Soirée de gala ou presque en ce samedi soir au Théâtre des Champs-Élysées. Voilà qu’enfin nous retrouvons un Massenet rare à l’affiche. Certes Cendrillon est donné actuellement à l’Opéra National de Paris… mais depuis combien de temps n’avions-nous pas eu le plaisir d’entendre Thaïs? Il y eut les extraits magnifiques donnés par les forces de Saint-Étienne en 2012 à l’Opéra-Comique avec la sublime Nathalie Manfrino… et auparavant sans doute faut-il aller vers la version de concert qui réunissait l’immense Renée Fleming et Gerald Finley en 2007 au Théâtre du Châtelet. Alors certes nous avons des Werther et Manon régulièrement. Mais pourquoi se limiter à ces deux seuls titres quand le talent de Jules Massenet a donné naissance à tant de magnifiques opéras dans des styles si variés. L’année prochaine sera festive puisque le Théâtre des Champs-Élysées propose non seulement Hérodiade mais aussi Grisélidis (en partenariat avec le Festival de Montpellier a priori) ! Deux raretés en une même saison d’une scène parisienne. Et on murmure qu’Ariane serait enfin enregistrée à Munich après le triste abandon de Bacchus à Montpellier les années précédentes. Mais ce soir nous avions Thaïs, porté par une distribution d’où brillent trois noms : Ermonela Jaho, Ludovic Tézier et Pene Pati!
En 1894, Massenet n’en était pas à son premier opéra loin de là. Et il avait déjà exploré de nombreux climats et thèmes. Dernier succès en date, Werther se montrait moins explosif et coloré qu’une Esclarmonde. Avec Thaïs, c’est toute la sensualité qu’il explore : sensualité de Vénus, mais aussi une certaine sensualité religieuse. Deux personnages s’affrontent et se transforment : le moine Athanaël plein de son orgueil et de sa religion souhaite sauver la courtisane Thaïs, prêtresse de Vénus. Mais s’ il arrivera à la sauver, il se perdra lui-même. Car derrière la façade du pur moine se cache un homme qui découvre le désir et la passion alors que ceci s’efface justement en Thaïs. Les deux personnages se croisent donc avec une scène d’adieu déchirante lors du tableau de l’oasis où la bascule des deux semble prête à s’effectuer : elle rentre au couvent alors que lui découvre la déchirure dans son âme de ne plus revoir jamais cette femme.
Comme toujours (ou souvent), Massenet a composé son ouvrage pour une femme, une muse… et c’est Sybile Sanderson (déjà la créatrice d’Esclarmonde) qui sera le modèle servant à créer ce personnage de tentatrice. Il faut dire qu’elle avait tout pour : beauté, jeunesse et voix de trois octaves. Lors de la création, elle choqua d’ailleurs le public en laissant échapper un sein à la fin du premier acte! Mais le souci de tels interprètes est que les rôles sont souvent ardus à reprendre. On enlève bien sûr les critères physiques pour ne garder que la voix : le rôle a une tessiture très étendue, plongeant souvent dans le grave avant de monter vers les aigus (les contre-ré finaux sont assez meurtriers!). Il faut donc une voix longue pour assumer ce rôle, mais aussi ensorcelante, capable des plus légers aigus comme de grands traits frappant l’auditoire. C’est Jean-François Delmas qui créa Athanaël. Le rôle est certes moins exigeant vocalement pour un baryton, mais il demande tout de même un aigu aisé et puissant. Là encore le créateur était une grande personnalité, pilier de l’Opéra de Paris où il créa de nombreux ouvrages de Massenet, mais aussi le rôle du Wanderer dans Siegfried!
On regrettera que pour ce concert, le ballet du deuxième acte ait été coupé. Nicias doit normalement, dans la version définitive, donner une grande fête pour oublier que Thaïs n’est plus à lui… On y entend musique et chant avec entre autres l’air de la Charmeuse. Tout ce passage est extrêmement intéressant à l’orchestre et montre toute l’originalité du compositeur avec un air étrange, des mélodies aux mélismes orientaux et des accompagnements très sobres mais originaux. La partition regorge d’ailleurs d’inventivité avec ces coloris passant du sombre pour les Cénobites à des explosions de couleurs dès l’arrivée à Alexandrie. Mais bien sûr, il ne faut pas oublier les mélodies magnifiques. La grande gagnante est bien sûr Thaïs à laquelle il offre des courbes d’une sensualité rare, d’un abandon tel qu’elles peuvent suffire à nous donner une image de la courtisane. Et puis il y a aussi cette sobriété à partir de la conversion : sobriété car moins de sensualité mais par contre une aspiration vers le ciel qui est visible. Comment résister à ces montées de l’âme au derniers moments de la partition? Nous avons peut-être dans cet opéra les plus belles inventions mélodiques du compositeur, celles qui se fondent si parfaitement avec le caractère du personnage : elles sont splendides et tellement significatives.
