Presque un an jour pour jour après le retour en grâce de Cinq-Mars de Gounod, l’Opéra Royal de Versailles accueillait en ce 2 février une Å“uvre jamais reprise depuis sa création : Dante du peu connu Benjamin Godard. Bien sûr, la Fondation Bru-Zane est à l’initiative de cette re-création et on retrouve des habitués de ses productions : Véronique Gens, Edgaras Montvidas, Andrew Foster-Williams, Ulf Schirmer et les forces de Munich. Si l’année dernière, la soirée était portée par le nom du compositeur, il n’en était rien pour Godard qui reste assez peu connu. Pourtant, le public s’est déplacé avec une belle curiosité puisque la salle était presque pleine. Appelé à faire partie de la collection de livres-disques consacré à l’Opéra Français, ce Dante rivalisera difficilement avec la dernière parution Herculanum ou avec le futur Cinq-Mars. Mais la partition est loin d’être inintéressante avec des fulgurances superbes qui sont malheureusement accompagnée de moments beaucoup moins inspirés. La musique est efficace et devait sûrement donner un effet impressionnant à bien des moments avec une mise en scène, mais le livret n’est pas des plus réussis malheureusement.
Mort à 45 ans, Benjamin Godard n’est pas resté dans les mémoires de la musique française. Pourtant, durant cette brève carrière, il va composer près de cent-cinquante pièces dans les domaines les plus variés, dont six opéras. Il y a quelques années le Festival de Radio-France proposait La Vivandière avec un succès modéré : la partition n’est pas bien passionnante. La grande période créatrice du compositeur est concomitante avec la révolution Wagner qui s’opère chez certains compositeurs français, et le jeune Godard se refuse à puiser dans ce style, préférant chercher les influences chez ses prédécesseurs français (Gounod ou Massenet par exemple) ou chez Chopin et Schumann. Comme beaucoup, il commence à se faire un nom en tant que grand musicien (prodige du violon), puis continuera une carrière de pianiste et d’altiste. Avec la variété des compositions et les différences que l’on peut entendre entre La Vivandière et Dante, on peut supposer que si sa vie avait été plus longue, le compositeur aurait proposé des Å“uvres majeures dans bien des domaines : car il y a un vrai talent de composition par les couleurs et les textures qu’il sait rendre. Et il semble aussi à l’aise dans la grande fresque que dans la forme plus légère.
Pour ce Dante, nous sommes bien évidemment du côté de la grande fresque : l’opéra s’inspire du Grand Opéra par son envergure orchestrale et chorale. Les voix sont aussi très loin de la légèreté de l’opéra comique, avec un grand soprano assez central, et un ténor capable non seulement d’une belle poésie mais aussi de vaillance. L’orchestre est impressionnant par son volume avec une phalange de cuivre immense. Souvent le compositeur privilégie la masse orchestrale au détriment d’une certaine délicatesse ou d’une construction plus fine. Mais dans les moments les plus intimes, on découvre des accompagnements où triomphent les flutes ou un violon soliste. Parmi les grandes pages, il ne faut pas oublier la scène des enfers et du paradis qui semble avoir été l’argument principal pour composer cet opéra, mais aussi pour prendre Dante pour personnage principal. Cette scène donc est à l’image du reste de l’œuvre, mais avec un effet dramatique très marquant. Il est assez étonnant d’entendre dans l’évocation des âmes damnées des effets que l’on retrouve chez Rachmaninov dans Francesca da Rimini : les tournoiements de l’orchestre ou les onomatopées des chÅ“urs sont sidérants de proximités alors que la partition du russe est bien postérieure à ce Dante. La partition est composée telle un grand crescendo avec un début assez tiède pour vraiment prendre en densité dans les actes suivants.
Pour le livret, on se doute que la volonté d’une scène impressionnante à beaucoup joué car honnêtement, le personnage principal aurait pu être n’importe qui d’autre que Dante ! On ne le sent que très rarement poète. Alors que Werther (Edouard Blau librettiste du présent opéra avait aussi participé à la rédaction du poème dont se sert Massenet) chante régulièrement des airs emprunts d’une belle tournure, nous n’avons ici que quelques vers répartis durant les deux derniers actes dignes d’un poète. Sinon, la trame est assez habituelle même si le personnage de Béatrice très bien travaillé, possédant une vraie force de caractère et un sens du devoir qui évite les platitudes souvent vues et entendues. Par contre, le final semble assez abrupte puisqu’elle meurt d’avoir été enfermée dans un couvent depuis quelques semaines sans raison autre qu’une grande fatigue !… Mais les personnages sont réduits, avec un quatuor assez équilibré de personnages principaux.
Comme l’année dernière, les forces de Munich se montrent admirables. Le chÅ“ur est aussi à l’aise dans la puissance nécessaire dans de nombreux moments, que dans les instants calmes comme le début du troisième acte. Et il faut vraiment saluer la qualité d’élocution : pour un chÅ“ur allemand, les paroles sont en général tout à fait compréhensibles sans livret. Un beau résultat. Au même niveau, l’orchestre se montre d’une belle homogénéité, évitant de trop alourdir une partition qui pourrait très facilement devenir bruyante. Ulf Schirmer insuffle une grande énergie et soigne à la fois les détails mais aussi les chanteurs en évitant de les couvrir malgré les effectifs orchestraux souvent énormes.
