A l’aise dans tous les styles lyriques qui régnaient sur les scènes françaises, Jules Massenet s’était essayé en 1894 au jeune vérisme venu d’Italie avec La Navarraise. Quelques années après, une autre Å“uvre ramassée et inspirée de cette école voit le jour sous la plume du musicien. Thérèse ne peut que faire penser au Andrea Chénier de Giordano composé dix ans plus tôt par son cadre révolutionnaire mais aussi par ses emprunts aux thèmes populaires de l’époque. Mais ce sont bien des personnages typiques de Massenet qu’on retrouve, dont la figure féminine centrale, création féminine toujours aussi passionnante du compositeur.
La légende veut que ce soit Lucy Arbell qui ait soufflé le thème au compositeur, après avoir découvert l’histoire de Lucile Desmoulins et celle d’un hôtel particulier sauvé de la spoliation par un serviteur fidèle à ses anciens maîtres. Mais de façon plus terre à terre, le livret est une adaptation par Jules Claretie d’un de ses romans. Si la dernière égérie de Massenet n’est pas à l’origine du drame, elle n’en a pas moins fortement marqué le personnage. Grande actrice et chanteuse à la voix d’alto sombre et charnue, Lucy Arbell a donné tout ses talents pour faire de cette femme la silhouette si forte qui nous est proposée : elle suggéra par exemple à Massenet le mélodrame final de Thérèse.
Å’uvre très courte, Thérèse est découpé en deux actes qui s’articulent chacun autour de deux duos : le trouble et les hésitations de Thérèse la font dialoguer avec son mari et son ancien amant dans deux duos où chaque acte impose un cadre dramatique différent. Si le premier se passe dans le calme du parc du Château de Clerval, le second bruisse de la fureur du peuple parisien en 1793. Dans ces deux lieux que tout oppose, deux hommes gravitent autour de notre héroïne. Thérèse est tiraillée entre son bien aimé mari André Thorel qui l’a recueillie. Ce dernier, jacobin, ne peut douter de l’amour de sa femme et dévoile un caractère noble et chevaleresque. Armand de Clerval, noble en exil revenu pour luter contre la république, s’interpose dans ce couple républicain : ami d’enfance d’André et ancien amant de Thérèse, il met en péril non seulement le couple mais aussi la vie des deux époux. Ce triangle est donc centré sur Thérèse, qui va cristalliser toutes les passions tant politiques qu’amoureuses. Comme dans Manon, Massenet puise dans le style et les thèmes musicaux marquant de l’époque de l’histoire. On entendra par exemple un menuet au clavecin lors du retour d’Armand, ou des chants populaires à Paris. Le symbole de l’amour d’autrefois est alors mis en contraste avec le tumulte du peuple qui vient régulièrement interrompre les élans amoureux des personnages. Ramassée et tendue, cette Å“uvre est digne des plus grandes partitions tragiques de Massenet : aucun temps mort durant cette petite heure de musique où la tension va crescendo sans que les duos d’amour ne soient des moments de repos puisque ce sont eux qui font avancer l’action. Grand maître du théâtre, le compositeur âgé alors de 62 ans se montre tout aussi inventif que dans ses jeunes années.
La distribution se résume à trois rôles importants et quelques interruptions très courtes d’intervenants extérieurs. On passera vite donc sur les petits rôles richement tenus avec en particulier François Lis en Morel. Chacun chante dans un français impeccable pour notre plus grand plaisir.
Comme souvent dans l’opéra, ténor et baryton sont rivales. Mais point ici de baryton rageur et veule… au contraire même. De part les timbres des deux chanteurs, les deux hommes montrent leur proximité et l’absence de toute haine entre eux. Charles Castronovo prête au Marquis Armand de Clerval une voix assez sombre et légèrement engorgée, mais dont les nuances donnent toute la délicatesse qui s’accorde au menuet symbole du temps passé. Franc et poétique, il campe un amoureux non pas passionné et sanguin mais plutôt accablé par cet amour qui fait de lui le rival de son ami d’enfance. André Thorel justement est interprété par le jeune baryton québécois Etienne Dupuis. Avec une voix de baryton très claire, il n’est pas le vieux mari de Thérèse comme on pouvait l’entendre dans la version dirigée par Richard Bonynge : c’est ici un jeune homme fringuant, passionné par sa femme et sa mission de député. La noblesse de ton et l’amour qui transparait dans son chant est une révélation qui bouleverse les habitudes qui font du baryton un personnage plus âgé que le ténor. La similarité de timbre et la jeunesse de la voix font de ces deux interprétations des personnages égaux même si opposés par leur naissance, leur amour et leur idéologie.
