En clôture de sa dernière saison à la direction de l’Opéra d’Avignon, Raymond Duffaut souhaitait revenir sur ses débuts à l’opéra avec le Faust de Gounod. Ce choix n’était pas très marquant mais c’était faire un pendant à une soirée du 7 février 1949 où le directeur de théâtre se trouvait dans cet opéra d’Avignon pour assister à une représentation de l’ouvrage. Peu de risque donc d’un point de vue répertoire pour ces deux soirées de clôture… mais les forces engagées dans la production en font un évènement tant on découvre de grandes surprises au cours de la représentation : une mise en scène assez originale et bien pensée, mais surtout une partition intégrale… avec en effet le ballet qui est si souvent coupé ou alors joué en partie seulement. Avec une distribution francophone dont certains habitués des lieux, le directeur voulait cette soirée comme une sorte d’aboutissement et de démonstration des qualités de son théâtre. Au final le rendu lui donne raison car la soirée aura été splendide !
Comme beaucoup d’opéras de cette époque en France, le problème lors de nouvelles productions est de savoir si l’on sera fidèle à la partition ou si les coupures seront « traditionnelles »… Car des coupures il y en a souvent : elles peuvent être minimes comme lors de l’arrivée des soldats ou plus importantes comme la scène complète de la chambre dans sa totalité. Et puis reste le cas de la Nuit de Walkpurgis… le plus simple pour certains est de la couper entièrement… d’autres en font une version raccourcie… d’autres enfin cherchent à se rapporter à l’une des deux versions possibles : celle avec le ballet ou celle avec les couplets Bachiques. Dans un cas cela demande l’intervention d’un chorégraphe et de danseurs pour un peu plus de vingt minutes… dans l’autres deux chanteurs capables d’assumer les tensions de ce duo assez éprouvant. Le choix ici a été de se référer à la partition maintenant admise comme étant la version complète (celle que dirigea et enregistra Michel Plasson pour EMI). Ainsi nous avons l’intégralité de la partition communément admise, mais juste le choix du ballet plutôt que les couplets. Faust retrouve ainsi son intégrité dans le genre de l’opéra. L’année prochaine, Christophe Rousset devrait nous faire revivre un Faust totalement différent avec les dialogues parlés et peut-être l’insertion de passages de la partition qui avaient été coupés lors des répétitions. Si l’on ne peut pas rêver d’une scène de folie de Marguerite irrémédiablement perdue, on entendra sûrement des choix différents. Mais pour cette représentation d’Avignon, une grande partie du public a sans doute assisté pour la première fois à une production proposant autant de musique ! Que l’on pense par exemple que l’Opéra de Paris n’a jamais eu le courage de monter l’ouvrage dans cette version, préférant toujours couper à droite ou à gauche pour économiser d’un côté l’apparition des danseurs, mais aussi quelques répliques durant le reste de l’ouvrage ! Le seul reproche que l’on peut faire à cette production d’un point de vue des choix musicaux est d’avoir distribué Siebel à un ténor plutôt qu’à un mezzo-soprano… le rôle du travesti est une obligation de l’époque et il est si étrange de l’entendre chanté par une voix masculine !
Nadine Duffaut est une grande habituée d’Avignon et d’Oranges où son mari Raymond Duffaut était directeur. Elle nous a souvent proposé des mises en scènes assez traditionnelles qui manquent un peu de vie et de réflexion. Quelle agréable et bonne surprise que les choix artistiques de cette production de Faust ! Le parti pris de départ est que Faust va rêver ou se souvenir de toute l’histoire. Dans un décor unique, il assister à tout le drame sans pouvoir intervenir, se voyant lui-même attirer la pauvre Marguerite dans la déchéance. Le décor unique est très simple mais habillé d’éléments très significatifs. Ainsi cet immense prie-Dieu par exemple qui sert de lit, mais qui est aussi la présence de l’église. De même comment ne pas se souvenir longtemps de cette immense marionnette de Marguerite qui descend lors de la romance gothique puis l’air des bijoux ? Souvent disproportionnés, ces éléments n’en gardent pas moins un vrai rôle et participent toujours de la scénographie. Petit à petit, les décors de la chambre de Faust s’élèvent dans les cintres pour agrandir le plateau et abolir cette limite physique. Le final est splendide avec cette prison ronde faite de fils qui descendent des cintres dont Marguerite ne peut s’extraire avant l’apothéose finale où baignée d’une lumière elle en est libérée alors que le reste de la scène est doucement plongée dans les ténèbres. Les costumes sont globalement modernes mais jamais trop marqués. Bien sûr, voir Méphistophélès en jean, blouson de cuir et chaussures rouges peut choquer, mais cela convient très bien au personnage joueur et sombre proposé.
