Le 20 décembre 1993, Adriana Lecouvreur faisait son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris avec dans le rôle-titre Mirella Freni. Bénéficiant d’une retransmission à la télévision, cette Å“uvre aura permis à beaucoup de découvrir la soprano italienne ainsi que l’Å“uvre. Plus de vingt ans après, la partition de Cilea revient sur la scène de l’Opéra Bastille, avec une cantatrice qui possède non seulement un répertoire très comparable à celui de Freni, mais aussi une renommée similaire : Angela Gheorghiu. La production a eu de très bon échos lors des précédentes représentations un peu partout en Europe et Maurizio est chanté par celui qui défend peut-être le mieux ce répertoire actuellement : Marcelo Alvarez. Voilà qui promettait une belle soirée! Malheureusement, elle sera bancale…
L’Å“uvre de Cilea baigne de plein pied dans le vérisme historique : la tragédienne Adrienne Lecouvreur se voit entraînée dans une histoire mêlant amour et politique. Comme tout bon drame de l’époque, la jalousie, la passion et l’émotion sont au rendez-vous pour nous faire frémir. Quelques innovations tout de même en grande partie chez les membres de la troupe de la Comédie Française, où rythme et formation sont assez originales. La partition n’est sinon pas avare de grandes envolées lyriques à l’orchestre qui transportent l’auditeur. La musique de Cilea ne se dépare jamais d’une belle noblesse, mais pourrait parfois être plus nuancée et fine pour bien ciseler les émotions. Vocalement, les rôles sont dans la tradition de l’époque, demandant une soprano dans le rôle-titre avec assez de puissance pour passer l’orchestre mais aussi un fort pouvoir émotionnel pour donner vie au personnage notamment dans ses deux monologues parlés. Le ténor (Maurizio) reste plus en retrait avec une tessiture sans grand danger pour un habitué. Enfin on retrouve un grand mezzo-soprano dans le rôle de la Princesse de Bouillon, rôle qui demande un organe puissant et volcanique pour passer outre la musique qui l’accompagne. La présence du baryton Michonnet est par contre une belle originalité par sa façon de s’exprimer et son amour dépourvu de toute violence, sorte de protecteur d’Adriana et finalement de ses amours malgré ses sentiments.
David McVicar propose une production très classique, nous faisant admirer des coulisses de théâtre plus vraies que nature… Si la présence continuelle de cette scène mobile peut poser quelques soucis pour les actes deux et quatre, elle est particulièrement saisissante dans les autres actes. En l’habillant de manière différente, elle donne par contre tout au long de l’Å“uvre un cadre parfait pour chaque ambiance. Costumes et décors sont pleins de détails et d’un très beau rendu. La direction d’acteur reste assez conventionnelle, même si on peut supposer que la création proposait plus de finesse. On regrettera juste le manque de simplicité dans le traitement d’Adrienne. En effet, tout au long de l’Å“uvre, elle nous éblouit par des tenues toutes plus voyantes les unes que les autres, rivalisant de luxe avec la Princesse de Bouillon. Si Adrienne était une grande actrice, elle n’en restait pas moins une femme du peuple et la voir se promener une cravache à la main, ou dans une robe rose digne d’une reine donne un portrait peu flatteur. Toutes ces tenues et l’attitude même nous renvoient plus à une femme capricieuse qu’à une grande tragédienne imprégnée de son art.
Il faut dire aussi que la chanteuse n’aide pas à donner de la profondeur au personnage. Qu’Angela Gheorghiu soit une star actuellement, cela ne fait aucun doute… et elle porte même le statut de diva de bien belle manière mais dans le mauvais sens du terme. Après ses déclarations fracassantes sur ses collègues ou devancières, elle se comporte sur scène toujours dans un souci de se montrer sous son meilleur jour. Vocalement, ce meilleur jour réside dans un chant poli, soigné… mais aussi très réduit. Ainsi tout au long de la soirée, la voix restera confidentielle, jamais fortement projetée, évitant les écarts de dynamique vers le forte. À ne pas vouloir marquer le grave, il en devient absent, alors que l’aigu reste en retrait, sans jamais se libérer et s’épanouir. Beaucoup de beauté dans les nuances bien sûr… mais rester entre le pianissimo et le mezzo-forte est un peu frustrant pour ce répertoire : où se trouve la passion, le drame et la tension? À cela s’ajoutent les poses, les tenues d’aigus, le rubato excessif… une vraie diva qui se fait plaisir, ravissant ceux qui peuvent l’entendre, mais qui ne s’immerge pas dans son personnage. Régulièrement submergée par l’orchestre, elle ne donne un peu de voix que lors de certains aigus en duo. Le dernier acte la trouvera plus impliquée, mais sans pour autant beaucoup gagner en puissance. Scéniquement, nous avons le même constat : elle se déplace gracieusement, trottine là où il aurait fallu courir, fait de beaux effets de bras pour éteindre les lumières là où la tension voudrait qu’elle se dépêche. Ce manque de naturel et de générosité s’en ressent forcément sur le personnage. Les passages déclamés manquent d’impact par soucis d’économie. En effet le monologue de Phèdre se perd immédiatement dans l’orchestre alors que sa dernière intervention au moment de sa mort se réduit vite à un murmure. Seul moment de grâce, son air des fleurs au dernier acte sur le souffle était splendide… mais toujours entaché de rythmes tellement personnels que le chef peinait à se caler sur la chanteuse. Marqué par la prestation sur cette même scène de Mirella Freni alors que je n’étais qu’un enfant, peut-être la comparaison est-elle biaisée. Mais il semble tout de même que la soprano italienne vivait totalement son personnage, là où la diva roumaine se promène avec une certaine indifférence.