Déjà exposé avant, la coupure du ballet est triste, d’autant que le programme indiquait Cassandre Berthon en Charmeuse. Mais on peut comprendre que pour une version de concert, ce ballet perde un peu de sa raison d’être. Pierre Bleuse dirige avec beaucoup de vie cet ouvrage, montrant toutes les idées de Massenet et mettant justement particulièrement en valeur l’orchestration. Certes à certains moments l’orchestre semble un petit peu trop fort par rapport aux chanteurs (mais il n’était pas nécessaire de le hurler comme l’a fait un spectateur lors de l’entracte!), mais cela nous permettait aussi de profiter totalement de l’art de Jules Massenet. Variant les tempi, il sait mettre en valeur les passages légers avec une belle dynamique tout en prenant son temps sur les moments plus méditatifs. L’Orchestre National de France répond parfaitement à sa baguette pour un son clair et précis, parfaitement en accord avec le style de Massenet. Les passages orchestraux tels que la course d’Athanaël dans le désert pour retrouver Thaïs étaient extrêmement prenants et puissant, le chef mettant en avant l’inventivité et l’originalité d’un orchestre qui n’est pas sans rappeler celui de la Salomé de Strauss par certains côtés. Les interventions du Chœur de Radio-France manquent elles d’un peu de netteté mais on sent aussi que les répétitions n’ont pas été très nombreuses si l’on en juge par les quelques flottements entre l’orchestre et les solistes durant la soirée. Mais peu importe car le principal était là : conviction et amour pour cette musique qui lui permettent de respirer et de s’épanouir!
Les rôles solistes des Cénobites et du serviteur sont chantés par des artistes du chœur. Si les timbres ne sont pas forcément les plus beaux, on entend par contre une bonne diction. Marie Gautrot par contre offre un splendide timbre chaud et profond pour le très court rôle de Mère Albine. On entend ici un vrai timbre de mezzo-soprano cuivré qui donne dès les premières notes toute sa noblesse à la “fille des Césars”. Crobyle et Myrtale (respectivement Cassandre Berthon et Marielou Jacquard) n’interviennent que peu elles aussi puisqu’elles devaient chanter dans le divertissement coupé. Mais la deuxième scène les montre tout de même fort bien chantantes. Avec un abattage certain, elles égrènent les vocalises rapides que demande Massenet avec facilité et netteté. Guilhem Worms est quant à lui un Palémon sobre et puissant. Le timbre fait merveille pour ce moine sage. La diction est parfaite.
Après avoir triomphé dans l’Élixir d’Amour à l’Opéra Bastille puis dans Roméo et Juliette à l’Opéra-Comique, Pene Pati revient à Paris pour un rôle certes court mais qui reste assez payant. Nicias n’a pas d’airs mais des duos dont le magnifique duo d’adieu avec Thaïs. Le ténor ne parle que peu le français et pourtant son texte est parfaitement rendu, avec précision et naturel. Il est impressionnant de voir combien il semble à l’aise dans cette langue qui n’est pas la sienne alors qu’il ne fait ici que chanter un petit rôle dans une version de concert. Très impliqué scéniquement, il se dégage même de son pupitre en chantant pour animer la scène. Et le chant… toujours aussi beau, léger et plein en même temps, avec un timbre ensoleillé et des aigus faciles. Voilà une prestation vraiment parfaite d’un bout à l’autre de la soirée.
