À la mort de Jules Massenet le 13 août 1912, trois opéras dormaient encore dans ses tiroirs, trois partitions complètes et entièrement orchestrées : Panurge, Cléopâtre et Amadis. Compositeur célébré en France malgré des critiques sur son manque de modernité, il conservait le pouvoir de remplir les salles avec des titres comme Werther ou Manon bien sûr ! Ses compositions étaient souvent inspirées par des grandes muses, expliquant sans doute ces portraits de femmes si réalistes et dramatiques. La plus connue est bien sûr Sibyl Sanderson pour qui il écrivit Esclarmonde et Thaïs. Mais celle qui sera la plus gâtée sera Lucy Arbell pour qui il écrivit pas moins de huit rôles ! Certes dans Ariane elle n’a que le rôle épisodique de Perséphone, mais pour les autres c’était l’un des personnages principaux à chaque fois ! Nous avons le rôle-titre de Thérèse, la Reine Amahelli pour Bacchus, Dulcinée dans Don Quichotte, la tragique Posthumia dans Roma, Colombe dans Panurge, notre Cléopâtre et sans aucun doute Amadis… Mais la mort du compositeur verra ces beaux projets quelque peu perturbés… et finalement Lucy Arbell ne créera ni Cléopâtre ni Amadis. Et malheureusement, toutes ces œuvres de la fin de la carrière de Jules Massenet tomberont dans l’ombre des grands succès, alors qu’ils portent en eux de magnifiques pages. Seul Don Quichotte est vu assez régulièrement sur les scènes. Mais nous avons la chance d’avoir pour beaucoup des enregistrements… et pour cet article, ce sera Cléopâtre qui sera évoquée !
La plus grande publicité pour cette Cléopâtre aura sans doute été l’affaire judiciaire opposant la veuve de Massenet avec celle qui devait créer le rôle selon les propres volontés du compositeur : Lucy Arbell. Le rôle avait été composé pour elle et pour sa voix. Mais la jalousie sans raison de la famille Massenet avait fait que la cantatrice était fort mal vue chez le compositeur. La création de l’œuvre se fit ainsi dans son dos. En 1913, Louise-Constance Massenet entre en relation avec le directeur de l’Opéra de Monte-Carlo afin de créer le deuxième des trois ouvrages posthumes. En effet, en 1913 Parnurge connaît le succès des planches avec Lucy Arbell en Colombe (les négociations avaient eu lieu du vivant du compositeur). Mais pour Cléopâtre, la veuve de Massenet compte bien se passer de cette muse un peu trop proche de son mari. Elle va donc choisir la soprano Maria Kouznetsova pour la création ! Non seulement elle refuse les vœux de son mari, mais aussi elle défigure la partition en changeant le rôle-titre de tessiture. Pourtant, plus que toute autre, cette Cléopâtre était le travail de deux artistes en communion (uniquement artistique !) et tout avait été pensé pour la voix et la personnalité de Lucy Arbell : une voix un peu sourde mais particulièrement expressive, une grande aisance dans la déclamation et un talent d’actrice sidérant ! Suivant les mauvais conseils de l’éditeur de Jules Massenet, la mezzo-soprano attaque l’Opéra de Monte-Carlo afin d’empêcher les représentations. Pour l’occasion elle fera constater par huissier combien la partition a été maltraitée, relevant 288 changements dans la ligne vocale ! Malheureusement elle n’obtiendra pas gain de cause, n’ayant que sa parole contre celle de la veuve du compositeur décédé. Elle verra donc le rôle lui échapper… Malgré cet échec, elle essaiera toujours de chanter cet ouvrage… Elle chantera enfin le rôle en 1921 à Nantes puis à Bordeaux. Il restera de cette affaire une bien mauvaise image pour la cantatrice et surtout un ouvrage défiguré. Il ne sera que peu repris malheureusement.
