Début novembre nous parvenait enfin le témoignage du concert donné à Beaune cet été par Les Talens Lyriques : Isis de Lully. Car si la représentation publique avait eu lieu le 12 juillet, les 11, 13 et 14 juillet c’était l’enregistrement studio qui se déroulait Salle Gaveau, donnant lieu à un disque venant compléter la déjà très grande collection lullyste de l’ensemble. Les derniers ouvrages enregistrés avaient montré combien Christophe Rousset savait donner vie à des partitions aussi variées qu’Armide ou Alceste qui sont aux deux extrêmes de la production du compositeur italien. Avec Isis, c’est un ouvrage à part qui est proposé car Lully semble avoir voulu ici faire taire les mauvaises langues qui critiquaient la rigueur de sa musique. Que de couleurs, d’inventivités et de beautés dans une partition qui sera imitée dans des ouvrages tels que Hippolyte et Aricie par exemple ! Ce concert se tient donc alors que le disque est disponible depuis un mois, alors que la précédente représentation date de presque 5 mois… Et peut-être à cause de cela, on n’en est que plus difficiles sur le rendu et l’on entend toujours mieux les petites imperfections d’un concert en direct alors que l’enregistrement était splendide !
En 2005, Hugo Reyne et la Symphonie du Marais nous faisaient découvrir les beautés de la partition d’Isis. Alors que le flûtiste a annoncé la fin de son ensemble par manque de moyens pour dans quelques mois, il faut rendre hommage à celui qui aura cherché à remettre en lumière de telles partitions avec des subventions moins importantes que d’autres ensembles. Déjà on pouvait découvrir toute l’inventivité dont Lully avait fait preuve pour cette partition. Loin de la rigueur et de la tension d’Atys créé l’année précédente, il avait su donner des couleurs et des rythmes inédits pour cette tragédie en musique. L’histoire ne fait pas intervenir de héros comme Alceste ou Thésée… Nous sommes ici face à des dieux et des nymphes, Jupiter poursuivant de ses avances la belle Io, provoquant alors la fureur de Junon qui fera mourir la belle par sa jalousie. Comme dans les premières tragédies en musique, on retrouve des couples secondaires mais ils sont beaucoup moins présent… et on découvre surtout une musique beaucoup plus complexe et travaillée, cherchant par moments à se détacher du texte, jouant justement sur les effets vocaux alors qu’auparavant le texte se devait d’être totalement clair et libre. On retiendra particulièrement le quatrième acte où l’on assiste à un chœur tremblé, un chœur d’onomatopées… choses qui étaient impensables dans les ouvrages précédents et qui ne se retrouveront d’ailleurs dans aucune tragédie en musique. C’est cette place très forte réservée à la musique qui fait de cet Isis un ouvrage à part dans la production de Lully et Quinault. Ce dernier sera d’ailleurs écarté pour trois ans suite au sujet de son livret, trop proche de la situation de la cour où Madame de Montespan se reconnut en Junon alors qu’Io était Mademoiselle de Ludres, nouvelle favorite du Roi.
Après sa création en 1677, la pièce fut reprise quelques fois jusqu’en 1732… et on ne peut douter que Rameau ou Purcell l’entendirent. En effet, comment ne pas noter les ressemblances entre le chœur tremblé et le fameux air du Froid du King Arthur chez l’anglais, tout comme on retrouve presque textuellement un passage d’appel à la chasse d’Isis dans Hippolyte et Aricie et que l’on ne peut pas s’empêcher de penser que les Parques de Rameau sont elles aussi les descendantes de celles de Lully. Malgré un accueil frileux du public qui trouva la musique trop complexe (ce qui donna le surnom « d’opéra des musiciens » à cette tragédie, tout comme Atys est « l’opéra du Roi », Phaéton « l’opéra du Peuple » et Armide « l’opéra des dames »)… cette tragédie lyrique restera donc dans les mémoires malgré une disparition totale du répertoire. Le retour par Hugo Reyne était donc un évènement et avec sa captation commerciale et son concert, Christophe Rousset nous offre une confirmation de la qualité musicale mais aussi dramaturgique de cet ouvrage. Bien sûr il ne faut pas attendre la tension tragique d’un Atys ou d’un Roland, il y a ici plus de danses et la tragédie prend des allures de pastorales à certains moments. Mais il y a matière à offrir de superbes moments et des personnages superbes, sur un texte comme toujours magnifique de Quinault !
