Après la redécouverte de la musique baroque française depuis une trentaine d’année, il semble que le romantisme français commence lui aussi à voir se pencher sur lui de bonnes fées. Et actuellement, c’est le Palazzetto Bru Zane qui semble insuffler le plus d’énergie dans ce répertoire par des concerts, enregistrements et publications de partitions. Le récital qui nous occupe bénéficia de l’aide de cette fondation, permettant à un large public de découvrir des extraits d’Å“uvres trop rares et deux interprètes splendides dans ce répertoire si difficile.
Dans la deuxième moitié du XIXème siècle, Paris est la capitale musicale de l’Europe, attirant les plus grands chanteurs et compositeurs. Les scènes de la capitale proposent nombre de créations et on verra même naitre des styles bien spécifiques : le Grand Opéra et l’Opéra-Comique. C’est principalement le premier qui est mis à l’honneur dans ce récital où se croisent trois générations de compositeurs : Halévy aura été le professeur de Saint-Saëns et Gounod eux-mêmes donneront des leçons à Paladilhe, alors que Massenet aura pour élève Thomas. Par cette filiation se transmet ce qui fait une partie de la spécificité du Grand Opéra et du style français : l’art de créer des situations dramatiques puissantes et propres à marquer le spectateur tout en soignant la déclamation et la mélodie. Mais pour donner vie à ces personnages immenses à la vocalité souvent très tendue, les différentes scènes parisiennes pouvaient faire appel aux plus grands noms de l’époque et les compositeurs en profitèrent pour tailler des partitions à la dimension de ces géants dont le talent scénique n’avait rien à envier à leur art du chant. Il en découle malheureusement pour nous que ces Å“uvres sont assez difficiles à monter et souvent très fatigantes pour les chanteurs.
Redonner vie à ces personnages… voilà le défit que relèvent d’assez discrets chanteurs au talent certain et dont les enregistrements sont toujours passionnants : Hjördis Thébault et Pierre-Yves Pruvot participent activement à la redécouverte d’œuvres françaises rares, qu’elles soient baroques ou classique. Il est donc logique vu leur parcours qu’ils abordent le répertoire romantique (au moins en récital) où l’héritage de la déclamation française se fait entendre encore. Voix typique du baryton français, avec un grave imposant et un bel éclat dans l’aigu, Pierre-Yves Pruvot ne fait qu’une bouchée des différents rôles présentés ici. Aussi à l’aise dans la noblesse de Sévère (Polyeucte de Gounod) que dans le maléfique Grand Prêtre du Mage de Massenet, il sait donner vie à chaque personnage avec une noblesse de ton toujours juste et une diction parfaite. Face à lui, Hjördis Thébault a un défit plus grand à relever : tous ses rôles demandent une grande étendue vocale avec un grave sonore et puissant, mais aussi des aigus tranchants. Même si les rôles abordés se partagent entre soprano et mezzo-soprano, nous sommes au final assez proche du fameux Falcon (voix de soprano dramatique français avec une très large tessiture et un fort impact dramatique). Avec panache, la soprano triomphe de toutes les embuches, amante pure ou princesse outragée, reine blessée ou femme passionnée… toutes trouvent en Hjördis Thébault une interprète de premier choix avec une technique impressionnante, une diction superbe et un instinct dramatique qui transparait immédiatement. Pour les accompagner, Didier Talpain dirige de manière experte un très bel orchestre : malgré la tentation, jamais le chef ne fera étalage de décibels. La puissance est bien sûre présente lorsqu’elle se fait nécessaire, mais sans la lourdeur qui entache trop souvent cette musique.
