Phaéton de Lully par Dumestre et Lazar

Qu’il est rare de pouvoir assister à une tragédie lyrique en version scénique… et encore plus rare que ce soit un ouvrage de Lully qui soit proposée. Si Rameau a les faveurs des programmateurs, son prédécesseur semble moins intéresser les musiciens ou du moins les metteurs en scène. Après les magnifiques Atys, Armide ou Cadmus et Hermione, il y a bien sûr eu les versions de concert de Christophe Rousset… mais pas très peu d’autres version scéniques complètes. Car la tragédie lyrique de Lully est un art complet où doivent se mélanger chant, danse, déclamation et scénographie. Vincent Dumestre et Benjamin Lazar ont déjà collaboré en 2008 pour justement Cadmus à l’Opéra-Comique. Aussi, les voir se retrouver dix ans après dans le cadre enchanteur de l’Opéra Royal de Versailles est un vrai plaisir et gage d’une belle qualité tant visuelle que sonore pour Phaéton. Le spectacle tiendra ses promesses malgré quelques surprises. Dans le lot des choses que l’on pouvait attendre, les chanteurs s’expriment en prononciation restituée… mais par contre, l’on est surpris pas la côté moderne de la scénographie ! Benjamin Lazar qui nous avait habitués aux reconstitutions semble ici avoir voulu transgresser le genre pour surprendre ! Malgré un prologue terne, le reste de l’ouvrage montre que l’on peut travailler la tragédie lyrique de cette manière lorsque l’on connaît bien ce type d’ouvrages.

Phaéton est la dixième tragédie lyrique de Jean-Baptiste Lully et la huitième sur un texte de Philippe Quinault. C’est dire si la formule est déjà bien installée. Pourtant, avec cette histoire où la soif d’honneurs et de pouvoir est la principale motivation, nous sommes très loin des héros chevaleresques. Impossible ici d’assimiler le personnage principal à Louis XIV. C’est plutôt à Nicolas Fouquet qu’il faut penser, lui qui brilla si fort qu’il fit de l’ombre au roi et fut puni pour cela. L’on assiste donc à l’affrontement entre l’amour et l’ambition. Car bien sûr, si la légende racontée par Ovide ne contient aucune galanterie, il fallait bien ajouter ce moteur à l’époque. Voici donc que Phaéton abandonne Théone qu’il aime pour épouser Libye, fille du roi d’Égypte. Sûr de lui, poussé par sa mère à revendiquer le trône du fait de sa haute naissance, voici que l’on doute que le Soleil soit bien son géniteur. Il ira donc trouver son père et demandera de conduire le char du soleil. Présumant de ses forces, il s’écrasera sur la terre et provoquera de terribles dégâts. Pour compter cette chute terrible, l’opéra convoque de nombreux moments dramatiques ou divins permettant aux créateurs de montrer toute la puissance évocatrice de la langue et de la musique. Si le personnage principal est assez détestable, l’on en vient par contre à souffrir face aux deux princesses mais aussi cette mère qui voit son fils se précipiter vers sa mort uniquement guidé par son ambition démesurée.

Acte I : Aleksandre Egorov (Protée), Léa Trommenschlager (Climène), Cyril Auvity (Triton)

On l’a dit, Benjamin Lazar a évité pour cette fois la reconstitution. Il propose un décor sobre mais imposant qui créé de beaux espaces ou des jeux de lumières splendides (la scène du Soleil avec ces reflets dorés était magnifique!). Les costumes sont eux assez variés avec du contemporain pour le chœur alors que les personnages nobles sont eux dans une évocation de l’antique qui parfois ferait presque penser à cette science-fiction antiquisante comme Dune par exemple. Une fois la surprise passée du prologue assez peu réussi, la tragédie elle montre de superbes images mais surtout une direction d’acteurs d’une grande finesse. Car si le visuel est plutôt moderne, la gestuelle elle est résolument baroque ! Ainsi, on admirera ces poses précises et évocatrices, ces mouvements fins et parfaitement chorégraphiés chez la noblesse de l’ouvrage. De chorégraphie par contre, il n’y aura presque rien. En effet, les ballets voient le plus souvent des vidéos ou des défilés du chœur. Il y a bien quelques danses réalisées par le chœur, mais elles sont très simples. En optant pour une telle mise en scène, Benjamin Lazar prenait des risques car il est connu pour son conservatisme. Mais la réussite est brillante. On se concentre ici sur la tragédie et non sur le décorum de l’époque.