Comme dit plus haut, le disque étant sorti depuis quelques semaines de nombreux spectateurs devaient avoir cette référence dans les oreilles et du coup sont sortis non pas déçus, mais pas tout à fait convaincus. En effet, alors que le disque paru chez Aparté nous propose un rendu particulièrement léché avec un orchestre parfait d’une bout à l’autre tant d’un point de vue technique, musicale, rythmique et de couleurs, il y avait en ce 7 décembre quelques petits manques chez les Talens Lyriques. Est-ce dû aux conditions difficiles en ce moment en région parisienne qui n’ont pas aidé à bien préparer le concert, à une salle moitié vide qui n’a pas aidé à emporter les musiciens ? Toujours est-t-il qu’il manquait un petit peu de vie à l’ensemble, d’énergie ou de détails… Christophe Rousset était certes très présent, mais lui aussi semblait moins concerné que lors du disque. La période entre l’enregistrement et le concert n’a peut-être pas aidé en faisant se perdre les improvisations géniales dues aux nombreuses répétitions pour début juillet. Mais attention… si en effet les cuivres dérapent, si les cordes manquent un peu de rondeur, si les accompagnements de clavecin ne sont pas aussi magiques qu’au disque, nous n’en sommes pas moins devant une réalisation superbe et pleine de qualité ! Mais en se référant à la perfection d’un enregistrement studio, l’oreille note forcément les petits moins ! Et du côté positif, nous avons toujours ces couleurs superbes, cette clarté de jeu qui donne à Lully tout son éclat, ce soin apporté au soutien des chanteurs… La direction de Christophe Rousset montre toute l’inventivité de l’orchestration, la richesse de ton et des rythmes qui parsèment la partition ! Et puis il y a aussi le Chœur de chambre de Namur qui resplendit toujours autant, que ce soit par la variété des couleurs que par la netteté de la langue ! Donc si à faire la fine bouche on pourrait en devenir difficile, il faut remettre dans le contexte et saluer une prestation superbe tant pour l’orchestre, le chœur et le chef !
La distribution ne varie pas entre le disque et le concert en dehors de Cyrille Auvity qui est remplacé par Robert Getchell. Mais sinon, aucun changement, même pour les deux Nymphes chantées par Julie Calbète et Barbara Menier, issues du chœur et proposant un duo de toute beauté. La seule petite déconvenue viendra d’Aimery Lefèvre. Lui qui tient le rôle de l’amant éconduit d’Io, son entrée le montre pris de court semble-t-il, peut nette sur le chant et la diction pour un Hiérax assez problématique. Par la suite le chant s’affirme mais les premières interventions le montrent vraiment perdu, comme s’il redécouvrait la partition. Au contraire, sa prestation dans le disque le trouve en superbe voix, net et plein de grandeur. Autre voix grave, Philippe Estèphe se montre parfaitement à son aise dans les multiples rôles qu’il tient, que ce soit Neptune dans le prologue ou les différentes calamités du quatrième acte. La voix est ferme, le timbre net même si on pourrait l’espérer plus sombre. Le résultat offre de beaux portraits.
