Créée la saison précédente, cette production d’Alceste d’Olivier Py avait beaucoup fait parler d’elle… pour certains le principe des décors à la craie était magique et pour d’autres il ne soulignait qu’un manque cruel d’idée chez le metteur en scène. Décrié sur la scène de l’Opéra Bastille quelques mois après pour son Aïda, puis encensé pour son Dialogues des Carmélites au Théâtre des Champs Élysées, Olivier Py aurait-il donné trop en peu de temps ? A la vue de cette reprise (et après avoir apprécié la mise en scène de l’œuvre de Verdi), il semble que les commentateurs aient été bien difficiles car une grande poésie se dégage des images du metteur en scène. Alors que la saison précédente, Sophie Koch et Yann Beuron se partageaient les deux rôles principaux, c’est cette fois Véronique Gens et Stanislas de Barbeyrac (Léandre l’année dernière) qui donnent vie à l’œuvre de Gluck avec sensibilité et beauté.
Si tout le monde connait Orphée et Eurydice, Alceste est moins reconnu par le public. Et pourtant, la partition révèle bien des beautés. Elle n’a pas le brillant de certaines autres partitions de Gluck, mais il se dégage une grandeur magistrale de la rigueur et de la noirceur de l’histoire. Adapté d’une partition créée en italien à Vienne, le compositeur revoit son ouvrage, le rendant compatible avec la scène parisienne alors que l’œuvre de Lully était encore dans les mémoires. Il ajoute donc quelques ballets et retaille les personnages aux habits des grands artistes de la capitale française. Le style s’en ressent aussi car il se rapproche ici de la tragédie en musique qui brille de ses derniers feux alors que Rameau s’est éteint depuis plus de dix ans. D’une grande sobriété, la musique se révèle particulièrement émouvante, évoquant une grande cérémonie funèbre puisque chaque acte n’a pour sujet que le mort des époux. Lors du premier on pleure la future mort d’Admète… puis c’est le déclin et le découverte de la mort prochaine d’Alceste que nous présente le deuxième acte… et enfin la mort possible des deux amants dans le dernier acte. Les quelques passages plus lumineux ne servent qu’à donner encore plus de contraste face à ces tragédies qui se déroulent sous nos yeux. Pour renforcer l’héritage de la tragédie antique, la présence de quatre coryphées est particulièrement frappante, alors que le chÅ“ur se borne à quelques interventions souvent négatives et montrant combien Alceste ou Admète sont seuls.
Olivier Py propose comme souvent une mise en scène en noir et blanc. Mais là où d’habitude la machinerie de Pierre-André Weitz habille la scène et la fait vivre, ce ne sont ici que créations éphémères sur de grands panneaux noirs. Dès l’entrée en salle, on assiste à la création par les dessinateurs à la craie de la façade de l’Opéra Garnier, palais du couple royal. Puis en s’ouvrant sur un escalier, la scène prend de la profondeur mais en conservant cette rigueur du cérémonial mortuaire. Les décors se suivent, tous aussi significatifs les uns que les autres. La direction d’acteurs est aussi finement réglée, donnant du poids à chaque position ou chaque interaction des chanteurs. La seule légère déconvenue scénique reste le dernier acte. Si l’arrivée du chÅ“ur des divinités infernales par la fosse d’orchestre est un grand moment, cela justifiait-il la migration de l’orchestre sur scène ? On assiste alors presque à une version mise en espace puisque rares sont les mouvements des personnages qui s’éloignent du bord de la scène. Autre surprise, ce final sombre qui voit Admète refuser de dévoiler sa femme revenue de parmi les morts. Malgré ces deux réserves, l’aspect sombre et mortuaire de la mise en scène se marie parfaitement avec la musique et l’histoire qui nous est contée. Aucune fioriture ici, mais des situations fortes et marquantes. La personnification de la mort par un danseur voilé par exemple fait forte impression notamment dans le duo du deuxième acte où les deux époux se questionnent du mort qui a sauvé la vie d’Admète : cette ombre suit et surveille Alceste alors que Admète ne peut la voir avant le final où il assiste sur un grand escalier à cette ombre qui surplombe comme un aigle la reine. Une production sans doute peu habituelle, mais où les images et les ambiances sont particulièrement fortes pour nous entraîner aux sources d’un théâtre dépouillé de machinerie et de grandiose, nous plongeant ainsi directement dans le drame.
Grand spécialiste de Gluck, Marc Minkowski revient dans la fausse de l’Opéra Garnier avec son ensemble Les Musiciens du Louvre Grenoble. Immédiatement, les sonorités boisées et tranchantes donnent le ton de la soirée. Loin du brillant ou du moelleux que peuvent donner les orchestres modernes, les Musiciens du Louvre nous proposent des textures sombres, tendues et âpres… avant d’enchanter par la délicatesse de certains passages plus lumineux. La capacité à varier les couleurs est saisissante. Jamais les textures proposées ne donnent une impression de lourdeur ou de joliesse : chaque nuance est significative pour porter encore plus loin ce que partition et mise en scène proposent. Nous sommes ici dès les premières notes dans une atmosphère douloureuse et sombre, où la mort est l’aboutissement et la rigueur une loi. Le chef sait trouver les dynamiques et tempi qui mettent en valeur la partition. Que ce soit dans la déploration jamais larmoyante ou l’allégresse, le chef tient son orchestre et les chanteurs. A noter aussi la belle prestation du ChÅ“ur des Musiciens du Louvre, d’un ensemble parfait et d’une rigueur superbe.