Acte III

La partie musicale est dévolue à Vincent Dumestre, lui aussi très concerné par les reconstitutions. À la tête de son Poème Harmonique, il nous fait entendre la partition sans aucune concession. Là où certains vont soigner la rondeur et la douceur, lui préfère chercher les nuances et le côté un peu carré de la musique. L’instrumentarium est assez varié et large, avec par exemple trois théorbes, deux flûtes et une flûtes basse… Nous avons une grande variété dans les récitatifs où la basse continue est particulièrement évocatrice. Le grand orchestre n’est pas en reste avec des couleurs certes un peu vertes, mais une tenue et un rythme parfait. Si parfois, Lully est plus rapproché de Rameau par les chefs, ici l’on est plus dans un rapprochement avec les prédécesseurs de l’italien : Boesset, Guédron et autres Lambert. Non pas qu’il propose un orchestre réduit à quelques instruments, mais c’est plus dans le soin d’articuler et de mettre en valeur les mots et la couleur que l’on retrouve un peu de cet aspect. Pour l’accompagner, c’est le chœur MusicAeterna qui doit relever le défi non seulement de chanter en français, mais aussi en français restitué ! La formation de Perm en Russie, dirigée par Teodor Currentzis est impressionnante d’aisance dans ce répertoire qu’elle pratique pourtant peu. La diction est précise, les ensembles parfaits… et même les quelques chanteurs qui semblent en sortir pour assumer des parties solistes sont parfaits. Le travail a sans doute été énorme pour arriver à ce niveau.

Acte IV : Cyril Auvity (Le Soleil)

Comme dit plus haut, les petits rôles étaient chantés par des artistes de MusicAeterna. Ainsi, on va retrouver les deux basses Viktor Shapovalov et Aleksandre Egorov dans les rôles respectivement de Protée / Le Roi et Mérops. Les voix sont assez proches et un peu étranges dans du Lully. Larges et plutôt rocailleuses, elles donnent un beau relief aux personnages mais semblent peu adaptées à ce répertoire en soliste. Mais le travail de style et de diction est très bon. Au contraire, Alfiya Khamdullina est une très belle Heure du Jour, avec une belle diction et un savant art du chant baroque, tout de finesse. De même, Elizaveta Sveshnikova se montre très à l’aise dans ce répertoire. Elle n’est pas issue du chœur et offre à Astrée d’abord un timbre très clair et lumineux, alors que son Heure du Jour est aussi de toute beauté. Ces quatre chanteurs ne sont pas des grands habitués du répertoire baroque français, mais se montrent d’une grande intégrité linguistique, particulièrement avec la prononciation restituée. Il faut saluer cet immense travail réalisé !

Acte I : Lisandro Abadie (Épaphus), Éva Zaïcik (Lybie)

Dans le triple rôle de Saturne, Épaphus et Jupiter, Lisandro Abadie se montre en retrait. Il est parfait dramatiquement et vocalement, avec une grande connaissance du style. Mais il lui manque une projection plus percutante pour s’imposer, surtout lorsque l’on chante les rôles de Saturne et Jupiter. Les deux dieux manquent cruellement de stature. Même Épaphus se trouve réduit. La douceur lui convient parfaitement mais il lui manque un peu de puissance pour se montrer le digne fils de Jupiter. Il faut dire aussi qu’il est face à une distribution de haute volée pour le reste des rôles, même dans le rôle finalement assez court de Lybie. Éva Zaïcik (déjà remarquée chez William Christie, et depuis récompensée de nombreux prix) s’y montre d’une grande douleur, mais aussi extrêmement pudique malgré une voix sonore et direct. Le timbre est superbe, mais à cela s’ajoute un vrai sens du texte qu’elle partage avec ses collègues. Elle dit le texte et en donne toute sa force. Sa technique s’accorde merveilleusement avec le répertoire baroque dans le sens où la voix reste légère tout en ayant une couleur sombre. Et elle nous régale de quelques appogiatures du plus bel effet chez Lully. Ajoutons la magnifique tenue sur scène ainsi que la gestuelle baroque splendide, et nous avons un personnage qui crève l’écran !

Acte I : Léa Trommenschlager (Climène)

Autre amoureuse malheureuse, Victoire Bunel campe une très belle Théone qui souffre de façon plus extériorisée. Le personnage est, il faut le dire, plus développé dramatiquement. La jeune chanteuse est peut-être moins fine dans ses émotions mais elle donne une grande force au désespoir de la princesse délaissée par Phaéton. Que ce soit dans la supplique ou la véhémence, elle est toujours juste. Nous sommes ici devant une grande tragédienne. Autre grande figure, la Climène de Léa Trommenschlager se montre parfaite dans le rôle étrange de la mère de Phaéton. À la fois tremblante devant l’ambition de son fils, mais aussi le poussant à toujours briller plus haut, la chanteuse sait là encore donner du poids au mot et soigne les couleurs pour justement avoir ce deux facettes. Le personnage pourrait être une virago assez uniforme, mais nous en sommes ici très loin par la palette de nuances qui sont déployées. Le timbre est moins immédiatement beau que chez les deux princesses, mais cette Reine à du charisme à revendre et s’impose facilement.