Et pourtant, la partition a son lot de beautés ! Les récitals retiennent quelques airs comme celui de Marc-Antoine « Solitaire sur ma terrasse » où il rêve de sa Cléopâtre bien loin de lui… mais surtout l’air de Cléopâtre « J’ai versé le poison » aux accents lancinant et venimeux. Nul ne peut dire vraiment si Massenet aurait retravaillé sa partition au cours des répétitions… peut-être avons-nous une vision déformée de ce qu’il voulait rendre. Mais on est rapidement surpris par les sonorités parfois brutales ou sèches de certaines scènes. Ainsi dès l’ouverture nous avons ces accords martiaux qui frappent, non pas avec rondeur, mais avec une rudesse que le compositeur n’utilisera pas souvent dans ses autres opéras. Tout au long de la partition, on restera frappé par cette alternance entre la Rome brutale et l’Égypte à la sensualité débordante voir même obsédante. Bien sûr le divertissement de la Taverne d’Amnhès est presque indécent de par ses rythmes et ses couleurs, mais au final presque tout le rôle de Cléopâtre est d’une grande sensualité, montrant cette Reine sûr d’elle et de ses charmes. Dès son entrée face à Marc-Antoine (pourtant vainqueur !), elle dessine une ligne de chant souple, ancrée dans un grave opulent et sensuel avant de s’élever dans un médium superbe. Les changements de dynamique sont subtils, montrant la manipulation, la séduction constante. Et par la suite ce sera toujours de même, même dans les moments dramatiques comme la scène du poison où elle semble être une déesse de mort appelant son amant. L’orchestre accompagne toujours avec beaucoup de soin et de couleurs ces moments. Nous sommes ici face à un grand péplum opératique. L’orchestre nous fait rêver aux magnifiques décors que l’on peut voir dans le film de Joseph Mankiewicz. C’est un vrai voyage où se heurtent amour et pouvoir, où deux puissants se retrouvent brisés par les manigances de personnages de moindre importance. Et puis bien sûr il y a le personnage splendide de Cléopâtre. Le librettiste Louis Payen réussit à toujours laisser planer le doute sur les vraies motivations de la Reine. On ne sait jamais trop si c’est un véritable amour qui le pousse vers Marc-Antoine ou la volonté de s’allier un puissant pour sauver son règne. Jusqu’au dernier acte on conserve ce doute, même si l’aveu fait à Spakos au « Ne sais-tu pas qu’il y va de mon trône » sonne faux alors qu’elle doit retrouver Marc-Antoine. On retiendra aussi la fluidité de la langue dans ce livret en prose.
La discographie est bien maigre malheureusement pour cet ouvrage… et se résume à deux disques. On passera vite sur l’enregistrement en direct de Montserrat Caballé ! La soprano catalane était en 2002 dans un état vocal difficile et avait donc eu l’idée de proposer des raretés. Nous avons ainsi eu par exemple Henry VIII de Saint-Saëns. L’intérêt était sans doute de monter des ouvrages où le rôle principal ne doit pas atteindre des notes trop hautes et où le public n’a pas trop de comparaisons possibles. Et c’est ainsi que Cléopâtre arriva. Elle renouvellera d’ailleurs la chose en 2004 au Liceu. Malheureusement, si la partition permet à Caballé de chanter et de ravir le public, la prestation globale de cet enregistrement en direct n’aide pas à remettre en lumière la partition. D’ailleurs, on notera que la partition est largement adaptée, sans doute en reprenant les adaptations pour la versions soprano ! La distribution est globalement en dessous de ce que l’on peut attendre, le texte est incompréhensible… et l’orchestre peine à trouver les bonnes couleurs. On passera sous silence aussi la direction d’une lenteur sidérante et manquant totalement de tension. Il faudra donc vite oublier cet enregistrement… mais malheureusement c’est sans doute par celui-ci que beaucoup ont commencé à découvrir l’œuvre. Cruelle découverte !
- Jules Massenet (1842-1912), Cléopâtre, Opéra en quatre actes
- Cléopâtre, Montserrat Caballé ; Octavie, Montserrat Martà ; Charmion, Eneida GarcÃa ; Marc-Antoine, Filippo Bettoschi ; Spakos, Nikolai Baskov ; Ennius \ une voix, Andrea Sivilla ; Amnhès / L’Esclave, Roberto Valentini ; Sévérus / L’Esclave de la porte, Gianpaolo Flocchi
- Schola Cantorum Santa Maria degli Angeli Aramus
- Orchestra Synfonica del Mediterraneao
- Miquel Ortega, Direction
- 2 CD Classic d’Or, CD0203002 / 1 DVD KULTUR. Enregistré au Teatro Grandi Terme, Villa Adriana, Rome, le 13 juillet 2002
La référence n’est pas compliquée à définir étant donné que nous n’avons au final qu’un seul enregistrement de bonne qualité. Comme souvent pour les opéras rares de Jules Massenet, il faut se tourner vers le disque paru chez Koch Schwann qui garde la trace des représentations du Festival Massenet de Saint-Étienne en 1990. Malheureusement comme toutes les parutions de cet éditeur, le disque est très difficile à trouver de nos jours même en occasion.