C’est l’Å“uvre de l’un des fondateurs du Grand Opéra qui ouvre le récital : Charles VI de Fromental Halévy. Le duo montre le roi et sa maîtresse Odette lors d’une partie de carte qui laisse rapidement transparaître la folie du roi alors que s’impose à lui le souvenir d’Azincourt. Femme forte au caractère bien trempé, Odette mène le duo face à un roi exalté mais perdu dans ses rêves. Après un récitatif qui pose la situation, le jeu s’installe sur un rythme guerrier obsédant où les deux voix se répondent avec hardiesse avant un triomphe complet. Les deux chanteurs entrent immédiatement dans leurs rôles, Thébault assumant aigu comme grave avec aplomb et caractère alors que Pruvot campe un roi névrosé mais loin de toute décadence.
Autre roi, Henry VIII de Saint-Saëns est ici en duo avec la reine Catherine d’Aragon : en lui annonçant l’arrivée d’une nouvelle dame d’honneur (Anne de Boleyn), le roi en profite pour instiller le doute dans l’esprit de sa femme sur la validité de leur mariage, Catherine étant l’ancienne épouse du frère du roi. L’évolution de ce duo est sidérante : commencé sur le ton le plus courtois qu’on puisse trouver dans une cours royale, il s’obscurcit doucement avec les insinuations du roi et les doutes de la reine. Pour cet Henry VIII, Pierre-Yves Pruvot se drape de toute sa hauteur pour petit à petit écraser de sa présence la reine. Mais il trouve en Hjördis Thébault une Catherine qui possède toute la noblesse qu’on peut espérer dans ce magnifique rôle. Ces deux grands personnages prennent doucement de la hauteur et de l’épaisseur dans un crescendo dramatique parfaitement rendu tant par les deux chanteurs que par l’orchestre.
Tranchant avec ces personnages historiques, Ève de Massenet fait parti de ces nombreux oratorios qui virent le jour à cette époque à Paris. La scène ici enregistrée présente la rencontre entre Adam et Ève. Après une magnifique introduction où pointe le saxophone soprano, le duo s’installe dans une douce félicité, les deux voix auparavant si fières et nobles se font ici calmes et amoureuses, la mélodie de Massenet retrouvant ses courbes fascinantes. Le contraste avec la noirceur et la tension des deux précédents duos est impressionnante et bienvenue.
On revient au Grand Opéra avec Polyeucte de Gounod. Avant dernière Å“uvre du compositeur, elle se base sur la tragédie de Corneille et on assiste ici au duo de deux anciens amants : Pauline supplie Sévère (général romain et amoureux de la jeune femme) afin qu’il oublie leur amour passé et protège son mari, Polyeucte. A cent lieux de Faust, ce duo montre un autre Gounod plus grandiose mais tout aussi sincère dans la peinture des sentiments. En Pauline, Hjördis Thébault s’impose par sa noblesse d’accent, une retenue qui ne volera en éclat que pour obtenir la protection de son époux. La partie la plus lyrique où elle efface avec douceur les souvenirs amoureux qui la liait à Sévère fait place à une passion et une conviction qui va rendre toute sa noblesse à Sévère. Pierre-Yves Pruvot justement sait trouver le ton juste ici encore, la noblesse de son instrument rendant à merveille le caractère élevé de ce personnage qui tentera tout pour sauver son rival. A noter que la ligne de chant choisie par Hjördis Thébault dans ce duo n’est pas la même que celle qui est présente dans l’intégrale de l’œuvre parue chez Dynamic : malgré une belle aisance dans l’aigu, la soprano préfère les possibilités graves de la partition.
Patrie ! est parmi les derniers représentants du Grand Opéra. Paladilhe est un inconnu alors que son Å“uvre restera de nombreuses années au répertoire de l’Opéra de Paris. Nous assistons à la jalousie de Rysoor (insurgé des Flandres) pressant sa maîtresse Dolorès de lui révéler le nom de son amant alors que cette dernière en vient à le menacer de dévoiler le complot. La jalousie est donc de mise ici : lui d’un autre homme et elle de la Patrie à laquelle Rysoor sacrifie tout. Exaltés et féroces, ce sont deux volontés violentes et passionnées qui s’affrontent. Si Pierre-Yves Pruvot est parfait dans ce noble insurgé torturé par la jalousie, Hjördis Thébault se hisse un cran au dessus de part sa maîtrise d’une tessiture particulièrement tendue. Les aigus qui se détachent d’une tessiture plutôt grave sont parfaitement lancés comme le dernier, tranchant comme la hache du bourreau. Court mais très dense, ce duo nous montre les deux interprètes dans une fureur qui n’avait pas encore été exploitée dans les précédents duos.