La distribution comporte deux ténors, ou plutôt deux haute-contre. Chacun se répartie de nombreux personnages qu’ils soient de premier plan ou faisant parti des ensembles nombreux de l’ouvrage. En premier lieu, il faut saluer la prestation de Robert Getchell qui reprend pour deux concerts les rôles de Cyrille Auvity. Et la tâche n’est pas mince tant le français se montre rayonnant dans l’enregistrement, sachant varier le style, offrir des portraits aussi différents vocalement que possible pour Apollon ou la furie, offrant son timbre solaire aux divers personnages en sachant les caractériser par le texte. Robert Getchell n’a pas la même voix, le timbre est plus haut placé, la voix moins rayonnante… mais les compositions sont de très belle facture avec une apparition en Apollon superbe, mais aussi une Furie terrible par ses montées dans l’aigu. Il avait enregistré un magnifique Orphée dans la pièce de Charpentier et ici avec des rôles totalement différents il se montre aussi magistral, ne palissant que face à la fascinante prestation de Cyrille Auvity. Fabien Hyon a un rôle plus important puisqu’il est entre autre Mercure, le confident de Jupiter, celui qui fait en sorte d’aider son maître d’arriver à ses fins. La tessiture de ses rôles est moins haute, mais le ténor offre un timbre superbe, une belle diction et une interprétation très fine de ses parties, jouant et rusant pour essayer de détourner Junon et sa suivante des frasques de son maître. Le duo avec Iris par exemple est superbe, particulièrement bien joué et subtile. Impliqué d’un bout à l’autre, il se montre au même niveau dans les moments solistes que dans les ensembles divers auxquels il participe. À noter que les timbres se différencient bien entre ces deux hautes-contres, permettant de très beaux duos.
Le pendant à Mercure est chanté par Ambroisine Bré. En effet, avec le rôle d’Iris, elle est la suivante de Junon, cherchant à servir sa déesse dans sa soif de vengeance, mais sachant aussi s’accorder quelques plaisirs ! La jeune chanteuse a elle aussi à chanter plusieurs rôles divers, plus ou moins vocalisant (comme Hébé par exemple), mais elle se montre toujours très à sa place en terme de style et de texte. Il lui manque peut-être un peu de pratique de ce répertoire pour réussir à donner tout son poids au texte et aux situations dramatiques, mais le résultat est très bon. Il faut avouer aussi que sa maîtresse trouve en Bénédite Tauran une interprète de luxe ! En 2007 elle chantait La Paix dans Proserpine avec Hervé Niquet, puis en 2009 c’était Sangaride dans Atys sous la direction d’Hugo Reyne, avant de chanter la sorcière Urgande dans Amadis déjà avec Christophe Rousset. La trajectoire semble logique vers cette Junon colérique depuis les petits rôles allégoriques jusqu’aux sorcières en passant par les belles héroïnes. Et en effet, l’interprétation montre une solide connaissance non seulement de la technique et du style, mais aussi des effets dramatiques pour offrir un portrait tout en démesure de cette déesse outragée. Le chant est particulièrement véhément, parfois à la limite du cri tout en restant toujours musicale. Son personnage prend de belles dimensions, vivant sa fureur sans déformer le texte ou la ligne musicale.
Dans le rôle de Jupiter, Edwin Crossley-Mercer se montre sous son meilleur jour. Habitué de ces rôles de dieux (il avait par exemple déjà chanté Jupiter dans Platée sur la scène de l’Opéra-Comique en 2014 sous la direction de Paul Agnew), le voici en amoureux éconduit, en mari poursuivi par sa femme, puis en dieu magnanime. Sa prestance comme son timbre de voix conviennent parfaitement à son incarnation et l’on peut noter une plus grande implication que parfois dans le texte mais aussi dans le drame. Là où il semblait parfois un peu perdu dans le Pollux de 2014 au Théâtre de Champs-Élysées, restant sur la réserve… il donne ici toute la mesure du personnage, variant les accents en sachant tonner mais aussi émouvoir, jouant parfaitement la simplicité dans le divertissement où il incarne Pan. Son Jupiter est non seulement finement contrasté, mais aussi majestueux par le timbre sonore. Mais face à lui, il a une interprète qui semble transcender le genre. Tout comme il y a quelques années Christophe Rousset avait donné Armide