Alors que le Théâtre de l’Archevêché s’apprêtait à faire résonner les accords initiaux du Requiem de Mozart, un autre programme débutait juste de l’autre côté de la rue, dans la magnifique cour de l’Hôtel Maynier d’Oppède. Nommé « Belle époque baroque », le récital se composait d’airs de cours et de pièce pour archiluth… mais aussi de quelques mélodies du début du vingtième siècle, elles aussi accompagnées à l’archiluth ! Programme tout en douceur donc, mené par deux jeunes artistes : Thomas Dunford qui vient à peine de dépasser les trente ans et Léa Desandre qui elle n’y est pas encore de quelques années. Le cadre, le programme, les artistes… tout était réuni pour ce grand moment. Petit par le format il promettait en effet d’immenses émotions quand on connaît un peu ce répertoire. Et à la lecture exacte du programme, on découvrait que le choix des pièces avait été fait avec beaucoup de soin. Un public nombreux s’était rassemblé d’ailleurs pour ce beau moment de poésie.
Il y a deux ans, c’était un autre récital de mélodies qui avait ensorcelé l’auditoire : les mélodies de Duparc par Emmanuelle de Negri et Edwin Crossley-Mercer, accompagnés par Edwige Herchenroder. Les trois artistes avaient dû lutter contre un temps orageux où le vent s’invitait régulièrement comme un instrumentiste pour prêter main forte au piano. On retrouve le même cadre mais les conditions sont beaucoup plus estivales avec un grand ciel bleu lors de l’arrivée, des oiseaux, aucun vent… et une grande chaleur même si la cour a conservé un petit peu de sa douceur tempérée. Fait surprenant pour un tel récital, le public est venu très nombreux, remplissant presque toutes les places. Il est si rare de voir autant de monde pour des mélodies, d’autant plus pour des airs de cour ! On se souviendra ainsi du superbe récital d’Anne Sofie von Otter déjà avec Thomas Dunford qui n’avait pas réussi à remplir plus de la moitié de la salle Gaveau. Et les remarques lors de la découverte exacte du programme montraient de plus un public qui n’était pas là par hasard, se réjouissant de retrouver des pièces de Lambert par exemple !
Comme indiqué par une Lea Desandre décidément beaucoup plus à l’aise depuis quelques temps, le but de ce programme est de faire voisiner la mélodie du vingtième et son équivalant sous Louis XIV entre autre. Rappelant combien cette musique n’était pas réservée à la noblesse, elle veut ici en montrer tout le caractère simple et populaire, sans pour autant renier son extrême raffinement. De même Thomas Dunford nous rappelle la fonction de luthiste du roi, musicien si important dans la vie de tous les jours à Versailles. Les deux musiciens sont ici chez eux semble-t-il, souriants malgré les désagréments, à l’aise avec le public malgré les applaudissements intempestifs ou les bruits parasites. Au rayon des désagréments justement, vient celui des problèmes d’instrument. Car durant tout le concert, Thomas Dunford va se battre contre une corde, resserrant la cheville qui la maintient en tension, accordant de manière extrêmement rapide durant les morceaux mêmes… et finalement le drame arrivera : la corde casse au milieu de l’Allemande de Robert de Visée. Fait extrêmement rare, c’est sans doute la chaleur qui provoque cela car peu de temps après le changement difficile (les cordes de rechange cassent aussi !), c’est la cheville qui tombe ! Avec beaucoup de sang-froid, Thomas Dunford remet, réaccorde… et nous voilà reparti ! La pause nécessaire au changement de corde verra Lea Desandre assumer le rôle de monsieur Loyal (ou plutôt madame !), essayant de combler l’attente et répondant même aux demandes les plus saugrenues du public comme cette dame demandant d’avoir les textes chantés car elle ne comprend pas les paroles. La chanteuse va alors dire les textes de ses futures pièces.
Si l’entente entre les deux musiciens est manifeste, si tous deux semblent vraiment beaucoup aimer ce répertoire, il semble que le rôle de Thomas Dunford soit prépondérant dans ce concert. En effet, on peut déjà voir une grande évolution depuis 2017 chez Lea Desandre. Ils avaient participé à un concert à l’Opéra-Comique, accompagnés de Marc Mauillon, Jean Rondeau au clavecin et Myriam Rignol à la viole de gambe. Et si le concert avait été superbe, le style de la jeune femme n’était pas encore aussi fluide que ce soir. On sent combien le travail a dû être intense pour arriver à ce résultat et on ne doute pas de l’influence du musicien pour parfaire le rendu. Durant toutes les pièces baroques, on est saisi par la qualité de la diction, la précision des nuances mais aussi le naturel qui se dégage. Car si le style est très codifié dans ce répertoire, réussir à le rendre sans figer l’interprétation est une vraie performance. Mutine pour les airs lestes, d’une belle grandeur tragique pour les airs sombres, elle est de toutes les émotions ! Et puis il y a ces mélodies du vingtième siècle… Elle ne cherche pas à les rendre plus baroques qu’elles ne sont, chantant dans un style parfaitement adapté. On notera juste que la puissance requise lui demande par moment de forcer légèrement sur ses moyens, mais sinon, quelle éloquence et quelle beauté sonore ! Le texte bien sûr est là aussi rendu parfaitement. Que ce soit dans le superbe Les Berceaux de Fauré, dans le si connu À Choris de Hahn ou encore dans l’extrait de L’amour masqué, elle sait donner le ton juste !