Au centre de ce drame se dresse la Thérèse de Nora Gubisch. La mezzo-soprano française assume sans soucis la tessiture plutôt grave du rôle, se réfugiant quelque fois dans une parlando dans le grave avec bonheur et en complète adéquation avec la partition. Mais c’est véritablement son interprétation qui frappe : aussi à l’aise dans les langueurs amoureuses des duos du premier acte que dans la violence de la vie parisienne, la chanteuse donne vie à ce personnage aux multiples facettes sans jamais forcer le trait, avec justesse et naturel. Le contraste entre sa déclaration d’amour à son mari et le la scène qui ouvre le deuxième acte est saisissant : passant d’un legato parfait et doux, elle offre au contraire des angles à un chant qui exprime la violence de Paris et la terreur qui la saisit. Et bien sûr, comment passer sur le monologue final ? Scène grandiose qui voit Thérèse hésiter entre la fuite avec son amant et la mort sur l’échafaud avec son mari. Nora Gubisch y déploie une voix parlée sonore et grandiose, passant par toutes les émotions indiquées par le livret, concluant par un chant plein de défit. Ce que donne à entendre la mezzo-soprano est une vraie leçon de chant et de théâtre. Notons aussi sa diction. Si Dupuis et Castronovo ne font aucune faute et sont parfaitement compréhensibles (c’est d’ailleurs un bel exploit pour Charles Castronovo qui ne parle pas français), la diction de Nora Gubisch est elle totalement fluide avec des « R » naturels et non roulés, enlevant ainsi un peu du verni opératique pour se rapprocher du théâtre.
A la tête de l’Orchestre de l’Opéra National Montpellier Languedoc-Roussillon, Alain Altinoglu dirige de main de maître la partition. Avec ses décors variés et forts contrastés, il aurait été tentant de faire beaucoup de bruit dans les scènes les plus dramatiques. En dehors des quelques moments les plus tourmentés ou martiaux, le chef soigne la ligne et l’élan lyrique de la partition, mettant très bien en avant les différentes inspirations de Massenet pour signifier les deux mondes si opposés que sont le parc et l’enfer parisien. Altinoglu relève les moindres détails d’une partition très riche en combinaisons et en textures.
On le comprendra, cet enregistrement de Thérèse est un événement. On pouvait entendre cette Å“uvre dans déjà trois enregistrements, mais la distribution réunie ici est d’une cohérence parfaite. Notons aussi la présence de textes comme toujours passionnants qui font la richesse de parutions Ediciones Singulares. Enfin saluons les deux organisateurs de ces retrouvailles avec Thérèse : le Palazzo Bru Zane ainsi que le Festival de Radio-France et Montpellier Languedoc-Roussillon Å“uvre beaucoup à la redécouverte de partitions rares française, avec toujours le même bonheur tant dans le choix des Å“uvres que dans les distributions.
- Jules Massenet (1842-1912), Thérèse
- Thérèse, Nora Gubisch ; Armand de Clerval, Charles Castronovo ; André Thorel, Etienne Dupuis ; Morel, François Lis ; Un Officier, Yves Saelens ; Un Officier, Patrick Bolleire ; Un Officier Municipal, Patrick Bolleire ; Une Voix, Charles Bonnet
- ChÅ“ur de l’Opéra National de Montpellier Languedoc-Roussillon
- Orchestre de l’Opéra National de Montpellier Languedoc-Roussillon
- Alain Altinoglu, direction
- 1 CD Ediciones Singulares, ES 1011. Enregistré à Montpellier le 23 juillet 2012.