Marc Minkowski a rassemblé sur scène des grands habitués et des noms nouveaux… ainsi, les quatre Coryphées par exemple sont peu connus, mais tous stylistiquement parfaits. On notera ainsi la voix si particulière de Manuel Nuñez Camelino dans la tessiture d’alto ainsi que dans le rôle d’Evandre… mais aussi Chiara Skerath en soprano. A l’exception du ténor Kévin Amiel, chacun de ces Coryphées tient aussi un rôle secondaire totalement intégré dans la mise en scène d’Olivier Py. Aucune rupture ne se fait entre les spectateurs et les acteurs, renforçant ainsi encore plus les rôles principaux. Toujours est-il que ces quatre chanteurs son impressionnant. N’oublions d’ailleurs pas Tomislav Lavoie qui s’impose avec aisance et noblesse dans ses trois rôles (Apollon et un Héraut en plus du Coryphée basse). Autre petit rôle, mais pour un chanteur plus expérimenté, François Lis cumule l’Oracle et une Divinité Infernale. Le timbre profond mais jamais trop large donne un bel impact à ses apparitions qui se doivent d’être marquantes. On le voit donc, des petits rôles fort bien distribués et dirigés, avec toujours une diction et un style parfaits.
Sur la brochure de la saison, le rôle d’Hercule devait être chanté (comme lors de la création de la production) par Franck Ferrari. Sa participation fut annulée et c’est avec tristesse que l’on a appris sa mort peu après cette première suite à un cancer. Lourde responsabilité donc pour Stéphane Degout : reprendre dans ces conditions les habits créés pour un autre ne doit pas être simple. Pour cette première, il n’avait pas encore la pression qui doit l’habiter suite à cette disparition. Et il s’acquitte de belle manière de son rôle de prestidigitateur, même si c’est en Grand Prêtre d’Apollon qu’il s’impose le mieux. Le métal de la voix est impressionnant, et le style sidérant. Lui qui aborde des rôles de plus en plus lourds, il semble pouvoir revenir à des emplois baroques ou classiques avec une telle aisance stylistique ! La noblesse du ton, la grandeur du personnage… et le style et la diction sont parfaits. Une grande prestation.
Alors qu’il chantait le Coryphée Ténor et Evandre lors de la création, Stanislas de Barbeyrac se voit propulsé dans un rôle principal en une saison. Sa carrière semble particulièrement bien engagée si l’on en croit ses engagements récents. Après un splendide Lyonnel dans Le Roi Arthus deux jours avant, le voici qui change totalement de répertoire. La diction et le style sont immédiatement parfaits. Après Yann Beuron, grand spécialiste de cette école de chant, Stanislas de Barbeyrac compose un personnage plus jeune de timbre mais non moins torturé : beaucoup de nuances, et une personnalité attachante. Sans frayeur malgré l’ampleur de la tache et du rôle qui lui ait confié, il entre immédiatement dans son personnage.
Enfin celle qui aurait motivé à elle seule cette reprise : Véronique Gens. Les rôles tragiques classiques semblent avoir été écrits pour elle tant elle s’y coule avec un naturel confondant. Tout dans sa présence fait immédiatement croire au personnage : le port altier, la noblesse du ton et la beauté du phrasé sculptent une reine. Mais à cela s’ajoute l’immersion dans le personnage. Central dans tout l’opéra, le rôle d’Alceste est écrasant émotionnellement comme physiquement. Très souvent sur scène et torturée d’un bout à l’autre par son amour, Véronique Gens nous démontre combien son statut est à part dans la monde lyrique. Avec une voix peu puissante, un ambitus plutôt réduit, elle se montre parfaite dans un rôle pourtant exigeant.
Tout était réuni lors de cette première pour une grande soirée, et le succès était au rendez-vous. La grande déception est qu’aucune captation ne soit prévue pour cette série. Si la création de la production a été enregistrée par France-Musique, la cohérence de la distribution méritait vraiment ici d’être fixée. La mise en scène serait sans doute beaucoup plus difficile à conserver au travers d’une caméra. En tout cas, cette fin de saison semble d’un très haut niveau, comme un dernier salut de celui qui avait programmé cette saison avant de démissionner un an avant la fin de son mandat : Nicolas Joël. Après Arthus, cet Alceste est une superbe reprise… reste Adriana Lecouvreur…
- Paris
- Opéra Garnier
- 16 juin 2015
- Christoph Willibald Gluck (1714-1787), Alceste, Tragédie Lyrique en trois actes
- Mise en scène, Olivier Py ; Décors et costumes, Pierre-André Weitz ; Lumières, Bertrand Killy
- Admète, Stanislas de Barbeyrac ; Alceste, Véronique Gens ; Le Grand Prêtre d’Apollon-Hercule, Stéphane Degout ; Evandre-Coryphée alto, Manuel Nuñez Camelino ; Coryphée soprano, Chiara Skerath ; Apollon-Un Héraut-Coryphée basse, Tomuslav Lavoie ; Une Divinité infernale-L’Oracle, François Lis ; Coryphée ténor, Kévin Amiel
- Chœur et Orchestre des Musiciens du Louvre Grenoble
- Marc Minkowski, direction