Il y a quelques années encore, Félicien David était un nom parmi tant d’autres : un compositeur du XIXème siècle et l’inventeur de l’ode-symphonique (dont le fameux Désert). Mais difficile de se faire alors une idée de la qualité de sa composition tant les enregistrements étaient rares. Et voici qu’en moins de deux ans, quatre disques de styles variés nous sont proposés : des mélodies chantées par Tassis Christoyannis, Lalla Roukh (opéra-comique) dirigé par Ryan Brown, le Désert sous la direction de Laurence Equilbey… et enfin Herculanum. Et ce n’est pas fini puisque d’autres Å“uvres ont été enregistrées et devraient paraître dans la collection « Portraits » du Palazzetto Bru Zane avec entre autres une autre ode-symphonique Christophe Colomb. Il faut ici saluer bien sûr cette fondation pour tout le travail de réhabilitation et de découverte, mais saluons aussi le travail effectué avec moins de moyen mais de beaux résultats par Ryan Brown et son Opera Lafayette. Avec Herculanum, c’est tout le faste du Grand Opéra qui est présenté, et sans l’orientalisme souvent associé à la musique de Félicien David. Grand succès lors de sa création, l’œuvre restera de nombreuses années à l’affiche avant de sombrer dans l’oubli. Ce retour en grâce nous livre une partition passionnante et digne des plus grandes compositions lyrique de l’époque, dans des conditions d’écoutes grandioses.
Difficile de parler de Félicien David sans parler de ce qui marqua sa vie et sa musique : son appartenance à l’école Saint-Simonienne. En 1832, la justice ferme la maison du groupe à Paris et le jeune compositeur alors âgé de 22 ans part vers l’orient : il visitera ainsi en une petite année le sud de la France jusqu’à Marseille bien sûr, mais après ce sera rien moins que Jérusalem, Alexandrie et Le Caire qui marqueront profondément le musicien. Le retour à Paris est difficile et il n’arrive pas à faire jouer sa musique ou si peu. Il faudra attendre 1844 pour qu’il soit reconnu avec Le Désert. Quelques oratorios ou mystères suivirent mais sans connaître le succès de cette partition… et Christophe Colomb fut un autre grand succès en 1847. Quatre ans plus tard, le musicien s’essaye à l’opéra avec La Perle du Brésil. Arrive ensuite le fameux Herculanum qui cette fois doit être montée sur la plus grande scène de Paris : l’Opéra. Le succès de cette création fut cependant surpassé en 1862 par la création de Lalla Roukh à l’Opéra-Comique. Après ces succès, il entre à l’Institut et devient un compositeur qui compte pour Paris. Sa musique est souvent teintée d’un troublant orientalisme. Mais contrairement à nombre de ses collègues qui n’avaient jamais quitté l’occident, David s’est approprié des mélodies et des thèmes lointains pour donner vie à des couleurs et des ambiances inédites comme dans ses odes-symphoniques Le Désert et Christophe Colomb ou ses mélodies. Ce voyage de jeunesse va donc jouer un rôle important sur sa musique, mais ses condisciples vont aussi lui fournir un soutien de poids. Ainsi lors de la composition d’Herculanum vont-ils lui apporter toute l’aide matérielle nécessaire : son triomphe sur la scène de l’Opéra devait avoir un rejaillissement sur leur doctrine.
Bénéficiant des moyens immense de l’Opéra de Paris, Félicien David compose un ouvrage grandiose qui demande des décors imposants où évoluent des personnages composés pour les grands noms de la scène française. Bien sûr l’influence d’un Meyerbeer est assez significative ici avec une ressemblance à Robert le Diable au travers des personnages de Nicanor et Satan. Mais plus que ce simple héritage, le compositeur sait varier les styles et donner beaucoup de caractère musical à chaque personnage. Ainsi là où Lilia se montre héritière de la grande tradition tragique française avec un langage sobre et inspiré, la reine païenne Olympia s’exprime dans le style italien très en vogue à Paris à l’époque. Ces deux personnages évoluent et s’affrontent sous le regard de Nicanor/Satan. Si le premier acte bénéficie de toute la pompe royale, la suite voit les ambiances varier de l’inspiration religieuse à la terreur démoniaque. Chaque tableau est marqué et spécifique avec une gradation dans la tension dramatique signifiée par toutes sortes d’éboulements et coups de tonnerre. L’inspiration dramatique est ici constante, David dosant à merveille les différents éléments qui se répondent. L’inventivité mélodique est remarquable et le livret fort bien mise en musique. Le naturel de la diction des interprètes aide sûrement à cette logique mais toujours est-il que la variété des tons et de la longueur des vers donne beaucoup de vie à un ouvrage qui pourrait sous une autre plume se transformer en une Å“uvre imposante et indigeste. En intégrant les codes du genre, tout en sachant y imposer son art pour les couleurs et la mélodie, Félicien David propose un Grand Opéra dans la plus pure tradition, mais qui sait se singulariser par des détails dans l’orchestre ou le chant.