Celui qui était attendu de tous, c’était sans aucun doute Ludovic Tézier. Après ses débuts remarqués à Monte-Carlo dans ce rôle aux côtés de la Thaïs de Marina Rebeka (ils devaient se retrouver à Milan mais cela ne s’est pas fait), il n’avait donc pas beaucoup fréquenté le rôle d’Athanaël, pilier du répertoire de nombreux grands barytons français. Il faut dire que le rôle est beau et le personnage passionnant. Permettant de montrer toute la noblesse puis la fragilité, avec des duos splendides et un air connu qui fait briller la voix et la ligne de chant… qui pourrait se plaindre de chanter un tel rôle. Et surtout qui pourrait se plaindre d’entendre Ludovic Tézier dans ce rôle. Car mis à part une projection légèrement faible dans la première scène, il est royal d’un bout à l’autre. Certains lui reprocheront de ne pas être assez extraverti, mais le personnage demande beaucoup de retenue et il s’animera d’ailleurs au troisième acte où le moine s’effrite pour montrer l’homme. La diction et la ligne sont miraculeuses… et le timbre de toute beauté. On ne peut qu’attendre une chose : qu’il continue à explorer tous ces grands rôles de baryton français qui sont véritablement pour lui. Il chantera l’année prochaine le rôle-titre d’Hamlet à l’Opéra de Paris et on ne peut que s’en réjouir!
Enfin voilà Thaïs. Rôle mythique qui attira les plus grandes chanteuses. Et justement, Ermonela Jaho fait partie des grandes chanteuses de notre temps. Elle a sans nul doute fasciné de nombreux spectateurs dans La Traviata par exemple mais aussi dans bien d’autres ouvrages du répertoire. Elle avait déjà chanté Thaïs entre autre en 2018 aux côtés de Placido Domingo lors de deux concerts et une production scénique mais ne semble pas l’avoir repris depuis alors qu’elle avait réalisé sa prise de rôle en 2008 à Toulon. Et pourtant à l’entendre on croirait qu’elle a approfondi la partition récemment avec de nombreuses productions tant chaque note semble réfléchie et chaque nuance porteuse de sens. On connaît le talent de la soprano albanaise pour faire naître l’émotion. Ici elle campe parfaitement les deux facettes de la courtisane. Séductrice dans la première partie avec sa magnifique robe lamée or, elle se montre sonore, sûre d’elle en public avec aigus puissants et art de la ligne, mais aussi aigus filés bien sûr qui sont sa marque de fabrique. Puis les masques tombent au milieu de l’opéra… et l’on découvre alors toute une autre facette avec toujours ces magnifiques aigus filés d’une délicatesse rare, des nuances divines… on découvre l’humilité de la jeune femme ainsi que ses doutes. Son portrait est tout simplement complet et d’une grande intensité. Comment ne pas être ému par sa dernière intervention : “Je vois… Dieu”. Une robe sobre, un aigu aérien et pur qui s’élève et enfle légèrement sans devenir démonstration… et Thaïs meurt. Cela résume parfaitement l’art du chant d’Ermonela Jaho : une technique au service de l’émotion et du personnage qui transparaît peut-être encore peut-être encore plus dans un tel rôle que dans celui de Valentine des Huguenots qu’elle avait donné à l’Opéra de Paris.
Quel succès lors des saluts! Succès mérité bien sûr pour tous car si nous n’avions qu’une version de concert, la musique nous montrait le spectacle… et même certains chanteurs comme Pene Pati et Ermonela Jaho jouaient les rôles derrière leur pupitre. Une interprétation magistrale tenue par de grands artistes. Mais aussi une partition si riche que chaque écoute nous fait découvrir des choses et nous emporte dans un monde grandiose et coloré.
La soirée a été enregistrée par France-Musique et sera diffusée le samedi 11 juin au soir.
- Paris
- Théâtre des Champs-Élysées
- 9 avril 2022
- Jules Massenet (1842-1912) : Thaïs, opéra en trois actes
- Version de concert
- Thaïs, Ermonela Jaho ; Athanaël, Ludovic Tézier ; Nicias, Pene Pati ; Palémon, Guilhem Worms ; Crobyle, Cassandre Berthon ; Myrtale, Marielou Jacquard ; Albine, Marie Gautrot ; Cénobites, Cyril Verhulst / Mathieu Cabanes, Pascal Bourgeois, Patrick Ivorra, Pierre Benusiglio ; un serviteur, Robert Jezierski
- Chœur de Radio-France
- Orchestre National de France
- Pierre Bleuse, direction