Si l’enregistrement des tragédies lyriques de Jean-Baptiste Lully est marqué par Atys dirigé par William Christie en 1987, Christophe Rousset aura finalement été beaucoup plus important en terme de découvertes : depuis quinze ans, il a proposé en premier enregistrement Persée (2001), Roland (2004), Bellérophon (2010) et quelques deuxièmes versions non sans intérêt pour la différence d’approche avec ses collègues baroqueux : Phaëton (2012, qui permet de comparer avec l’enregistrement de Marc Minkowski) et Amadis (2013) qui avait été révélé par Hugo Reyne. Ici, il s’attaque à la dernière Å“uvres complète de Lully, tragédie qui est considérée par beaucoup comme le sommet de la composition lullyste : Armide. Cet ouvrage a eu les honneurs de deux enregistrements par Philippe Herreweghe (1983 retiré de la vente par le chef, puis 1992) et le spectacle dirigé par William Christie avec Robert Carsen à la mise en scène (2008). L’Å“uvre est donc déjà bien pourvue avec deux versions qui peuvent prétendre à être de référence (et aussi un enregistrement dirigé par Ryan Brown en 2007), bénéficiant de distributions splendides dominées par deux immenses tragédiennes : Guillemette Laurens et Stéphanie d’Oustrac. La concurrence est donc rude pour Christophe Rousset et son équipe!
Armide est la dernière tragédie de Lully, composée alors qu’il a déjà quitté la cours de Louis XIV après un scandale de trop. Le compositeur n’a plus les faveurs de son protecteur qui se détourne de plus de la musique profane. Ce sera donc le seul opéra du compositeur que le roi ne verra pas. Accompagné de son librettiste habituel Philippe Quinault, Lully remporte un immense succès avec cette partition qui pousse plus loin que toutes les autres la composition de l’orchestre. Sans perdre l’importance de la déclamation, l’orchestre prend une dimension encore plus large que pour le précédent Roland. Saluée immédiatement après sa création, l’Å“uvre sera éclipsée en 1777 par la tragédie de Gluck sur le même livret. Puis elle reviendra régulièrement à partir de 1887 en extraits ou en concert. Mais c’est véritablement la première représentation dirigée par Philippe Herreweghe en 1983 qui va permettre à Armide de reprendre toute sa grandeur. Depuis, le personnage central, le livret magnifique et la partition grandiose ont séduit les auditeurs. L’intrigue fascine toujours autant et l’on découvre combien cet art de cours est toujours d’actualité et n’a rien de compassé.
C’est à Nancy en juin et juillet 2015 que les représentations scéniques de cet ouvrage ont eu lieu : les retours de presse étaient très bons non seulement pour la partie scénique, mais aussi musicale avec en tête une Marie-Adeline Henry qui avait marqué la critique. Quelques mois après, une bonne partie de la même équipe propose deux concerts à Paris et Vienne. Le choix de la Grande Salle de la Philharmonie de Paris peut paraître étrange : la salle est très vaste et réputée pour ne pas aider la voix à s’épanouir. Quand en plus nous sommes dans un répertoire où le texte déclamé prime et où la puissance vocale est secondaire, pourquoi ne pas avoir trouvé un lieu plus réduit, comme la salle de la Philharmonie 2. De plus, comme lors des précédents concerts Lully de Rousset, le public ne s’est pas déplacé en masse, laissant de nombreux rangs vides dans l’ensemble de la salle. Le rendu est donc déroutant durant les premières minutes et reste assez peu compatible avec les exigences du répertoire : la rondeur perpétuelle du son et l’espace à remplir ne sont pas très favorables à la finesse et la clarté du texte comme de la musique.
Christophe Rousset renouvelle l’approche de la partition par son style d’exécution. Comme à son habitude, il privilégie une grande rondeur de son et un chant régulièrement orné. Dès l’ouverture, on entend un orchestre détaillé mais qui évite la raideur que peuvent donner certains. La sensualité qui se dégage de l’orchestre offre de splendides moments, mais d’autres plus martiaux manquent alors d’un peu de la sècheresse nécessaire. Le chef dirige toute la soirée avec un beau soin du détail et propose un continuo de toute beauté. La présence de deux clavecins (joués dans un style assez différents) permet une grande variété d’ambiance et donne beaucoup de vie aux récitatifs. Les Talens Lyriques se montrent comme toujours d’une probité stylistique impressionnante. Alors que leur répertoire s’étend vers les compositeurs classiques (voir romantique pour le dernier Tragédienne de Véronique Gens), la finesse du jeu est parfaite. On notera uniquement un ou deux accros chez les violons parmi les petits soucis. Le ChÅ“ur de chambre de Namur a souvent collaboré avec Rousset et comme à son habitude, il se montre parfait : la diction est impressionnante et l’ensemble parfait.
