Véronique Gens est une artiste passionnante qui semble aussi à l’aise dans la tragédie lyrique, le Grand Opéra romantique, Mozart ou les mélodies françaises. Et avec la complicité de Susan Manoff, elle propose un bouquet des mélodies de trois des compositeurs les plus doués pour la mélodie : Henri Duparc, Ernest Chausson et Reynaldo Hahn. Avec ces trois compositeurs, on aborde un même style de mélodies, mais par des angles différents. Chacun ici trouve des couleurs personnelles pour exprimer son caractère. Et Véronique Gens donne vie à ces miniatures de manière totalement saisissante. Loin de la réserve ou de la mièvrerie qui est souvent associée à ce répertoire, elle donne ses lettres de noblesse à tout un répertoire qui n’a pas à rougir face aux compositions dans d’autres langues. La salle Gaveau était ainsi l’écrin d’un moment de bonheur et d’émotions. Quel dommage que la salle soit loin d’être pleine ! Pourtant la sortie du disque proposant presque le même programme aurait dû attirer les foules des grands jours.
Chacun des trois compositeurs aura eu une vie très différente. Henri Duparc a passé sa vie à ne jamais être satisfait de ses compositions, torturé à l’idée de ne pas écrire des partitions à la hauteur de ce qu’il espérait. Malheureusement, il détruisit ainsi une immense partie de ses productions et il nous reste heureusement ses dix-sept mélodies qui sont parmi les plus belles composées. Ernest Chausson aura eu une vie beaucoup plus agréable mais très courte ne nous laissant ainsi des partitions magnifiques qui font rêver à ce qu’aurait pu proposer le compositeur plus mature. Enfin Reynaldo Hahn, le fils spirituel de Jules Massenet qui composera aussi bien des mélodies très légères que d’autres plus graves mais toujours avec une grâce extrême. Ces trois compositeurs proposent des mélodies qui sortent du cadre du salon qui était l’écrin habituel auparavant en France : on entre dans des pièces beaucoup plus construites et composées que les très belles pièces de Massenet ou Gounod par exemple. On rivalise ici véritablement avec le Lied allemand ou les Romances russes : le texte est puissant et la partition demande des musiciens de haut niveau tant pour l’accompagnement que pour le chant.
Il est difficile de pouvoir véritablement détailler le récital tant l’ensemble était d’une tenue magistrale. Les deux musiciennes se montrent liées d’une vraie complicité tout au long de la soirée, ne se regardant que rarement sans décalage pour autant. Chacune se félicite régulièrement et surtout partagent un style d’interprétation commun : beaucoup de nuances, une douceur mélancolique pouvant se transformer en vraie tension dramatique… Aucune compétition ou différence d’importance : nous avons face à nous un vrai duo qui se répond et dialogue sans jamais que l’un ne prenne le pas sur l’autre.
Susan Manoff se montre admirable dans son accompagnement. Tout au long de la soirée nous entendons un jeu d’une musicalité parfaite, mêlant un legato splendide à un toucher très délicat. On pourrait sourire devant quelques effets de manche, mais ces grands gestes participent à la rondeur du piano : le grave est de velours alors que l’aigu peut se révéler piquant et fin. La virtuosité est aussi impressionnante par la facilité qui se dégage de ce que propose Susan Manoff. Ainsi le final du Printemps de Hahn la voit dérouler des arpèges magnifiques d’une fluidité irréelle (salué d’ailleurs par Véronique Gens). On peut aussi saluer ces soupirs des accords mourants en fin de mélodies et le très beau dosage des pédales. En grande habituée non seulement de l’accompagnement de solistes (chanteurs ou musiciens) mais aussi de la mélodie française, notre pianiste déroule un véritable tapis confortable et saisissant tout au long du programme.