Heureusement, le reste de la distribution est à la hauteur et vit pleinement le drame. Les petits rôles de la Comédie Française sont tenus avec luxe par notamment Alexandre Duhamel et Carlo Bosi. On retrouve Wojtek Smilek en Prince légèrement charbonneux de voix mais sa prestance et la projection donnent une belle silhouette à ce personnage. Pour l’Abbé, c’est Raoúl Giménez qui impressionne : alors que le bel canto (qui était sa spécialité) semble derrière lui, les rôles de caractères lui ouvrent les bras avec un abatage certain et une voix encore très saine.
Le rôle de Michonnet est ici traité avec beaucoup de sérieux et un peu trop de cheveux gris. Alessandro Corbelli nous donne une interprétation très vivante et fine du personnage, mais la voix commence à souffrir du passage des ans. Ainsi, l’aigu devient tiré et gris, alors que le timbre a perdu de sa substance. À ce vieillissement vocal s’ajoute un traitement scénique qui nous donne à voir le père d’Adriana plus qu’un collègue légèrement plus âgé. L’amour qu’il ressent devient donc logiquement impossible là où un personnage plus jeune donnera plus d’ambiguïté. Mais la prestation du baryton reste superbe d’implication et de nuances.
La tornade du plateau s’appelle Luciana D’intino. La mezzo-soprano italienne est maintenant une habituée de la scène parisienne, et comme à chaque fois elle impressionne par son charisme et sa voix. D’école totalement italienne et parfaitement à l’aise dans le répertoire italien du tournant du XIXème, elle utilise sa voix à des fins expressives impressionnantes sans jamais tomber dans le vérisme de bas étage. Le grave est poitriné juste ce qu’il faut, l’aigu rayonne et le medium sonne large. La voix est splendide et le personnage parfaitement campé! Avec un tel instrument, elle peut donner tous les éclats de la Princesse de Bouillon. Son air d’entrée en est la preuve puisqu’elle se montre à la fois volcanique ou amoureuse.
Enfin, Marcello Alvarez termine sa saison comme il l’avait commencée avec Tosca : une prestation splendide sur les planches de l’Opéra de Paris. Depuis quelques années il enchante le public de ses prestations, mais il semble de plus en plus à l’aise dans ces rôles plus héroïque que ce qu’il chantait il y a encore quelques années. La beauté de la voix et les nuances sont toujours aussi splendides, mais le souffle semble plus stable, la puissance plus contrôlée. Ainsi, dès ses premières notes, il emplit avec générosité la salle de Bastille et tout au long de la soirée, il se donne totalement à son personnage, vocalement vaillant ou amoureux mais toujours dans un style impeccable. Le chant reste sobre mais toujours expressif, ne sacrifiant la ligne que lors d’un dernier aigu désespéré dans le dernier acte. Si la voix a gagné en largeur et en puissance, elle conserve aussi ses atouts premiers : la lumière du timbre, la beauté de la ligne et l’art de la voix mixte. Avec Luciana D’intino, il illumine une soirée qui aurait été bien terne sans sa présence.
Maître d’Å“uvre de la soirée, Daniel Oren dirige de manière très professionnelle la partition. Attentionné aux chanteurs (il le faut pour Madame Gheorghiu!), il retient régulièrement l’orchestre au risque de lisser le discours. Il manque toute de même un peu d’abandon pour laisser la partition respirer et prendre son envol. Les thèmes sont là mais sans toute la puissance évocatrice qu’ils peuvent susciter avec un peu plus de passion. La direction reste néanmoins de belle qualité, évitant de surcharger le discours par des traits trop violents et cherchant à mettre en avant la finesse de l’orchestre qui régulièrement se réduit à peu de choses mais de bien belles choses.
Ce dernier spectacle de la saison 2014-2015 de l’Opéra National de Paris reste une bonne surprise. Le plaisir de retrouver Adriana Lecouvreur et la qualité musicale ne gâchant rien. Bien sûr, une Adriana plus libre et sonore aurait permis à cette représentation de se hisser au niveau des superbes réussites qu’ont été Alceste et Le Roi Arthus quelques semaines avant, mais on ne peut pas toujours être à ce niveau d’excellence. Reste à saluer Nicolas Joël qui avait programmé la majorité de cette saison… et souhaiter une bonne véritable prise de direction à Stéphane Lissner pour la saison prochaine…
- Paris
- Opéra Bastille
- 6 juillet 2015
- Francesco Cilea (1866-1950), Adriana Lecouvreur, opéra en quatre actes
- Mise en scène, David McVicar ; Décors, Charles Edwards ; Costumes, Brigitte Reiffenstuel ; Lumières, Adam Silverman ; Chorégraphie, Andrew George
- Adriana Lecouvreur, Angela Gheorghiu ; Maurizio, Marcelo Alvarez ; La Principessa di Bouillon, Luciana D’intino ; Michonnet, Alessandro Corbelli ; Il Principe di Bouillon, Wojtek Smilek ; L’Abate di Chazeuil, Raúl Giménez ; Quinault, Alexandre Duhamel ; Poisson, Carlo Bosi ; Madamigella Jouvenot, Mariangela Sicilia ; Madamigella Dangeville, Carol Garcia
- ChÅ“ur et Orchestre de l’Opéra National de Paris
- Daniel Oren, direction