La partition de Félicien David bénéficie pour cet enregistrement de tout le confort et tout le luxe nécessaire. Comme toujours avec cette collection, le contenant est de première qualité. Les textes nous éclairent sur le compositeur et l’époque avec de superbes textes de musicologues ou historiens. Toute cette documentation permet non seulement de re-contextualiser l’œuvre (créée la même année que le Faust de Gounod et Dinorah de Meyerbeer), mais aussi de mieux analyser une partition imposante mais aussi fort bien construite et écrite. A ce grand travail éditorial il faut bien sûr ajouter une exécution remarquable. Hervé Niquet et la Fondation Bru Zane ont rassemblé une équipe parfaite qui connaît non seulement le style mais sait aussi donner toute l’épaisseur nécessaire aux personnages par une grande implication et une diction impeccable.
Le chef Hervé Niquet a été très longtemps uniquement associé à la musique baroque. Il faut dire qu’il y a triomphé pendant de très nombreuses années avec son ensemble Le Concert Spirituel. Mais il s’est engagé depuis quelques années dans l’exploration du répertoire classique et romantique aux côtés du Palazzetto Bru Zane. Le répertoire change mais on retrouve toujours les mêmes qualités : il n’oublie jamais la tension nécessaire tout en sachant donner toute sa place à la musique pour qu’elle puisse respirer. Point de précipitation ici mais souvent une grande tension qui sait se relâcher dans l’abandon de l’exaltation religieuse ou la passion charnelle. L’orchestre répond avec vaillance aux difficultés de la partition et le résultat est magnifique. Le Brussels Phiharmonic se montre quelques fois un peu vert dans ses cordes, mais cette relative sècheresse permet une lecture moins pompeuse qu’une grande phalange plus moelleuse. Le ChÅ“ur de la Radio Flamande est parfait d’homogénéité et de diction.
Les premiers volumes des enregistrements réalisés en partenariat avec le Palazzetto Bru Zane faisaient souvent la part belle à de jeunes et talentueux chanteurs. La distribution qui nous occupe est dominée par trois valeurs sûres dans ce répertoire : Véronique Gens, Karine Deshayes et Nicolas Courjal. Avec ces trois personnalités, difficile de s’imposer. Et pourtant les deux autres chanteurs savent tirer leur épingle du jeu. La jeune basse Julien Véronèse sait se montrer magnétique dans ses quelques interventions prophétiques malgré la brièveté du rôle. Edgaras Montvidas est le seul non francophone de la production et il lui échoit le rôle important d’Hélios. Personnage déchiré entre deux amours et deux cultures, cet ancien prince de Rome demande au ténor une voix héroïque et nuancée, capable de signifier sa noblesse religieuse et son emportement païen. Si la voix est légèrement engorgée et manque de brillance à certains moments, le ténor tient avec brio la partition. Le petit manque de charisme vocal l’empêche de se hisser à la hauteur de ses partenaires, mais il faut avouer que la barre est tellement haute qu’on ne lui en voudra pas.
