En fin de saison 2009/2010, l’Opéra National de Paris donnait une nouvelle production de La Donna del Lago au palais Garnier, offrant au public l’occasion de découvrir une partition majeure de Rossini dans deux distributions de haute volée… Dans un premier temps, Joyce DiDonato et Juan Diego Florez partageaient la tête d’affiche avec Daniela Barcelona et Colin Lee… puis les deux rôles principaux étaient remplacés par Karine Deshayes et Javier Camarena. Dans tous les cas, le spectacle musical était au rendez-vous, que ce soit pour les grandes stars ou les jeunes voix en promesse… Voici qu’en 2018, l’Opéra de Marseille redonne l’ouvrage… et l’on retrouve justement Karine Deshayes dans le rôle principal pour quatre représentations en version de concert. Autour d’elle, de jeunes chanteurs qui ont déjà fait leur preuves dans ce répertoire : Varduhi Abrahamyan qui chanta Arsace dans Semiramide ici même il y a quelques saisons, Edgardo Rocha qui a été adoubé par Cecilia Bartoli dans des rôles de Rodrigo et Iago dans Otello et bien sûr Enea Scala dans le spectaculaire Ermione qui réunissait Michael Spyres, Dmitry Korchak et Angela Meade sous la direction d’Alberto Zedda. Une superbe distribution donc pour ce concert de Marseille !
Créé en 1819, soit quatre ans avant Semiramide, La Donna del Lago demande deux chanteuses du même gabarit vocal, mais par contre deux ténors forts différenciés contrairement au seul Idreno : le rôle de Giacomo composé pour Giovanni David est dans la lignée des ténors gracieux, à l’aigu aisé et la vocalise légère. Vient ensuite Rodrigo qui est le baryténor composé par Andrea Nozzari… Ce rôle est particulièrement difficile à distribuer car il demande une tessiture extrêmement large, allant des notes de baryton jusqu’au contre-ut du ténor. Réunir ces deux ténors est déjà un beau travail car ils ne sont pas légions à pouvoir affronter les lignes et les vocalises demandées par Rossini. Mais il faut aussi réunir une soprano (ou mezzo) qui pourra reprendre le rôle d’Elena pensé pour Isabella Colbran et donc là encore oser affronter la tessiture très large ainsi que l’écriture très virtuose. Et enfin, le contralto rossinien typique avec les graves tenus ainsi qu’une aisance dans l’aigu, sachant qu’il faut balayer tout cet ambitus par de nombreuses coloratures et variations. Mais si pour tous ces rôles il faut posséder la technique et la tessiture large, il faut aussi connaître la grammaire et la style nécessaire pour varier les reprises et les variations en adéquation avec ce que pensait Rossini. Bien sûr le chef peut aider à écrire ces coloratures, mais l’exécution en revient aux chanteurs qui se doivent de les adapter à leur voix et de les réaliser de la meilleure des manières en concert.
L’histoire est somme tout assez simple : dans les Highlands, Elena aime un homme (Malcolm), est aimée par un roi (Giacomo/Uberto) et son père souhaite qu’elle en épouse un troisième (Rodrigo). Bien sûr, tout se termine bien avec Elena qui épouse l’homme qu’elle aime grâce au roi magnanime qui en plus absout le père qui avait été rebelle. Finalement, il n’y a que pour le pauvre Rodrigo que tout se termine mal, puisqu’il meurt… mais le librestiste semble peu s’en soucier étant donné qu’après son entrée triomphante et l’affrontement avec Giacomo, il disparait totalement ! De nombreux airs parsèment la partition bien sûr, mais aussi un trio formidable entre les deux ténors et Elena… et puis de nombreux duos magnifiques où chacune des voix se répondent, s’affrontent où s’allient !
Comme pour Semiramide, les forces de l’Opéra de Marseille servent plutôt bien la musique de Rossini. Bien sûr, on a entendu des orchestres plus fins et des chœurs plus ronds, mais globalement chacun se lance totalement dans sa partie, menés de main de maître par le chef José Miguel Pérez-Sierra. Lui qui a été élève du regretté Alberto Zedda semble avoir reçu de belles leçons puisqu’il va non seulement diriger l’orchestre avec vie et nuances, mais il a aussi réuni une distribution de très haute volée avec des chanteurs parfaits dans chacun des rôles, avec une vraie science pour leur proposer des variations sur mesures et qui sont parfaitement dans le style requis. On notera juste un volume légèrement trop haut de l’orchestre qui noie parfois les voix. La présence de l’orchestre sur scène n’aide sans doute pas à un bon équilibre.