Pour une telle Å“uvre, il faut avant tout une grande tragédienne. Et l’on a vu ici se dévoiler une immense Marie-Adeline Henry qui même en version de concert vit le rôle de tout son corps et de toute sa voix. Dès les premiers mots, on découvre un timbre cuivré, une voix puissante et une coloration des mots et du texte assez impressionnante. Poussant le personnage dans ses plus grandes extrémités, le chanteuse ose tout et s’impose avec une aisance déconcertante. Elle n’hésite pas à convoquer des raucités de la plus sombre des sorcières pour ensuite nous donner tout le désespoir de la femme. La palette dynamique est saisissante depuis le murmure jusqu’au forte qui emplit aisément la grande salle de la Philharmonie. Si le texte manque par moment un peu de clarté, il vit tout de même admirablement. On sent combien la jeune chanteuse transpire ce rôle immense de tragédienne, délivrant toutes les émotions avec une générosité telle qu’on en vient à se demander comment elle peut aller s’assoir tranquillement sur la scène pour attendre son tour de chant. Les ombres de Guillemette Laurens et Stéphanie d’Oustrac étaient lourdes… et ici Marie-Adeline Henry trouve un autre chemin pour se hisser au niveau de ses illustres devancières que l’on pensait inégalables.
Face à ce personnage hors norme, il fallait une distribution digne de ce nom. On notera bien quelques déceptions, comme l’Hidraot de Douglas Williams dont la voix ne s’épanouit jamais et reste affreusement coincée dans sa gorge, enlevant toute prestance à ce grand magicien. Judith van Wanroij et Marie-Claude Chappuis se partagent l’ensemble des petits rôles de belle manière, même si la voix de van Wanroij peine à s’épanouir du fait d’une tessiture un peu grave. Mais l’abattage ou la séduction sont là , le style est parfait et répond par de belles décorations aux habitudes de Christophe Rousset. Etienne Bazola et Emiliano Gonzalez Toro sont de même de belles surprises dans leurs petits rôles. On admirera aussi la splendide prestation de Cyrile Auvity qui aurait sans doute proposé un Renaud admirable. Si Antonio Figueroa est justement un beau Renaud, il lui manque cruellement cette aisance de style que possède la haute-contre française : le ténor canadien n’a pas la même proximité de style que la haute-contre française rompue à ce répertoire spécifique. La prestation reste de beau niveau avec beaucoup de soin dans la ligne mais un texte qui manque un peu de mots. Enfin, une attention particulière pour celui qui se hisse au niveau de l’Armide de Marie-Adeline Henry par le charisme et le style : Marc Mauillon. Dès son intervention en Ubalde, il est remarquable de style et d’impact. Mais c’est bien sûr dans La Haine qu’il envahit l’espace pour un portrait saisissant. Avec un timbre très clair, il compose un personnage grinçant et menaçant, loin du monstre immédiat. Le mot bien sûr est particulièrement soigné, mais à cela s’ajoute un chant acéré qui par un luxe de nuances donne à cette Haine une vie particulière qui enrichit l’allégorie pour véritablement lui donner forme humaine.
Avec une grande Armide, Christophe Rousset avait rempli la plus difficile partie, mais il a soigné le reste de la distribution de belle façon (à une exception notable prêt!) et on connait son affinité avec la musique baroque et Lully en particulier. Comme pour les précédents concerts, un disque devrait sortir suite à ce concert et on peut y espérer une encore plus grande satisfaction puisque les petits accros seront gommés et la proximité plus grande. Christophe Rousset parle pour Armide d’un aboutissement musical, espérons que ce ne sera pas une finalité pour lui et qu’il continuera à nous ravir avec d’autres partitions du musicien génial qu’est Lully.
- Paris
- Grand Salle de la Philharmonie de Paris
- 10 décembre 2015
- Jean-Baptiste Lully (1632-1687), Armide, tragédie en musique en un prologue et cinq actes
- Version de concert
- Armide, Marie-Adeline Henry ; Renaud, Antonio Figueroa ; Phénice / La Gloire / Mélisse / Une Nymphe des Eaux, Judith van Wanroij ; La Sagesse / Sidonie / Une Bergère Héroïque / Lucinde, Marie-Claude Chappuis ; Aronte / La Haine, Marc Mauillon ; Hidraot, Douglas Williams ; Le Chevalier Danois / Un Amant Fortuné, Cyril Auvity ; Ubalde, Etienne Bazola ; Artémidore, Emiliano Gonzalez Toro
- Chœur de chambre de Namur
- Les Talens Lyriques
- Christophe Rousset, direction