Renée Fleming, récital d’une grande artiste

S’il y a une ville où il fallait être en ce mardi 10 octobre 2017, c’était assurément à Paris tant les évènements étaient nombreux : face à la venue de Thomas Hengelbrock et Pavol Breslik à la Philharmonie de Paris, l’Opéra de Paris inaugurait la nouvelle production de Don Carlos avec rien moins que Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Ludovic Tézier, Elīna Garanča et Ildar Abdrazakov dans une mise en scène de Krzysztof Warlikowski… et Renée Fleming venait pour un récital avec piano au Théâtre des Champs-Élysées. Cette dernière a maintenant une place particulière parmi les divas de notre temps : discrète hors de la scène, mais toujours d’une grande intelligence et d’une curiosité sans borne, l’américaine s’est faite une place par son art du chant, mais aussi par cette classe qui lui est propre. Alors qu’elle a annoncé son retrait des opéras scéniques, elle continue à se produire en récital pour le plus grand plaisir d’un public fidèle… même si pour cette venue sur Paris, la salle du Théâtre des Champs-Élysées était loin d’être pleine : concurrence des autres salles, soirée de grève, peur du répertoire avec piano ? Les présents auront eu été récompensé de leur curiosité et leur attachement car Renée Fleming offre un récital de toute beauté !

Brahms, Massenet, Fauré, Canteloube, Saint-Saëns et Strauss… voilà des compositeurs bien connus et que le belle Renée Fleming nous a déjà offert durant des récitals… mais au milieu de ces illustres compositeurs se trouve un autre allemand : Egon Kornauth. Cette présence est assez représentative de la façon dont la soprano conçoit un programme non seulement de concert, mais aussi d’enregistrement. Sans vouloir forcément perturber l’auditeur avec uniquement des pièces rares, elle l’attire par des pièces connues et y distille un peu de nouveauté que ce soit des compositeurs oubliés ou des créations. Loin de se contenter de chanter uniquement des Lieder de Schubert ou des mélodies de Debussy, la soprano va puiser dans le vaste répertoire. Car même cette Soirée en mer de Camille Saint-Saëns est une relative rareté : qui présente ses mélodies dans un récital consacré à ce répertoire français ? Personne ou presque malgré la mise en avant effectuée par le Palazzetto Bru Zane. Certains trouverons étrange d’intercaler un extrait de Thaïs entre du Lied et de la mélodie… d’autre encore plus étrange de terminer une soirée somme toute assez intime par les grands monologues d’Ariadne auf Naxos… mais Renée Fleming nous présente tous ces styles avec un tel naturel et une telle intelligence que nous n’avons pas vraiment de rupture entre les moments : tout juste sent-on qu’elle libère plus sa voix pour les passages lyriques là où la mélodie la trouve plus recueillie et introspective.

En fait, là où elle sait varier cette intensité, le souci va venir du pianiste Hartmut Höll. Durant l’ensemble du concert, il va certes jouer de belle manière, mais sans trouver cette douce manière d’accompagner un chanteur dans le Lied ou la mélodie. On ne peut que penser par exemple à Susan Manoff qui trouve toujours la finesse juste pour non seulement montrer toute la force de la partie pianistique de cet exercice mais aussi offrir un décor délicat au chanteur (son récital avec Véronique Gens était un modèle du genre par exemple). Ici, l’accompagnateur fait un peu trop claquer son piano dans le Lied ou les Fauré, ne trouve pas ce côté onirique des Canteloube… son piano correspond mieux aux épanchements lyriques de l’opéra finalement. Malgré la complicité décrite dans le programme, on reste un peu frustré de ce manque de fondu entre ces deux artistes : la conception du Lied et de la mélodie semblent ne pas leur être commune.