Un premier gros point positif est bien sûr la direction de Patrick Fournillier qui comme souvent se montre assez remarquable dans ce répertoire. Son Esclarmonde était déjà passionnante… et dans cette Cléopâtre, on retrouve le même soin même si la partition est totalement différente dans ses textures. Il sait parfaitement faire sonner les fanfares tout en soignant parfaitement les couleurs parfois suffocantes de la partition. On sent tout l’amour qu’il a pour la musique de Jules Massenet. Et l’Orchestre du Festival de Saint-Étienne est au-dessus de tout reproche ! Les cuivres sonnent allègrement sans être agressifs alors que les cordes offrent de superbes tapis mouvant qui donnent beaucoup de densité à la partition. Les quelques interventions du Chœur du Festival Massenet sont elles aussi au-dessus de tout reproche ! Les quelques petits rôles tiennent leur parties sans problème majeur même si les timbres ne sont pas forcément les plus gracieux.
Dans un rôle un peu plus développé, nous avons Danielle Streiff en Octavie pour deux grandes interventions. Le grand duo en deux parties avec Marc-Antoine la montre assez volontaire. Nous avons face à nous la sœur d’Octave après-tout et elle connaît son rang. Le chant est solide et s’il manque peut-être un peu de fraîcheur, il tranche très bien avec le chant de Cléopâtre. Pour Spakos, Jean-Luc Maurette manque peut-être un peu de stature. Bien sûr nous avons un ancien esclave totalement amoureux fou de Cléopâtre. Mais il est aussi celui qui trahit, celui qui par jalousie veut tuer. Et dans ces moments là , la voix manque d’impact. D’autre part, le timbre n’est pas très beau. Il aurait été plus compréhensible d’avoir un ténor séduisant et que la violence passe avant tout par l’interprétation et non par le timbre.
Pour Marc-Antoine, c’est Didier Henry qui a été appelé et il faut avouer que l’effet est assez saisissant ! La voix du baryton est sombre et compacte, tout d’un bloc mais capable de nuances. Nous sommes ici face à un noble romain puissant, massif… et sa faiblesse face à Cléopâtre n’en est que plus impressionnante. On retiendra bien sûr la qualité de la diction mais aussi ce grand personnage créé ici de toute pièce alors que le rôle pâlit quelque peu face au rôle-titre. Mais dès son entrée, la voix gronde et claque ! Ses « Courtisane ! » sont des défit et sonnent comme un jugement définitif. Géant aux pieds d’argile, on l’entend doucement se fendre et perdre de sa superbe tout au long de l’ouvrage. L’évolution psychologique est superbe avec par exemple la lâcheté parfaitement rendue alors qu’Octavie lui rappelle son devoir. Il lui manque peut-être juste un peu d’abandon lors de sa mort… mais la prestation est superbe tout de même.
Cléopâtre, c’est pour ce disque Kathryn Harries. Nom bien peu connu mais voix impressionnante ! Le rôle a été taillé sur mesure pour une voix étrange a priori… et il faut donc assumer cette étrangeté et ce grave sonore régulièrement demandé. La mezzo-soprano ne triche jamais et nous offre toujours ce chant large, aisé sur toute la tessiture même dans les notes les plus hautes. La pulpe du timbre, la chaleur de la voix… rien que par ses couleurs nous avons déjà une Cléopâtre sensuelle mais aussi dangereuse. On est loin de la Cléopâtre de Haendel ici. Jamais on ne sait si elle manipule ou si elle est véritablement amoureuse. Son entrée frappe par la facilité à chanter dans le bas de la tessiture sans grossir sa voix, conservant un ton calme cachant l’animosité. Femme forte dans ses élans amoureux, Kathryn Harries se montre aussi majestueuse dans le dernier acte où la mort l’attend… ou encore vénéneuse lors de l’air du poison. Le timbre si particulier, ces registres étranges, ce vibrato très rapide… tout cela nous offre vraiment un portrait sinueux et puissant. Totalement investie, elle est de tous les instants vivante et frémissante, mais aussi dangereuse. La mort la trouve d’une sobriété parfaite, où son timbre se voile, comme déjà frappé par la mort. Une prestation remarquable pour un rôle assez compliqué… et de plus il faut saluer la qualité de la diction. Même si on ne comprends pas parfaitement tous les mots, il y a un vrai effort.