Acte I : Cyrile Auvity (Triton)

Même si ses interventions sont sporadiques, il faut saluer la prestation ahurissante de Cyril Auvity. Il campe trois rôles (comme dans l’enregistrement de Christophe Rousset il y a maintenant six ans) : Triton, le Soleil et la Déesse de la Terre. Si ce dernier rôle est assez court, il aurait déjà suffi à faire remarquer la qualité du chant, de l’interprétation et de la diction. Mais les deux autres rôles beaucoup plus développés nous permettent de l’entendre dans d’autres domaines. La virtuosité de Triton ne le prend jamais en défaut, la tessiture extrêmement tendue du Soleil le voit s’épanouir dans une aigu magnifique… et la souffrance de la Terre est bien là aussi. Chacune de ses apparitions est donc un petit moment de grâce. Pourtant, l’ensemble de la distribution est de haut niveau, mais il y a quelque chose en plus ici qui permet encore plus aux mots de s’envoler, à la mélodie de prendre vie… Il n’y a ici rien à dire si ce n’est s’incliner. Lui qui avait montré quelques tensions dans l’aigu pour Alcyone en début d’année se montre au contraire parfaitement libre avec cet art de dire qui ravi toujours.

Acte IV : Cyril Auvity (Le Solei), Mathias Vidal (Phaéton)

Enfin, le rôle-titre était confié à Mathias Vidal. Si le ténor est un habitué de Rameau et de la période classique (mais aussi de musique plus comme chez Gounod dans Cinq-Mars), il était un peu surprenant de le retrouver chez Lully. Car même si l’on peut être parfait chez Rameau, Lully demande encore un chant plus travaillé. L’exemple de Reinoud Van Mechelen le prouve : admirable chez le dijonnais, il semble un peu perdu chez l’italien. Alors disons-le tout de suite, ce n’est pas chez Mathias Vidal qu’il faut aller chercher les petites guirlandes que peuvent proposer Éva Zaïcik ou Cyril Auvity. Mais il y a une noblesse dans la diction et une aisance qui finissent par convaincre passé le premier moment de surprise. Car la voix est très puissante pour le répertoire, avec un vibrato très rapide que l’on entend rarement chez les hautes-contre. Mais par le soin de donner du sens au texte, par ces effets de notes droites parfaitement utilisés, il se glisse dans le style avec une remarquable aisance. Ne cherchant pas à faire beau avant tout, il donne vraiment vie au personnage dans sa folie et sa démesure. Le personnage ne gagne pas en séduction mais plutôt en force, comme dans une course effrénée pour toujours monter. Ce Phaéton est vraiment l’anti-héros de la tragédie. Là où un Howard Crook par exemple (chez Minkowski) avait un ton très galant, Mathias Vidal lui donne avant tout le texte et donne à entendre un personnage particulièrement marqué. Très belle conception et si elle tranche un peu avec le reste du plateau, n’est-ce pas finalement logique vu le caractère de Phaéton ? Lui qui cherche à toujours aller plus haut que sa position sociale alors que les autres personnages sont très bien installés ? On ne peut que s’incliner devant cette incursion chez Lully et l’on peut espérer à l’avenir de l’entendre à nouveau dans ce répertoire.

Acte IV : Mathias Vidal (Phaéton)

Voici donc une production de Phaéton particulièrement réussie. Minkowski manquait un peu de grâce à l’orchestre, Rousset un peu de nerfs… Vincent Dumestre semble avoir trouvé le ton juste pour faire ressortir toute la richesse de l’orchestre, mais aussi toute l’efficacité de la musique de Lully. Le drame avance, implacable, mais avec une distinction immédiate. Le résultat est passionnant et fort bien réalisé. La distribution est splendide, et la mise en scène finalement de belle facture une fois passé la surprise de l’aspect visuel. Le cadre de l’Opéra Royal de Versailles (qui a été dépouillé de sa moquette dans les colonnades… peut-être à des fins acoustiques ?) est, il faut le dire, assez parfait pour ce répertoire. De nombreuses caméras étaient installées. L’on peut espérer une diffusion prochaine de cette production…

Acte IV : Final

  • Versailles
  • Opéra Royal du Château de Versailles
  • 2 juin 2018
  • Jean-Baptiste Lully (1632-1687), Phaéton, Tragédie en musique en cinq actes
  • Mise en scène, Benjamin Lazar ; Scénographie, Mathieu Lorry-Dupuy ; Costumes, Alain Blanchot ; Lumières, François Menou ; Maquillage / Coiffure, Mathilde Benmoussa
  • Phaéton, Mathias Vidal ; Lybie, Éva Zaïcik ; Théone, Victoire Bunel ; Saturne / Épaphus / Jupiter, Lisandro Abadie ; Triton / le Soleil / la Déesse de la Terre, Cyril Auvity ; Climène, Léa Trommenschlager ; Protée / Le Roi Tributaire, Viktor Shapovalov ; Astrée / une Heure du Jour, Elizaveta Sveshnikova ; Mérops, Aleksandre Egorov ; une Heure du Jour, Alfiya Khamdullina
  • MusicAeterna
  • Le Poème Harmonique
  • Vincent Dumestre, direction

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