La distribution vocale est globalement très bonne, même si la diction des petits rôles manque légèrement de fluidité. Cinq-Mars proposait à de jeunes artistes francophones des rôles secondaires permettant ainsi d’entendre jusque dans les plus petits rôles un français assez parfait. Ici, on perd un peu en clarté malgré un travail bien sensible. Diana Axentii manque légèrement de fraicheur dans le rôle de l’écolier. Le timbre est beau mais un peu trop chargé à certains moments… ce qui n’enlève rien à la beauté du chant. Pour le rôle charismatique de Virgile (et accessoirement du Vieillard), Andrew Foster-Williams possède sans conteste la présence du noble fantôme. Le chant est impressionnant et le français parfait même si la voix manque légèrement d’assise grave.
Rachel Frenkel tire très bien son épingle du jeu dans le rôle de la suivante Gemma. Le rôle n’est pas très consistant mais possède plusieurs moments où elle fait briller un beau timbre de mezzo assez clair, parfaitement en accord avec cette jeune femme amoureuse. Le français est par contre un peu difficile à suivre à bien des moments. Enfin, Jean-François Lapointe apporte toute son expérience au rôle de Bardi. Si le personnage se montre un peu trop âgé pour qu’on comprenne son amitié et sa proximité avec Dante, le chanteur reste impressionnant d’impact. L’aigu est toujours aussi sidérant de clarté (lui permettant du coup de passer les masses chorales), et le chant stylé. Le personnage est bien construit pour rendre plutôt crédible les changements d’attitude.
Dans le rôle titre, Edgaras Montvidas impressionne durant tout l’opéra. Le chanteur avait déjà montré ses qualités dans les enregistrements des Barbares de Saint-Saëns ou Herculanum de David. Mais la voix est aussi impressionnante voir même plus en salle. Avec un timbre assez sombre et une voix plutôt en arrière, il arrive à très bien se faire entendre et même à faire briller une voix à l’origine plutôt terne. Dans ce rôle très tendu, il ne privilégie pas la vaillance mais nuance très bien les différentes émotions du personnage. Passant d’une délicatesse digne de la romance jusqu’aux grands éclats patriotiques, le chanteur assume toute l’étendue avec aisance. De part sa technique, il est difficile de comprendre tous le texte mais il y a tout de même un énorme effort car dès qu’il allège sa voix, on comprend chaque mot. Il n’y a ainsi que lors des moments les plus héroïques où les mots sont un peu noyés par les harmoniques. Si sa carrière n’a pas encore toute l’ampleur qu’on peut lui souhaiter, il se montre non seulement d’une belle curiosité, mais aussi d’un beau talent artistique dans ses prestations.
Enfin, la reine de la soirée en terme de chant et de style est sans conteste Véronique Gens. D’un bout à l’autre de son rôle, elle donne tout son sens au texte (compréhensible comme toujours avec elle) par un sens des nuances et de la coloration admirables. Elle a proposé depuis maintenant quelques années de nombreux portraits de jeunes femmes de l’opéra romantique français. Mais elle gagne ici encore en noblesse et en fraicheur par rapport à ses précédentes interprétations. Elle semble vraiment se révéler (s’il en était encore besoin!) dans ce répertoire romantique avec un naturel confondant. Le personnage est déjà très beau et construit avec beaucoup de finesse dans la partition, mais ici Gens apporte encore sa stature, son élégance et sa diction superbe. La tessiture lui fait explorer de plus un registre aigu qui semble s’étendre sans que jamais le reste de l’instrument ne semble en subir une détérioration. La voix se déploie comme toujours avec aisance et beauté. Victime d’un malaise lors du final, on reste impressionné par le professionnalisme de la chanteuse qui devait tout de même être légèrement indisposée depuis quelques minutes avant son malaise. La voix est pour autant restée ferme, facile dans l’aigu… et ce ne sont que ces quelques dernières notes qui trahissent un problème (qui pouvait passer pour un effet dramatique un peu étrange). Elle donnera une grande frayeur au public et aux musiciens lorsqu’on la voit tituber puis être allongée alors que les pompiers viennent lui apporter les premiers soins (malaise sans gravité selon son agent, qui ne l’empêchera pas de tenir se engagements dans les semaines qui viennent). Le concert s’achève donc ainsi alors que Véronique Gens se confond avec son héroïne malheureuse.
La soirée n’a pas révélé forcément une pépite, mais tout de même un très bel opéra. Les circonstances finales ont coupés la soirée de manière brutale et n’ont pas permis au public d’exprimer ses remerciements aux artistes. Car il ne faut pas oublier tout le travail nécessaire pour proposer des soirées au programme aussi rare… avec seulement un enregistrement et deux concerts. La captation du concert réalisé à Munich est disponible sur le site de la radio BR Klassik. On attend maintenant la parution en disque qui rejoindra les belles réussites que nous a déjà proposé la Fondation Bru-Zane.
- Versailles
- Opéra Royal
- 2 février 2016
- Benjamin Godard (1849-1895), Opéra en 4 actes
- Version de concert
- Dante, Edgaras Montvidas ; Béatrice, Véronique Gens ; Gemma, Rachel Frenkel ; Bardi, Jean-François Lapointe ; L’Ombre de Virgile/Un Vieillard, Andrew Foster-Williams ; Un Écolier, Diana Axentii ; La Voix du Hérault, Andrew-Lepri Meyer
- Chœur de la Radio Bavaroise
- Orchestre de la Radio de Munich
- Ulf Schirmer, direction