On l’aura compris, ce n’est pas par manque de combattants que cette version se voit être une référence, mais aussi par la qualité d’exécution. On pourrait rêver d’autres timbres ou d’autres manières bien sûr… Huguette Tourangeau forcément aurait été une Cléopâtre toute autre, moins sensuelle mais autrement plus inquiétante.
- Jules Massenet (1842-1912), Cléopâtre, Opéra en quatre actes
- Cléopâtre, Kathryn Harries ; Octavie, Danielle Streiff ; Charmion, Martine Olmeda ; Marc-Antoine, Didier Henry ; Spakos, Jean-Luc Maurette ; Ennius, Mario Hacquard ; Amnhès / Sévérus, Claude Massoz ; L’Esclave, Philippe Georges
- Chœurs du Festival Massenet
- Nouvel Orchestre de Saint-Étienne
- Patrick Fournillier, Direction
- 2 CD Koch Schwann, 3-1032-2. Enregistré au Grand Théâtre de la Maison de la Culture et de la Communication, Saint-Étienne, en octobre 1990
Mais plus près de nous, Sophie Koch a eu le courage d’affronter le rôle et deux enregistrements radio en gardent la trace. La première fois, ce fut à Salzbourg avec rien de moins que Ludovic Tézier en Marc-Antoine, Sandrine Piau en Octavie et le jeune Benjamin Bernheim en Spakos sous la baguette de Vladimir Fedoseyev en 2012. Mais si l’ensemble est assez impressionnant, Koch semble peu à l’aise dans le grave, Tézier reste trop sur son quant-à -soi, Piau est un peu trop légère… et Fedoseyev manque cruellement de nuances, préférant les passages martiaux aux moments capiteux. En 2014, une soirée au Théâtre des Champs-Élysées devait reformer le couple Cléopâtre/Marc-Antoine. Mais Ludovic Tézier ne put chanter et fut remplacé par Frédéric Goncalves alors que la baguette était confiée à Michel Plasson. Et là nous avons touché presque au parfait tant Sophie Koch semblait beaucoup plus à l’aise dans son rôle et sa tessiture. Face à elle, Frédéric Goncalves semblait particulièrement impliqué avec un chant peut-être moins beau que celui de Ludovic Tézier, mais une interprétation beaucoup plus marquante et vivante. Avec eux, Cassandre Berthon offrait une Octavie pleine de volonté alors que Benjamin Bernheim renouvelait son miracle de 2012 (la voix est plus opaque malheureusement maintenant)… et surtout Michel Plasson était à la direction ! Et quel plaisir d’entendre une telle direction ! On retrouve tout le soin de Patrick Fournillier mais avec encore plus de passion. La partition s’ouvre sur mille couleurs, offrant de superbes nuances sans oublier de montrer le pompiérisme qui caractérise Rome. Cette version de concert était un grand moment… mais n’est conservée que chez ceux qui ont enregistré le concert diffusé sur France-Musique !
- Jules Massenet (1842-1912), Cléopâtre, Opéra en quatre actes
- Cléopâtre, Sophie Koch ; Octavie, Cassandre Berthon ; Charmion, Olivia Doray ; Marc-Antoine, Frédéric Goncalves ; Spakos, Benjamin Bernheim ; Ennius, Pierre-Yves Binard ; Amnhès / Sévérus / une voix, Jean-Gabriel Saint Martin ; L’Esclave de la porte / un esclave, Yuri Kissin
- ChÅ“ur de l’Orchestre de Paris
- Orchestre Symphonique de Mulhouse
- Michel Plasson, Direction
- Enregistré par France-Musique au Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 18 novembre 2014
Voilà … il n’y a finalement le choix qu’entre deux enregistrements de très bonne qualité : le premier est un disque officiel mais très difficilement trouvable… et le deuxième est un enregistrement radio jamais publié. Difficile de croire que ce superbe opéra de Jules Massenet n’a jamais réussi à attirer les regards. Mais ne nous plaignons pas ! L’enregistrement officiel est à la hauteur de la partition et permet déjà de découvrir cette Cléopâtre trop mal connue !