Contemporain de Lully, Marc-Antoine Charpentier est peut-être le musicien qui aura souffert le plus de l’interdit pour tout autre musicien de présenter des tragédies lyriques. En effet, le compositeur aura durant toute sa vie imaginé des ouvrages tragiques en marge de la grande forme mise en place par le favori de Louix XIV et il faudra attendre la mort de Lully pour qu’enfin Charpentier puisse présenter sa fameuse Médée, ouvrage qui n’aura pas le succès espéré lors de la création mais qui de nos jours est considéré comme l’un des plus passionnant exemple de ce grand genre tragique. Avant, nous avions eu des pastorales, des petits opéras courts… mais jamais ces grands sentiments sur cinq actes. Il avait aussi composé ses deux tragédies bibliques et plus particulièrement David et Jonathas qui (malgré le manque de la partie parlée de l’ouvrage telle qu’il a été imaginée) reste un sommet de l’opéra baroque de l’époque lui aussi. Cette Descente d’Orphée aux Enfers fait suite à Actéon (1684)et aux Arts Florissants (1685), tous composés pour Mademoiselle de Guise qui tenait une petite cour à laquelle était rattaché Charpentier.
Pour cet ouvrage, Marc-Antoine Charpentier s’est reposé sur l’ensemble des musiciens de très haut niveau qui composaient la suite de sa protectrice. Ainsi, tous les dix chanteurs seront appelés et l’accompagnement sera créé pour mettre en avant les capacités des différents instrumentistes de haut rang qui fréquentaient régulièrement la maison. Même le compositeur participa à la création dans le rôle d’Ixion. Il composera donc une partition où chacun des chanteurs est sollicité en soliste ou en ensemble, où les musiciens auront un moment pour briller en accompagnant un chanteur particulier puis viendront recréer un orchestre de salon. Toutes les caractéristiques de la tragédie lyrique sont ici réunies même si l’aspect visuel est réduit : très peu de ballets et sûrement une mise en scène assez réduite étant donné qu’il y a peu de moments propres à montrer de grands effets de machineries. Malgré la durée qui semble assez représentative de ces opéras de poche, il reste une interrogation sur la présence ou non d’un troisième acte. En effet, l’opéra s’achève sur le départ des Enfers d’Orphée et Eurydice mais sans que l’on sache si le poète se retournera ou non. Là où Rossi dans son Orfeo nous montre beaucoup de choses autour de l’histoire, là où Monteverdi dans le sien nous donne bien le final tragique (contrairement à Gluck), Charpentier soit a décidé de rester évasif et laisser les spectateurs imaginer le final… soit l’on a perdu la fin de la partition car contrairement à ses autres compositions, rien ne signal vraiment la fin de l’ouvrage. Toujours est-il que la pièce est parfaitement construite telle qu’elle nous est parvenue. Et si l’on pourrait bien rêver d’un troisième acte, il faut déjà se réjouir de pouvoir écouter une telle musique !
La discographie de l’ouvrage était dominée par la version dirigée par William Christie en 1995, parue chez Erato… et forcément la comparaison est obligatoire. Ces Arts Florissants avaient proposé une partition très colorée, douce et plus proche de la pastorale. Ici, Sébastien Daucé offre un vrai contraste avec celui qui reste pour beaucoup la référence dans ce répertoire du premier baroque français. Dès l’ouverture, on entend un orchestre beaucoup plus différencié : là où Christie offre un fondu et une osmose superbe, Daucé semble au contraire faire ressortir chacun des instruments, les mettre en avant pour montrer combien l’effectif est réduit et virtuose. Car nous avons de véritables moments de magie dans les alliages tout comme dans les envolées. Les flûtes par exemple se montrent tout bonnement géniales par la virtuosité extrême qu’elles montrent. Avec un effectif comparable (et même légèrement plus important chez Daucé!), il arrive à faire encore mieux ressortir ce côté léger dans l’accompagnement comme on peut l’entendre dans les cantates baroques françaises. Voir même se rapprocher plus d’une musique médiévale par certains côtés. Tout y est net, vif et direct, sans cette belle rondeur, mais avec à côté une spontanéité et une beauté de timbre séparés qui sont peut-être plus touchants. Et les moments d’ensemble voient toujours un instrument s’extraire de l’ensemble pour ré-hausser le discours musical. Il y a une richesse et une inventivité dans ce que font chacun des instrumentistes qu’on ne retrouve pas dans la superbe mais assez sage prestation des Arts Florissants. L’Ensemble Correspondance semble vraiment à son aise chez Charpentier car ce n’est pas son premier disque et déjà ses Litanies la Vierge étaient une vraie splendeur !