à Marie-Adeline Henry (avec un immense bonheur), voici qu’il a proposé Io (qui devient Isis après sa mort) à Ève-Maud Hubeaux. La mezzo-soprano semble inclassable… Découverte dans Ermione de Rossini où son Andromaque avait charmé et impressionné toute l’assistance par sa maîtrise de la technique mais aussi la délicatesse de son incarnation, elle avait par la suite chanté Dame Ragonde dans Le Comte Ory, enregistré Ascanio de Saint-Saëns et même chanté la Princesse Eboli dans la version originale de Don Carlos à Lyon (alors qu’elle chantait le page à Paris)… et la voici qui se frotte à Lully ! Tout comme pour Marie-Adeline Henry, nous avons affaire à une voix puissante… et l’on voit tout le travail réalisé pour la couler dans le style lullyste. Car si dans les grands moments de désespoir la voix se déploie avec ampleur et bonheur, elle reste sinon toujours contrôlée, sachant doser non seulement les décibels, mais aussi les figures de styles, les aigus droits puis vibrés, la notes prises par en dessous pour un effet garanti… la rhétorique baroque chère à Christophe Rousset est parfaitement intégrée ici ! Et le personnage est magistralement interprété ! C’est la seule lors de ce concert à se tenir sans pupitre, uniquement la partition à la main pour se rassurer alors qu’elle vit totalement son personnage. On est frappé par l’aisance avec laquelle elle entre non seulement dans le rôle de Io, mais aussi dans ce style si loin de ce qu’elle chantait il y a quelque semaines encore (le page de Don Carlo, mais aussi Eboli pour un remplacement de dernière minute pour la fin d’une représentation !). Elle offre un portrait fascinant, loin de la victime, sachant doser parfaitement la coquetterie et le drame, donnant ainsi un personnage plus complexe que souvent.
Difficile de totalement séparer les souvenirs du concert des impressions à l’écoute du disque… mais ce qui est certain, c’est qu’avec cette Isis, Christophe Rousset a frappé un grand coup, réunissant une distribution de très haute volée, totalement imprégnée de la partition avec un orchestre particulièrement généreux (surtout au disque !). On attend donc avec impatience la prochaine tragédie lyrique qu’il mettra en avant… peut-être l’année prochaine ? Atys serait un choix osé étant donné la présence de trois intégrales de référence… mais il reste aussi des redécouvertes à faire : Achille et Polyxène qui reste un inédit total, mais aussi Thésée ou Psyché pour lesquels les versions existantes ne sont pas à la hauteur de l’ouvrage, ou encore Cadmus et Hermione ou Proserpine qui ne sont que peu documentés… le mystère reste entier ! Mais dans tous les cas, cet Isis est vraiment à écouter !
- Paris
- Théâtre des Champs-Élysées
- 6 décembre 2019
- Jean-Baptiste Lully (1632-1687) : Isis, tragédie en musique en un prologue et cinq actes
- Version de concert
- La Renommée / Melpomène / Mycène / Junon, Bénédicte Tauran ; Thalie / Isis / Io, Ève-Maud Hubeaux ; Calliope / Iris / Syrinx / Hébé / Première Parque, Ambroisine Bré ; Apollon / Premier Triton / Pirante / la Furie / l’Inondation / Deuxième Parque / Premier Berger, Robert Getchell ; Deuxième Triton / Mercure / Deuxième Berger / Premier conducteur de Chalybes / les Maladies languissantes, Fabien Hyon ; Neptune / Argus / Troisième Parque / la Guerre / l’Incendie / les Maladies violentes, Philippe Estèphe ; Jupiter / Pan, Edwin Crossley-Mercer ; Hierax / Deuxième conducteur de Chalybes, Aimery Lefèvre ; Deux Nymphes, Julie Calbète / Barbara Menier
- Chœur de chambre de Namur
- Les Talens Lyriques
- Christophe Rousset, direction
Une nouvelle très belle chronique. Tu devrais penser à faire des critiques de concerts ; d’autant que Paris est plutôt bien achalande à ce sujet.
Cher Erik,
Merci pour cette chronique particulièrement nourrie et enrichissante ! Et merci de suivre notre travail avec tant d’intérêt.
J’ai une petite demande, pourriez-vous mentionner le copyright des photos de l’Ensemble et de Christophe Rousset, s’il vous plaît ? Elles ont toutes deux été réalisées par le photographe Eric Larrayadieu.
Merci beaucoup et au plaisir de vous croiser à un prochain concert.
Bien cordialement,
Clara Colucci
Merci!
Pas de problème pour les droits… c’est fait!
Bonne journée à vous et au plaisir de vous ré-entendre!
Erik