Elle est aussi accompagnée de manière magistrale par Thomas Dunford. Le luthiste est sans doute l’un des meilleurs de ces dernières années. Sachant donner du volume à son instrument, le rendant aussi présent qu’une guitare ou aussi délicat qu’un clavecin, il accompagne parfaitement la chanteuse avec des variations et des nuances magistrales. Il donne un tapis splendide pour soutenir la chanteuse dans ces airs de cour. Il nous offre aussi quelques danses splendides, ou du moins des pièces reprenant le style des danses de l’époque. Plus étrange bien sûr, il se doit d’accompagner des ouvrages du vingtième siècle. Il avait accompagné (avec Jean Rondeau) des chansons de variété avec Anne Sofie von Otter mais il est ici seul pour remplacer le piano. Et il faut avouer que le rendu est d’une beauté rare. La délicatesse du touché, la finesse des nuances que permet l’instrument. On est saisi d’un bout à l’autre du concert car au final, les transitions entre les styles se font de manière fluide et si l’on entend bien les rythmes et les styles différents, il y a une continuité musicale. L’extrait de Pelléas et Mélisande par exemple est totalement hypnotisant et la transition vers Charpentier se fait toute en douceur.
En bis de ce magnifique concert, le « Ombra mai fu » de Haendel semble un peu déplacé. Bien sûr, on retrouve la délicatesse des deux musiciens, mais pourquoi un air italien ? Le deuxième bis sera beaucoup plus intéressant avec Dis, quand reviendras-tu ? de Barbara. Même si la chanson est connue, il aurait été préférable que Lea Desandre s’abstienne de nous dire au public qu’il connaissait et qu’il pourrait chanter avec elle. Car forcément, certains dans le public ne peuvent s’empêcher de murmurer le refrain ce qui produit un bourdonnement pour le reste du public. Mais tout de même, ces deux bis, dans des styles si différents, sont superbes car ils montrent tout l’art du chant et de la diction de la chanteuse. Serse est bien sûr parfaitement dans son répertoire, mais reprendre une chanson de Barbara est beaucoup plus compliqué. Et la chanteuse l’investit sans copier, sans la déformer.
Moment rare dans une saison, ce concert nous aura emportés loin, très loin de la réalité et même les croassements des corbeaux ou les cloches sonnant vingt-deux heures ne nous font pas sortir de cette délicatesse et de cette poésie. Les deux artistes sont admirables dans ce répertoire. Thomas Dunford s’impose non seulement comme un grand musicien, mais aussi comme un grand accompagnateur. Et Lea Desandre semble continuer à grandir, l’instrument se développant et offrant de nouvelles facettes à son art en même temps que la diction se fait plus précise.
- Aix-en-Provence
- Festival d’Aix-en-Provence, Hôtel Maynier d’Oppède
- 8 juillet 2019
- Michel Lambert (1610-1696) : Ma bergère est tendre et fidèle
- Robert de Visée (1650-1725) : Gavotte
- Gabriel Fauré (1845-1924) : Les berceaux
- Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) : Celle qui fait tout mon tourment
- Sébastien Le Camus (env. 1610-1677) : On n’entend rien dans ce bocage
- Marin Marais (1656-1728) : Les voix humaines
- Déodat de Séverac (1872-1921) : Soleils couchants
- Robert de Visée (1650-1725) : Chaconne
- Honoré d’Ambruis : Le doux silence de nos bois
- Joan Ambrosio Dalza (mort en 1508) : Calata
- Reynaldo Hahn (1874-1947) : À Chloris
- Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) : Auprès du feu
- Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande : « Mes longs cheveux »
- Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) : Triste déserts
- Robert de Visée (1650-1725) : Allemande « La Royale »
- Michel Lambert (1610-1696) : Vos mépris
- André Messager (1853-1929), L’Amour Masqué : « J’ai deux amants »
- Robert de Visée (1650-1725) : Rondeau la Mascarade
- Michel Lambert (1610-1696) : Ombre de mon amant
- Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) : Sans frayeur dans ce bois
- Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Serse : « Ombra mai fu »
- Barbara (1930-1997) : Dis, quand reviendras-tu ?
- Lea Desandre, mezzo-soprano
- Thomas Dunford, archiluth