Écrit dans un style comique italien, Le Caïd fait partie des quelques Å“uvres de Thomas dont on garde le souvenir. D’humeur légère et orientalisante, ce duo d’amour entre un français et la fille du Caïd du village d’Algérie où il vient d’arriver parodie à merveille les habitudes d’écritures de l’époque. Comme pour Ève, ce duo semble un rayon d’air frais avant le final. En effet, avec ce ton parodique et cet accompagnement orientalisant, il nous entraine dans un badinage coloré et léger. Les deux chanteurs démontrent alors combien leurs instruments taillés pour les personnages les plus extrêmes peuvent être disciplinés pour un chant tout en douceur et en nuances.
Enfin, Le Mage nous fait revenir à Massenet pour une scène aux dimensions titanesques. Voyant son amour repoussé, Varedha plonge dans les sous-sols d’un temple pour aller y cacher sa honte et son malheur alors que son père lui annonce qu’elle possède une rivale. Ce duo clôt le disque de manière magistrale. Dès le prélude où prédominent les cuivres et les contrebasses le décor sombre se dessine. La voix de Hjördis Thébault traduit dès les premiers mots la douleur qui déchire le cÅ“ur de cette amoureuse éconduite. Après une grande lamentation sur toute l’étendue de la tessiture très large du rôle, le Grand Prêtre fait son apparition et va remplacer les pulsions suicidaires de sa fille par une fureur dévorante. Les deux voix se croisent et se soutiennent pour monter toujours plus loin dans la malédiction et les désirs de vengeance.
Ce disque est une très grande réussite : en mettant en avant ces grands duos, c’est une partie du patrimoine de l’opéra français qui est éclairé. Avec deux interprètes aussi impliqués et en style que Hjördis Thébault et Pierre-Yves Pruvot les personnages prennent toutes leurs dimensions, soutenus en cela par un chef qui sait parfaitement quand il doit charger l’orchestre ou le tenir en retrait. Malgré tous ces compliments, un gros souci demeure : entendre ces extraits passionnants et si bien rendus ne peut que donner envie de découvrir les Å“uvres dans leur intégralité. Si pour certaines la chose est possible par des enregistrements commerciaux malheureusement souvent rares ou épuisés (Henry VIII, Ève et Polyeucte) ou le sera bientôt pour Le Mage, on attend toujours la possibilité de découvrir Charles VI, Patrie ! et Le Caïd…
- Fromental Halévy (1799-1862), Charles VI : Eh ! Bien, puisque les morts au plaisir sont rebelles
- Camille Saint-Saëns (1835-1921), Henry VIII : Ô mon maître et seigneur
- Jules Massenet (1842-1912), Ève : Homme, tu n’es plus seul ! ; Le Mage : Ah ! Comme ils déchirent mon cÅ“ur
- Charles Gounod (1818-1893), Polyeucte : Pauline ! Dieux!… Sévère!…
- Émile Paladilhe (1844-1926), Patrie ! : Ah ! Maintenant à moi !
- Ambroise Thomas (1811-1896), Le Caïd, Ciel ! Vous chantiez à l’instant fort bien
- Hjördis Thébault, soprano
- Pierre-Yves Pruvot, baryton
- Kosice Philharmonic Orchestra
- Didier Talpain, direction musicale
- 1cd Brillant Classics, 94321. Enregistré à Kosice, du 16 au 18 avril 2010.