Dramatiquement, on l’a dit la soirée repose sur ce dédoublement du rôle de Faust. D’ailleurs, durant tout le début de l’opéra, c’est un premier ténor qui chante le rôle avant que Florian Laconi ne reprenne la ligne par la suite. Ce premier Faust est vieux et faible, prêt à mourir… seringue de drogue ou de somnifère, on ne sait pas exactement, toujours est-il que loin de la coupe, ce nouveau contenant est lui aussi celui qui peut apporter mort ou bonheur illusoire fourni par le diable. Et c’est d’ailleurs Méphistophélès qui plantera l’aiguille dans le bras du vieux docteur. Après une projection de l’apparition de Marguerite alors que le reste de la scène est noir, arrive sur le grand lit le jeune Faust aux côtés du vieux qui semble inerte. Le changement est fait. Ce sera toujours dans une atmosphère de cauchemar que nous allons assister à la soirée. La kermesse ainsi n’a rien de joyeux avec ces fantômes beiges qui dansent comme des pantins. Le retour des soldats aussi les montre blessés et mourant alors que la malédiction de Marguerite provoquera une fausse-couche de la jeune femme. Auparavant, c’est en pleine prière qu’elle affronte Méphistophélès ici en grande tenue de moine avec robe blanche et grande cape noire : l’effet est saisissant de voir l’ampleur de cette ombre. Mais dramatiquement il est aussi impressionnant de le voir s’effondrer sous la brûlure des chants religieux, rampant pour gagner le dossier du prie-Dieu et finalement vaincre cette religion en se dressant tel le Christ en croix. Rien n’est gratuit ici… et finalement c’est la scène la plus sombre à Walpurgis qui déploie ses plus grands charmes avec beaucoup de couleur et de lumières durant la chorégraphie très belle d’Eric Belaud. Loin d’une simple mise en image, la mise en scène apporte un sens et une couleur bien particulière à cet opéra si connu et souvent joué peu sérieusement.
En 2014, Alain Guingal dirigeait Mireille dans cette même salle avec d’ailleurs dans les deux rôles principaux les mêmes interprètes que pour ce Faust. On pourrait reprendre une partie des mêmes critiques concernant sa direction. En effet, le gros point noir est ces décalages entre chanteurs et orchestre. Il peut arriver que quelques problèmes arrivent, mais le souci est que le chef ne semble pas vraiment en faire cas : ainsi par exemple durant l’invocation de Méphistophélès aux troisième acte, Nicolas Courjal se trouve décalé en fond de scène, et le chef ne va jamais tenter de remettre les choses en ordre en modifiant son tempo… c’était au chanteur de se caler et donc on assiste à de nombreuses mesures où la musique n’est pas en phase avec le chanteur. Les autres artistes ont aussi un petit souci par moments… cela n’est donc pas un problème de chanteur mais bien de direction. À côté de cela, le travail sur la partition est superbe déjà pour son intégrité, mais aussi pour les nuances et les détails bien mis en avant. Quelques passages sont peut-être légèrement trop rapides comme durant le premier acte qui commence avec beaucoup d’énergie là où ces accords devraient plus sonner d’une grande lourdeur. L’Orchestre Régional Avignon-Provence lui aussi est très bon et impliqué. Le rendu est donc de très belle facture.
Le ChÅ“ur de l’Opéra Grand Avignon se montre lui aussi sous son meilleur jour. Scéniquement il a beaucoup à faire pour intégrer des gestes et des attitudes très étudiées comme dans la kermesse du deuxième acte. Mais en plus de cela le chant est de grande qualité. Si leur prestation dans Macbeth restait un peu trop légère, la présence ici des « supplémentaires » permet d’avoir un beau volume. Et soulignons la diction de l’ensemble !
Autre crédit à apporter à cette production, la qualité des seconds rôles. Même le petit rôle de Wagner est très bien chanté par Philippe Ermelier à la basse chantante et bien menée. Il faut aussi saluer la prestation de Marie-Ange Todorovitch qui nous évite tout débordement chez Dame Marthe. Souvent traitée de manière trop comique, elle a ici toute sa droiture de dame patronnesse et la voix est superbe et bien charnue. Le rôle de Siebel lui est plus problématique par le simple choix d’y avoir distribué un ténor au lieu d’un mezzo-soprano. La prestation de Samy Camps n’est aucunement à blâmer car il donne beaucoup de jeunesse et de fraicheur au personnage. Mais le timbre perturbe : là où l’on attend un timbre de femme on retrouve cette lourdeur relative du ténor. Par contre, quel bonheur d’entendre ces deux airs de Siebel, très bien phrasé et chanté par notre ténor ! Enfin saluons aussi la prestation de Lionel Lhote dans le rôle assez ingrat de Valentin. Le baryton possède une voix puissante et bien timbrée, alors que le chant est d’un style parfait. Son personnage manque de finesse mais le livret le veut. Très belle prestation pour ce frère violent et surprotecteur !