Nicolas Courjal se voit confier deux rôles différents mais qui se prolongent : le proconsul et frère d’Olympia (Nicanor), puis Satan. Ces deux rôles demandent un ton légèrement différent et une voix imposante sachant tout de même faire preuve de souplesse pour se marier au style du palais de la reine. La voix de basse noire et charismatique du chanteur donne immédiatement toute la carrure de Nicanor : que ce soit dans la raillerie du premier acte où la violence de l’affrontement avec Lilia au deuxième acte, nous trouvons un organe dont l’impact est certain, avec une diction et un sens des nuances qui fait frémir : implacable la voix claque et s’impose. Le passage au rôle de Satan accentue encore plus ces qualités ; c’est tout le charisme du chanteur qui ici s’exprime avec autorité. Nicolas Courjal trouve enfin l’occasion de graver un rôle qui lui permet de donner libre court à son talent immense. Il s’impose immédiatement comme cette ombre menaçante sans jamais forcer une voix déjà marquante : aucun effet de mauvais goût ou outrancier, juste un chant détaillé et une déclamation impeccable. Un portrait magnifique et terrifiant.
Les deux femmes qui se battent pour Hélios et qui représentent des mondes tellement différents sont chantés par deux grands noms qui évoluent principalement dans des répertoires différents même si depuis quelques années leurs évolutions tant à les rapprocher. Karine Deshayes triomphe depuis ses débuts dans le bel-canto italien, avec notamment ses prestation rossiniennes qui impressionnent par un brillant et une virtuosité magnifique. Ici le rôle de la reine Olympia plonge justement dans ce répertoire. Ses interventions teintées de passion et d’ironie sont donc régulièrement ponctuées avec art et justesse par des variations ou vocalises. Les airs sont impeccablement chantés avec la démonstration nécessaire pour le personnage alors que les failles et l’amour véritable se dévoilent à certains moments. La chanteuse est particulièrement à son aise ici, dans une tessiture très large lui permettant d’évoluer dans tout son registre de mezzo-soprano lyrique. La diction manque peut-être légèrement de netteté à certains moments mais on sent combien la chanteuse s’implique dans le personnage redoutable de la reine païenne. Plus habituée aux jeunes femmes amoureuses, elle trouve dans ce personnage plus complexe un très beau rôle qui lui fait explorer une féminité et une autorité fort bien rendues.
Véronique Gens semble depuis quelques années régner sur le répertoire classique et elle prouve aussi que le Grand Opéra lui convient admirablement. Après sa prestation superbe dans Cinq-Mars de Gounod ou La Jacquerie de Lalo, elle brosse encore un portrait parfait d’un autre type d’héroïne. La passion religieuse qu’elle exprime ici est d’une lumière miraculeuse avec une pureté de ligne superbe. Mais cela ne l’empêche en rien de s’impliquer dans le rôle en sortant d’une réserve aristocratique qui parfois peut la contenir. L’affrontement du deuxième acte face aux avances de Nicanor est à ce titre un moment où la chanteuse joue à armes égales avec Nicolas Courjal. Le personnage prend vie alors qu’il n’avait été qu’esquissé auparavant. Véronique Gens se dévoile vocalement d’une belle audace avec des aigus aisés et comme toujours un sens du phrasé magnifique. La jeunesse du timbre semble irréelle tant l’on croit au personnage. Véritable négatif d’Olympia, elle affronte la virtuosité par une noblesse digne de la tragédie lyrique. C’est ainsi deux personnages d’égal poids qui sont ici proposés par ces deux grandes dames du chant. Autour d’elle Hélios est déchiré et l’ombre sinistre de Nicanor/Satan se détache comme le véritable manipulateur de l’œuvre.
Avec ces trois grandes prestations, l’enregistrement ne pouvait être mauvais. Mais la partition donne un terrain particulièrement fertile pour donner la mesure du talent de l’ensemble de la distribution. Cet Herculanum se révèle ici dans toute sa gloire et mériterait de figurer aux côtés des Huguenots, de Robert le Diable ou La Juive : nous sommes ici parmi les plus magistrales productions du Grand Opéra à la française.
- Félicien David (1810-1876), Herculanum (1859), Opéra en quatre actes
- Lilia, Véronique Gens ; Olympia, Karine Deshayes ; Hélios, Edgaras Montvidas ; Nicanor/Satan, Nicolas Courjal ; Magnus, Julien Véronèse
- Flemish Radio Choir
- Brussels Philharmonic
- Hervé Niquet, direction
- 2 CD Ediciones Singulares, ES 1020. Enregistré à la salle Fiocco de La Monnaie de Bruxelles, du 24 février au 7 mars 2014.