Après une carrière bien remplie dans un vaste répertoire, Renée Fleming se retire donc des scènes d’opéra tout en continuant l’exercice très exigeant de l’opéra. Ses adieux au rôle de la Maréchale dans Le Chevalier à la Rose de Richard Strauss étaient les derniers feux de son art théâtrale… ou presque ! Car même en récital, on sent la chanteuse ancrée dans le rôle qu’elle chante. Non pas à grand traits comme a pu le faire Diana Damrau la semaine dernière, mais avec de petites touches délicates, des mouvements de mains subtiles qui accompagnent le piano même lorsqu’elle ne chante pas. Et lorsqu’elle chante, les mouvements sont aussi fluides mais l’auditeur reste hypnotisé par la voix. Malgré les années (plus de trente ans d’une carrière bien remplie), le timbre est toujours aussi reconnaissable et miraculeux. Seul l’aigu semble moins assuré et rond, mais le reste de la tessiture est admirablement préservé avec ces couleurs moirées, ce souffle parfaitement contrôlé. Et si les Lieder de Brahms ont été commencés avec un petit peu de retenue, la voix s’est déployée somptueusement au fur et à mesure du récital pour offrir une deuxième partie miraculeuse où les rappels étaient des moments de grâce qui laissèrent une partie du public à genoux !

Quelle curieuse idée de commencer le récital par Ständchen de Brahms ? Cette sérénade cueille la soprano un peu à froid et la vitesse et les variations de l’écriture ne lui permettent pas de poser son timbre et laisser la magie opérer. Heureusement, dès le deuxième Lied plus calme, la voix trouve à se développer sur une mélodie plus délicate. Et immédiatement l’on retrouve tout ce qui fait l’unique Renée Fleming. Reste un aigu un peu difficile qui est abordé avec prudence, mais une beauté de ligne de chant à se pâmer. Comment résister à la délicatesse du Wiegenlied abordé avec tant de douceur ? Ses six Lieder sont chantés avec un bel art des nuances et de la coloration. Rupture de ton par la suite avec un bouquet de pièces françaises, ouvert par un extrait de Thaïs. Évitant l’air du miroir, la cantatrice nous offre l’entrée de la courtisane… et on ne peut qu’être ému de l’entendre. L’émotion vient déjà de la beauté de la voix qui ici se trouve chez elle : presque vingt ans après l’enregistrement studio de DECCA, on retrouve ce galbe envoûtant, cette sensualité délicate qui fait de ce personnage l’une de plus fascinante prestation de la chanteuse. Seule la diction n’est plus au niveau espéré mais sinon le chant est toujours aussi beau. À cette émotion musicale vient aussi le plaisir de la retrouver dans le rôle qu’elle a marqué… alors qu’elle se retire doucement de la vie musicale. L’entendre chanter « C’est Thaïs, l’idole fragile qui vient pour la dernière fois… » sonne à nos oreilles comme un adieu pudique. Elle n’a pas chanté l’introspectif « Dis-moi que je suis belle » mais bien ce dernier moment avec Nicias, comme un au revoir au public présent dans la salle. Suivent (après bien sûr un triomphe !) deux mélodies de Fauré superbement rendues où le charme du compositeur se déploie sans affectation. Mais c’est la rare mélodie de Saint-Saëns qui va encore plus nous passionner car le compositeur offre des émotions plus contrastées et variées dans cette pièce peu connue. Et étrangement la diction se fait légèrement plus précise, nous aidant à suivre les évolutions du poème. Enfin, pour ne pas rester sur un moment trop mélancolique, voici que la première partie se termine par un air extrait des Trois Valses d’Oscar Straus. En fort contraste avec le reste de la première partie, Renée Fleming nous emporte du côté de l’opérette viennoise traduite pour Paris. Et elle s’y amuse, ne cherche pas à donner plus de voix qu’il n’en faut mais joue sur le texte et sur les variations de situation. Piquante mais toujours aussi distinguée, la chanteuse se réserve un beau triomphe après l’énergie et la joie de vivre qu’elle a mis dans son chant.