Bien sûr, celle qui attirait tous les regards n’était autre que Véronique Gens. La silhouette haute et fine, l’attitude aristocratique et la retenue pourraient créer une distance mais il n’en est rien. En effet,se montre immédiatement d’une grande sensibilité et simplicité, dévoilant des trésors de nuances et d’émotions. Le chant se fait d’une rondeur et d’une douceur magnifique, allant du murmure au cri de désespoir sans que jamais la voix ne soit poussée dans ses retranchements. La salle étant de taille réduite, la soprano peut ainsi jouer sur toute la gamme de la dynamique avec des murmures impalpables ou de puissantes notes lancées comme des javelots. On connait son art de dire le français dans l’opéra mais le talent est encore plus admirable ici : la poésie est rendue avec une déclamation superbe et un naturel splendide. Il n’y a pas de sur-articulation ou de maniérisme ici mais une fluidité qui permet à chaque mélodie de trouver le ton juste. Si le programme reste assez sérieux voir même sombre, les bis montrent aussi une autre facette de la chanteuse avec un humour particulièrement fin et distingué. Car c’est ce qui fait le prix de ses interprétations : cette distinction qui jamais ne bride l’expressivité. L’alliance d’un timbre chaud et expressif avec les qualités d’interprète et de musiciennes nous donne un résultat absolument formidable qui tient en éveille une salle totalement hypnotisée.
Ce sont donc deux immenses dames que le public salue comme il se doit à la fin de ce récital magique. Si les applaudissements entre chaque mélodie semblent quelque peu déplaire aux musiciennes, elles ne diront rien et nous proposerons même un marathon durant la deuxième partie avec rien moins que dix mélodies sans pose ! Et elles ne se feront pas supplier pour les quatre bis qui ferment une soirée historique : la complicité est palpable et le bonheur se voit sur les visages de l’une comme l’autre. Bonheur de faire vivre ces mélodies, mais aussi bonheur devant le triomphe de la salle.
Il est possible de retrouver une grande partie du programme (tous les Duparc, Hahn et Chausson) plus deux mélodies sur le disque sorti il y a quelques semaines chez Alpha. Si le disque nivelle forcément légèrement l’impact de la voix de Véronique Gens et bouleverse un peu l’équilibre parfait entre le piano et la voix, les interprétations restent admirables malgré le filtre de l’enregistrement. Il faut souhaiter pour les années qui viennent que cette complicité parfaite donne naissance à d’autres soirées et disques d’une aussi grande qualité.
- Paris
- Salle Gaveau
- 12 Novembre 2015
- Henri Duparc (1848-1933), L’Invitation au Voyage (Charles Baudelaire)
- Henri Duparc (1848-1933), Romance de Mignon (Victor Wilder)
- Henri Duparc (1848-1933), Au Pays où se fait la Guerre (Théophile Gautier)
- Henri Duparc (1848-1933), Chanson Triste (Jean Lahor)
- Ernest Chausson (1855-1899), Sept Mélodies Opus 2 : Nanny (Leconte de Lisle) – Le Charme (Armand Silvestre) – Les Papillons (Théophile Gautier) – La Dernière Feuille (Théophile Gautier) – Sérénade Italienne (Paul Bourget)
- Ernest Chausson (1855-1899), La Chanson Bien Douce (Paul Verlaine)
- Ernest Chausson (1855-1899), Le Temps des Lilas (Maurice Bouchor)
- Ernest Chausson (1855-1899), Sept Mélodies Opus 2 : Hébé (Louise Ackermann)
- Reynaldo Hahn (1874-1947), Le Rossignol des Lilas (Léopold Dauphin)
- Reynaldo Hahn (1874-1947), Quand je fus pris au pavillon (Charles D’Orléans)
- Reynaldo Hahn (1874-1947), Trois Jours de Vendange (Alphonse Daudet)
- Reynaldo Hahn (1874-1947), A Chloris (Théophile de Viau)
- Reynaldo Hahn (1874-1947), Études Latines : Lydé (Leconte de Lisle) – Pholoé (Leconte de Lisle) – Tyndaris (Leconte de Lisle) – Phyllis (Leconte de Lisle) – Néère (Leconte de Lisle)
- Reynaldo Hahn (1874-1947), Le Printemps (Théodore de Banville)
- Jacques Offenbach (1819-1880), Le Corbeau et le Renard (Jean de La Fontaine)
- Francis Poulenc (1899-1963), Madame Eustache (Jean Nohain)
- Francis Poulenc (1899-1963), Les Chemins de l’Amour (Jean Anouilh)
- Gabriel Fauré (1845-1924), Les Roses d’Ispahan (Leconte de Lisle)
- Véronique Gens, soprano
- Susan Manoff, piano