le rôle principal de Catarina à Rosine Stoltz (alors maîtresse du directeur). C’est donc une voix de mezzo-soprano pour cette reine contrairement aux habitudes. En effet, la tradition dans l’opéra français de l’époque est plutôt à donner le rôle de reine à un soprano léger alors qu’un autre rôle plus dramatique est offert à une voix plus sombre. Les critiques reprochèrent en effet un peu au compositeur de ne pas avoir proposé un deuxième rôle féminin face à tous ces hommes. Mais en dehors de cette légère critique, l’ensemble des articles sont forts élogieux tant sur le livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges que sur la musique composée par Halévy. On retiendra par exemple les critiques de Richard Wagner qui saluent non seulement le livret mais aussi l’orchestration. Seule Georges Sand jugera l’ouvrage ennuyeux mais on peut aussi supposer un peu de parti pris : l’écrivain était une grande amie de Pauline Viardot et jugeait très mal les prestations de la rivale, considérant cette dernière comme peu douée et ne suscitant aucune œuvre intéressantes !
L’histoire se base sur le prétendu pouvoir despotique de Venise au XVème siècle. La jeune Catarina doit se marier avec le chevalier français Gérard de Coucy. Alors qu’Andrea Cornaro (oncle de la jeune fille) s’apprête à célébrer les noces, Mocenigo arrive pour annoncer que le Conseil des Dix souhaite que Catarina épouse le roi de Chypre Jacques de Lusignan. Andrea cède et annonce la rupture des fiançailles au grand désespoir des jeunes gens. Le soir, Catarina attend son amant chez elle, mais c’est encore Mocenigo qui arrive pour l’obliger à quitter son amour : si elle ne le repousse pas, il mourra. Résignée mais horrifiée, la jeune femme annonce à Gérard qu’elle ne l’aime plus. Quelques temps après à Chypre, Gérard est à la recherche de son rival pour le tuer, mais c’est lui qui est menacé par Mocenigo qui ne veut surtout pas que le mariage échoue. Heureusement, Gérard est sauvé par un jeune chevalier français. Ils se jurent amitié sans savoir qu’ils sont rivaux : en effet, cet homme n’est autre que le roi Jacques de Lusignan. Ce n’est que lors de la cérémonie de mariage face à la foule de Chypre, alors que Gérard s’apprête à poignarder qu’il reconnait le roi et s’arrête au dernier moment. Il sera emprisonné par Jacques malgré le sang que demande le peuple. Deux ans plus tard, le roi est mourant malgré sa jeunesse. Il souhaite que Catarina soit la régente de leur très jeune fils pour qu’il puisse régner plus tard. Un chevalier de Malte arrive, reçu par la reine. Les deux anciens fiancés se retrouvent et s’expliquent : malgré leur amour respectifs Catarina reste ferme. Elle est reine avant tout. Mais intervient Mocenigo qui demande à la reine de se soumettre à Venise : si elle refuse, il accusera la reine d’avoir empoisonné le roi avec son amant afin de lui voler son trône. Catarina refuse de céder à l’empoisonneur du roi et au comble de la menace, Jacques intervient pour assurer son soutien total à sa femme. Il expire alors que la reine exhorte la foule à luter contre l’invasion vénitienne et à venger un roi assassiné pour des raisons politiques. Chypre triomphe et Catarina est reconnue comme reine de l’île.
Hervé Niquet est un fidèle des productions de la Fondation Bru-Zane et a participé à l’enregistrement de plusieurs ouvrages très rares avec un beau succès. Il trouve pour la partition d’Halévy l’énergie et la vigueur nécessaire pour rendre vivant ces grands tableaux dramatiques. En effet une direction molle aurait pu plomber la soirée en alourdissant les grandes scènes de foules pourtant très bien composées : nous avons toujours un détail dans l’orchestration ou le rythme une inventivité qui évite le côté trop martial même au plus fort des exhortations guerrières ! A côté de ces grandes scènes, Halévy a aussi trouvé des couleurs et des textures très originales pour signifier les différentes ambiances : que ce soit la joie amoureuse ou les sinistres complots vénitiens. L’inspiration avait pourtant commencé assez légèrement avec un duo entre Catarina et Gérard un peu long. Mais alors que la tension revient on trouve une belle grandeur et un beau sens du drame. Même le troisième acte plus léger est beau avec des inspirations qui donneront sûrement des idées à d’autres compositeurs par la suite ! La partition n’a pas les dimensions immenses de La Juive mais elle est du coup plus compact et resserrée avec un impact aussi fort.
Comme dit plus haut, le travail d’Hervé Niquet est comme toujours très bon dans ce répertoire. En effet il sait insuffler beaucoup drame et de nuances à la partition. L’Orchestre de Chambre de Paris semblait un peu sous-dimensionné sur le papier, mais il semble avoir été enrichi de nombreux musiciens pour jouer la partition. Le rendu manque peut-être un peu de brillant par moments mais l’orchestre répond avec énergie et implication aux directives du chef. Le chœur de la Radio Flamande lui est comme toujours assez parfait même si légèrement trop peu nombreux pour être aussi imposant qu’on pourrait l’espérer. Les différentes interventions montrent un français parfait et une mise en place admirable.
Comme à son habitude, le Palazzetto Bru-Zane a réuni une très belle distribution avec des artistes rompus au style français mais aussi à la prononciation ! Les deux petits rôles du héraut et de Strozzi sont très bien chantés par respectivement Tomislav Lavoie et Artavazd Sargsyan. Chacun possède une voix saine et claire. Grande découverte de la basse Christophoros Stamboglis dans le rôle d’Andrea. La voix tonne sur toute la tessiture avec une autorité manifeste et une grande noblesse. Et quel beau timbre ! Seul non francophone de la soirée, il impressionne aussi par la justesse de son français d’un bout à l’autre !