Et ce qui est admirable aussi est que cette même rigueur est conservée pour les chanteurs. Le choix d’Orphée est assez symptomatique : William Christie avait la beauté et l’expressivité ronde de Paul Agnew… Sébastien Daucé avait proposé Reinoud Van Mechelen en juillet 2016 à Beaune dans le même ordre… et pour cet enregistrement, il offre le rôle à Rober Getchell. Le haute-contre n’a pas les mêmes séduction de timbre que les deux précités, mais il a par contre une franchise de diction, une droiture du timbre si l’on peut dire qui offre une vision très sobre mais aussi particulièrement expressive du rôle. Musical à l’extrême quand il le faut, il n’en garde pas moins une superbe intensité dramatique, par une déclamation magistrale du texte et par un art consommé des décorations baroques. Il faut l’entendre dans la supplique à Pluton où les sons droits sont alternés à des appoggiatures subtiles avant qu’un petit vibrato expressif ne vienne habiller la ligne de chant. L’ensemble de la distribution se retrouve dans cette description : pas de grands noms ici, mais des chanteurs spécialisés dans ce répertoire et avec des voix assez droites et à la technique acérée. La cohésion des artistes est parfaite car chacun est exactement à sa place tant en soliste que lors des ensembles dignes des chÅ“urs baroques formés les plus habiles. On notera entre autre l’Eurydice sensible de Caroline Weynants, ou le trio des suppliciés magnifiques d’ensemble (Stephen Collardelle, Davy Cornillot et Étienne Bazola). Tous sont parfaitement à leurs places pour notre plus grand plaisir !
L’œuvre en elle-même est déjà magnifique. Mais elle est ici traitée avec une finesse du détail, une délicatesse du phrasé et une beauté du rendu que l’on ne peut qu’être bouleversé devant tant de subtilité et de réussite. Sébastien Daucé réussit ce que beaucoup considéraient comme impossible : surpasser le maître Christie ou du moins l’égaler. Avec des moyens moins beaux intrinsèquement, il donne vie à la partition qui resplendit de mille feux, tantôt vif argent et tantôt sombre et oppressante, elle est mise en avant dans toute sa complexité et sa beauté. Si le disque de cette Descente d’Orphée aux Enfers est sorti dans une relative discrétion, on peut espérer qu’il puisse être rapidement reconnu pour sa qualité !
- Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), La Descente d’Orphée aux Enfers, Opéra en deux actes
- Orphée, Robert Getchell ; Eurydice, Caroline Weynants ; Daphné, Violaine Le Chenadec ; Œnone, Caroline Dangin-Bardot ; Aréthuse, Caroline Arnaud ; Proserpine, Lucile Richardot ; Ixion, Stephen Collardelle ; Tantale, Davy Cornillot ; Apollon / Titye, Étienne Bazola ; Pluton, Nicolas Brooymans
- Ensemble Correspondances
- Béatrie Linon / Josèphe Cottet, Violons
- Lucile Perret / Matthieu Bertaud, Flûtes
- Mathilde Vialle / Lucile Boulanger / Myriam Rignol, Violes
- Antoine Touche, Basse de violon
- Thibaut Roussel / Diego Salamanca, Théorbes
- Arnaud de Pasquale, Clavecin
- Sébastien Daucé, Orgue et Direction
- 1 CD Harmonia Mundi, HMM 902279. Enregistré à la MC2 de Grenoble, en janvier 2016.