La deuxième partie s’ouvre sur deux mélodies de Joseph Canteloube. Ce compositeur est connu principalement pour son recueil des Chants d’Auvergne. Les couleurs de la langue, la délicatesse de l’accompagnement et la rondeur de la ligne mélodique en font des pages que l’on pourrait croire conçues pour la superbe voix de Renée Fleming. Elle y insuffle non seulement une beauté des couleurs, mais aussi cette petite touche de nostalgie tendre et délicate. Ces deux mélodies se retrouvent dans certains de ces disques et on sent tout le plaisir qu’elle éprouve à chanter ces compositions. On pourrait espérer un jour qu’elle nous offre un disque complet dévolu à ces pièces. Par la suite, ce sera les rares compositions d’Egon Kornauth. On peut rapprocher son œuvre des Lieder de Richard Strauss bien sûr, mais peut-être avec un peu plus de mélancolie pour les quatre qui sont offerts au public en découverte. Renée Fleming est en plus totalement libérée après les deux mélodies de Canteloube et trouve non seulement toujours autant de nuances dans ces Lied que chez Brahms, mais par contre avec plus de largeur et d’aisance : là où l’on pouvait entendre quelques petits trous ou des extrêmes de la tessiture un peu forcés, on retrouve ici la plénitude de la voix de la soprano. Et cette grande forme, cette longueur de souffle et cette aisance dans le grave comme dans l’aigu, il les faut obligatoirement pour ces grandes scènes d’Ariadne auf Naxos qui clôt le récital. Expressive au possible, très engagée même si elle n’a aucun support d’autre que son corps, elle offre un personnage complexe, amoureuse et désespérée, résignée ou suppliante… Toute la palette d’émotions est convoquée par une voix qui retrouve toute sa fraîcheur. On était déjà subjugué en fin de première partie, mais ici on semble retrouver la Renée Fleming d’il y a vingt ans tant l’aisance est manifeste, tant la voix se déploie avec grandeur et nous enveloppe parfaitement dans sa douceur mais aussi son expressivité ! Durant ce quart d’heure, peu importe que l’orchestre magnifique de Richard Strauss soit réduit à un simple piano, toute l’attention est retenue par le chant et le personnage. Bien sûr, une immense ovation salue la prestation et l’artiste.

Bien sûr, elle ne pouvait pas partir ainsi et en effet, évitant les simagrées habituels des allers-retours entre la scène et les coulisses, chanteuse et pianiste sortent, puis reviennent immédiatement avec une nouvelle partition pour ce dernier… Comme pour tout le programme, la chanteuse n’a pas besoin de partition et chante uniquement avec la liste des ouvrages devant elle, libérée de cette ancre qu’est parfois la partition pour un interprète. Elle revient donc, grand sourire au lèvre… et le piano lance un accord… puis un deuxième… et arrive une mélodie que le public finit par reconnaître : l’hymne à la lune extraite de Rusalka de Dvořák. On ressent l’excitation qui parcourt la salle. Avec Thaïs, Rusalka est peut-être l’autre rôle que Renée Fleming a porté le plus fortement sur les scènes, suscitant de nouvelles productions pour des ouvrages finalement assez rares. Et la magie opère encore une fois : le miracle est là, sous nos yeux et dans nos oreilles. L’ondine prend vie, la voix s’élève douce et rêveuse avant que ne se fasse ressentir ce doute qui parcours la jeune femme. Et le public écoute, religieusement, l’émotion est palpable pour ce moment de grâce. Comment continuer après une telle démonstration ? Tout simplement en changeant de registre avec « Summertime » de Porgy and Bess. Après un petit remerciement au public pour son accueil (alors que la pianiste avait déjà lancé les premiers accords, interrompus d’un geste), la soprano retrouve en partie ses origines de chant. Afin de payer ses cours, Renée Fleming se produisait dans des clubs de jazz et l’on entend vraiment cette liberté et le sens de l’improvisation qui joue un rôle si important dans ce répertoire. Et en effet, elle va nous offrir une version très jazzy, jamais uniquement lyrique comme peuvent le proposer d’autres cantatrices. Quelques alanguissements, quelques petits changements de rythme, quelques variations… tout ceci montre ce naturel nécessaire à cet air pour lui donner une forme encore plus passionnante. Malheureusement, il semble qu’Hartmut Höll n’ait pas les mêmes affinités avec ce répertoire car il est régulièrement surpris et égaré par les petits changements qu’elle introduit. Mais après la douceur rêveuse de Rusalka, le changement est superbe. Une nouvelle ovation demandait obligatoirement un autre bis… et en effet voici que la soprano revient et cette fois va nous faire un petit discours. Visiblement émue de l’accueil qu’elle a reçu, mais aussi encore marquée par les événements de Las Vegas, elle va nous chanter l’Ave Maria de Schubert pour clore ce récital. Ouvrage chanté par de nombreux artistes, il est rare de l’avoir entendu aussi gorgé d’émotions. Est-ce justement l’évocation de la tuerie récente (elle avoue qu’elle était à Las Vegas peu de temps avant le drame avec ses filles) ? Mais on la sent totalement impliquée. Elle ne cherche pas à faire dans l’intime mais à évoquer ce mélange d’espoir et de douleur. La voix retient chaque auditeur et la qualité d’écoute qui avait déjà été très bonne devient même ici oppressante. Un silence total laisse la voix s’élever, emplir la salle et enrober le public qui est comme hypnotisé par le moment.