Eric Huchet est souvent réduit à des rôles de caractère plutôt comiques. Là il doit endosser les habits du manipulateur venimeux Mocenigo et il le fait avec beaucoup de talent ! La voix a tout ce qu’il faut d’insinuant et de mauvais. Le chanteur est de plus toujours aussi intelligent dans ses interprétations : il sait doser et varier les nuances pour rendre plus vraisemblable ce conspirateur. Chacune de ses interventions fait trembler tant la ligne de chant que lui réserve Halévy est adaptée à ses manigances. Le rôle n’est pas très payant car son seul air est au final un air de boisson assez détaché du reste du personnage, mais il reste très important car il est le seul à manifester la violence et la noirceur dans cet opéra. Le contrepoint parfait est Jacques de Lusignan tant il montre noblesse et grandeur des sentiments. Etienne Dupuis a déjà montré à quel point ce répertoire lui est naturel. La voix est large et bien timbrée, la diction et le style parfaits… le rôle est peu étendu sur l’opéra mais chacune de ses interventions est superbe et pleine de cette grandeur qu’on peut attendre dans le Grand Opéra français. Son personnage reste un peu monolithique de par l’écriture du rôle mais il trouve de superbes accents dans le dernier acte où il est déchirant dans sa faiblesse avant de retrouver la grandeur pour imposer sa femme.
Le rôle de Gérard est assez beau car plutôt varié. Malheureusement il sera assez difficile d’en dire plus étant donné les circonstances de la représentation : Marc Laho était prévu pour chanter le rôle. Obligé d’annuler sa participation, c’est finalement Cyrille Dubois qui travail lors des répétitions et de l’enregistrement de l’ouvrage… mais il ne peut assurer la représentation au dernier moment. Aussi, c’est à Sébastien Droy que l’organisation fait appel. Il reçoit donc la partition le matin seulement du concert et participe au filage durant toute la journée. Le rôle est déjà sur le principe trop tendu et demande une voix trop large pour le ténor plus habitué aux rôles très légers. Mais la fatigue des répétitions fait qu’au moment du concert, le chanteur n’a plus la possibilité de chanter. Durant tout l’ouvrage, il va plus marquer les notes que vraiment les chanter, ne murmurant parfois que le texte. Du coup, difficile de se faire une véritable idée du rôle. Mais il faut tout de même le remercier grandement car sans lui, c’était tout le concert qui était annulé ! Et à ce titre, le petit discours d’Hervé Niquet était très bienvenu car nombreux étaient les mécontents dans la salle : ils auraient préféré que le concert soit annulé !! Non, il faut remercier ce jeune ténor pour sa participation !
Enfin reine de la soirée, Véronique Gens se montre royale d’un bout à l’autre. Un peu sur la réserve au début, elle prend de l’assurance petit à petit. Il faut dire que chanter un duo d’amour avec un ténor dans l’incapacité de lui donner la réplique n’est pas très facile… mais elle semble s’ancrer au fur et à mesure dans le rôle. La créatrice du rôle possédait a priori une voix assez longue bien assise dans le grave. La voix assez médiane de Véronique Gens lui permet d’assumer la grande tessiture sans trop appuyer ses graves et en sachant monter vers l’aigu avec panache et aisance ! Car la voix assez courte de second soprano est vraiment derrière elle. Depuis quelques années Véronique Gens se montre très à l’aise dans cette tessiture de falcon. Peut-être lui manque-t-il un peu de puissance pour pouvoir chanter tous ces rôles dans une série mise en scène, mais quel panache dans ses interprétations. Et Catarina la trouve parfaite avec cette noblesse innée, cette passion qui se dégage du chant dès les premières minutes. Enfin, on retiendra longtemps cette harangue guerrière sublime à la dernière heure avant le combat ! Encore et toujours, on reste ébloui devant la beauté du chant, de la diction et de l’incarnation. Le rôle est moins tendu que Proserpine mais semble du coup plus naturel pour cette grande dame du chant français. Altière et nuancée, le personnage a été composé pour mettre en avant les qualités de tragédienne de Rosine Stoltz avec de grands passages de déclamation dramatique où elle semblait être sans rivale. Et là encore, Véronique Gens se trouve dans un domaine qu’elle maîtrise à la perfection suite à sa grande fréquentation de la tragédie lyrique.
Malgré un ténor absent qui ne fait que présenter le rôle, le concert a permis de dévoiler au grand public une partition superbe et bien construite d’Halévy. Cette Reine de Chypre possède un livret et une musique capables de rivaliser avec les partitions les plus connues de l’époque et l’on espère pouvoir admirer cet opéra sur scène avec une grande mise en scène dans les années qui viennent ! En attendant, un disque devrait sortir avec a priori Cyrille Dubois dans le rôle de Gérard ainsi que toute l’excellente distribution ici réunie. Cela permettra sûrement encore mieux de pouvoir juger de la pièce.
- Paris
- Théâtre des Champs Elysées
- 7 juin 2017
- Jacques Fromental Halévy (1799-1862), La Reine de Chypre, Opéra en cinq actes
- Version de concert
- Catarina Cornaro, Véronique Gens ; Gérard de Coucy, Sébastien Droy ; Jacques de Lusignan, Etienne Dupuis ; Andrea Cornaro, Christophoros Stamboglis ; Mocenigo, Eric Huchet ; Strozzi, Artavazd Sargsyan ; un héraut d’armes, Tomislav Lavoie
- Chœur de la Radio flamande
- Orchestre de chambre de Paris
- Hervé Niquet, direction