Le personnage le plus charismatique de l’ouvrage est bien sûr Méphistophélès. L’affiche était très alléchante puisque c’était l’occasion d’entendre la prise de rôle de Jérôme Varnier. La basse française avait marqué les esprits dans le rôle de Marcel des Huguenots à Bruxelles et c’était avec grand plaisir que l’on pouvait l’entendre à nouveau dans un grand rôle. Et le résultat est à la hauteur de l’attente ! Dès son entrée, le timbre frappe par son autorité et sa noirceur… le diable est là , imposant et charismatique. Mais imposant ne veut pas dire lourd car il est tout le contraire. La voix de Jérôme Varnier claque sur chaque mot, frappe par son mordant et ses nuances. Tout au long de l’ouvrage, le chanteur promène sa grand et fine silhouette sur la scène, inquiétant ou royal mais toujours marquant. Vocalement il y a quelques petits soucis dans le sommet de la tessiture (le Veau d’Or est tendu sur trois notes, tout comme la sérénade), mais cela est totalement effacé par toute la prestation du chanteur qui s’impose avec une telle aisance qu’on en vient à trouver le chanteur inquiétant lui-même, se demandant si ce diable aux chaussures rouges et blouson de cuir n’est finalement pas la personnalité de la basse ! Impressionnant d’un bout à l’autre, ce Méphistophélès attire toutes les attentions !
Déjà Mireille il y a quelques années, Nathalie Manfrino possède toujours ses grandes qualités : un timbre charnu et superbe, une diction admirable et une implication sans faille. Plus à l’aise dans les moments dramatiques que dans l’air des bijoux, elle n’en assume pas moins l’intégralité du rôle avec pourtant une voix plus lourde qu’à l’ordinaire. Mais comment résister à cette chanson gothique si parfaitement colorée et phrasée ? À cet air de la chambre plein de grande tristesse ? Et puis bien sûr la scène de la prison où elle semble totalement survoltée en affichant une projection impressionnante et surclassant aisément ses partenaires (pour notre plus grand plaisir dans ce trio final!). Quelques fois le vibrato de la chanteuse peut-être un peu large, mais pour cette représentation, il était parfaitement contrôlé… quel plaisir d’entendre cette chanteuse trop discrète sur les grandes scènes dans ce rôle ! Et scéniquement nous avons aussi un personnage cohérent, toujours juste et direct. Un sans-faute là encore !
Enfin le rôle principal… enfin on pourrait presque dire LES rôles principaux car étrangement le rôle est réparti entre deux chanteurs. Durant le premier acte, alors que Méphistophélès provoque la vision de Marguerite, le changement entre un vieux et un jeune Faust s’effectue de manière fluide. Ainsi l’ancien reste immobile sur le grand lit alors que le jeune se prépare pour sortir avec le diable. Avant, c’est donc Antoine Normand qui joue, mais aussi chante le rôle de très belle manière. La voix est un peu voilée et plus dramatique qu’à l’ordinaire et le contraste est parfait avec la voix légèrement claironnante de Florian Laconi qui arrive par la suite. Ce dernier semble très à l’aise avec la tessiture du rôle, se permettant même un contre-ut diminué durant sa cavatine. On pourra juste lui reprocher un petit manque de nuances… et un engagement scénique assez générique. Il faut dire qu’Antoine Norman est lui totalement fascinant. Même s’il ne chante plus de la soirée, il reste présent à constater sa chute. Parfois immobile durant une scène entière, le fantôme est hypnotique. Parfaitement joué, on en vient à se demander si son métier est acteur ou chanteur lyrique ! Deux bons chanteurs donc même si Florian Laconi manque un peu de charisme pour pouvoir lutter avec Jérôme Varnier bien sûr (son Faust est donc totalement dominé par Méphisto), mais aussi par Nathalie Manfrino…
Cette dernière représentation de l’ère Duffaut fait honneur à la maison. Avec cette mise en scène de Faust le risque était réel de se mettre à dos une partie du public (d’ailleurs certains commentaires étaient vraiment négatifs lors de l’entracte), mais finalement c’est une vrai bonne surprise. La distribution est un vrai sans faute avec la présence de Nathalie Manfrino et de Jérôme Varnier pour frapper les esprits. Une grande et belle représentation !
- Avignon
- Opéra Grand Avignon
- 11 juin 2017
- Charles Gounod (1818-1893), Faust, Opéra en cinq actes
- Mise en scène, Nadine Duffaut ; Chorégraphie, Eric Belaud ; Décors, Emmanuelle Favre ; Costumes, Gérard Grosperrin ; Vidéo, Arthur Colignon
- Marguerite, Nathalie Manfrino ; Dame Marthe, Marie-Ange Todorovitch ; Faust, Florian Laconi ; Méphistophélès, Jérôme Varnier ; Valentin, Lionel Lhote ; Siebel, Samy Camps ; Wagner, Philippe Ermelier ; le vieux Faust, Antoine Normand
- Chœur et chœur supplémentaire de l’Opéra Grand Avignon
- Orchestre Régional Avignon-Provence
- Alain Guingal, direction