Avec ce récital, Renée Fleming s’est montrée toujours aussi impressionnante et royale. Le chant reste d’une beauté rare, l’intelligence de l’artiste toujours passionnante… et la présence d’une classe assez peu commune de nos jours. La comparaison avec d’autres grandes cantatrices actuelles pourrait nous la faire croire d’un autre âge alors qu’elle reste bien ancrée dans son époque. Mais la stature est différente, la façon d’aborder cet exercice aussi, renvoyant plus aux grandes figures du vingtième siècle si l’on compare avec les prestations des chanteuses plus jeunes. La comparaison avec le récital de Diana Damrau est frappante. Le répertoire est bien sûr différent, mais l’on ressent une toute autre approche même du chant, avec plus de noblesse chez l’américaine, une vision peut-être plus haute du chant lyrique. Renée Fleming se montre ici sous son meilleur jour et mérite tout à fait ce statut de grande parmi les grandes… et cette place à part qu’elle s’est ménagée non seulement dans le paysage lyrique, mais aussi dans le cœur des spectateurs. On peut espérer que ceci n’était pas un récital d’adieux et que l’on pourra de nouveau profiter de cette voix et cette personnalité unique.

  • Paris
  • Théâtre des Champs-Élysées
  • 10 octobre 2017
  • Johannes Brahms (1833-1897) : Ständchen, 5 Lieder, Op.106 – Die Mainacht, 4 Gesänge, Op.43 – Mondnacht, WoO 21 – Da unten im Tale, 49 Deutsche Volkslieder, WoO 33 – Meine Liebe ist grün, 9 Lieder und Gesänge, Op.63 – Wiegenlied, 5 Lieder, Op.49. – Vergebliches Ständchen, Fünf Romanzen und Lieder, Op.84
  • Jules Massenet (1842-1912), Thaïs : « C’est Thaïs, l’idole fragile »
  • Gabriel Fauré (1845-1924) : Mandoline, Cinq Mélodies «de Venise», Op. 58 – Clair de Lune, Op. 46 No 2
  • Camille Saint-Saëns (1835-1921) : Soirée en mer, vingt Mélodies et duos 1er recueil
  • Oscar Strauss (1870-1954), Trois Valses : « Je t’aime quand même »
  • Joseph Canteloube (1879-1957), Chants d’Auvergne : Malurous qu’o uno fenno – Baïlèro
  • Egon Kornauth (1891-1959), 6 Lieder nach Eichendorff Opus 37 : Lockung – Treue – Nachklänge I – Waldeinsamkeit
  • Richard Strauss (1864-1949), Ariadne auf Naxos : « Wo war ich? Tot? » – « Ein Schönes war, hieß Theseus-Ariadne » – « Es gibt ein Reich »
  • Antonín Dvořák (1841-1904), Rusalka : Hymne à la lune
  • George Gershwin (1898-1937), Porgy and Bess : Summertime
  • Franz Schubert (1797-1828) : Ave Maria
  • Renée Fleming, soprano
  • Hartmut Höll, piano

Si le propriétaire de ces photographies souhaite que je les retire, qu’il n’hésite pas… mais une telle soirée et de tels souvenirs méritaient bien de belles photographies…

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