Dans cet opéra, il y a quelques petits rôles qui ne servent qu’à faire avancer le drame rapidement au milieu des airs. Ainsi, la jeune Hélène Carpentier chante Albina, confidente d’Elena. La soprano a gagné des prix récemment (Voix Nouvelle 2018, ADAMI,…) et montre une voix saine même si un peu dure et verte par moments. Et si dans la première partie elle semblait très tendue et un peu en retrait, elle se montre beaucoup plus engagée vocalement comme physiquement durant le deuxième acte. Déjà remarqué dans Moïse et Pharaön en 2014 puis dans le rôle de Siebel à Avignon dans Faust, le jeune ténor Rémy Mathieu chante Serano et Beltram. Aucun air bien sûr, mais à chaque fois une présence certaine et une belle façon d’assumer des tessitures très hautes dans plusieurs de ses interventions. Enfin, même si son rôle est légèrement plus important puisqu’il a un air qui lui est consacré, Nicola Ulivieri reste dans les seconds rôles pour Douglas. Le père d’Elena demande de l’autorité et une voix sonore et la basse manque un peu de présence et d’impact dans son chant pour vraiment s’imposer face au quatuor réuni dans les rôles importants.
Le rôle de Rodrigo est assez court, mais très intense. Déjà , il doit entrer en scène et affronter un air en deux parties totalement dément. La partie rapide au début demande d’assumer des sauts démoniaques alors que par la suite, les parties lentes nécessitent un legato parfait. Puis vient entre autre le fameux trio bien sûr où il doit se mesurer aux virtuosités de Giacomo. Autant dire que le rôle est difficile à tenir surtout si l’on veut que ce soit fait avec tout son éclat. Après des débuts de ténor lyrique dans des rôles tels que Leopold dans La Juive à Lyon en 2016, Enea Scala s’est depuis semble-t-il beaucoup orienté vers Rossini avec différents rôles du fameux répertoire de baryténor comme bien sûr Rinaldo d’Armida face déjà à Karine Deshayes. Le chanteur semble avoir développé un grave sonore alors que l’aigu reste toujours aussi sonore ! Le chant est toujours aussi tendu… mais toujours aussi fort d’impact. Et la technique est toujours aussi impressionnante ! Avec le rôle de Rodrigo (et après celui d’Idreno il y a peu à La Fenice), il se montre à la hauteur de l’enjeu puisqu’il se sort avec panache de son rôle, faisant briller son timbre sur toute la tessiture. L’aigu est tranchant, la vocalise précise… tout est là pour notre plaisir et l’arrogance du personnage est parfaitement rendue !
L’autre ténor est Edgardo Rocha dans le rôle de Giacomo, connu au début de l’opéra sous le nom d’Uberto. Nous sommes ici parfaitement dans le contraltino rossinien, personnifié ces dernières années par Juan Diego Florez. Avouons tout de suite que notre ténor n’a pas tout à fait la même aisance que ce dernier mais se montre lui aussi brillant. Alors qu’il avait été un Rodrigo dans Otello assez terne au Théâtre des Champs-Élysées avec Cecilia Bartoli, et un Iago manipulateur mais loin de démontrer ses capacités techniques dans le DVD de ce même spectacle, le voici ici beaucoup plus sûr de lui. La voix est belle, l’aigu aisé et la vocalise souple. Il faut ajouter à cela une belle présence sur scène. Contrairement aux autres chanteurs, il passera presque toute la soirée sans partition, jouant du coup vraiment son rôle derrière le pupitre et entraînant alors les autres dans une version moins concertante que prévu. Le chant et le personnage sont pleins de noblesse. On peut espérer de belles choses par la suite pour ce ténor, mais une chose est sûre, l’émotion qui se dégage et la qualité technique font d’Edgardo Rocha un ténor à suivre ! Que de progrès par rapport à ce Rodrigo d’Otello terne.
Pour le troisième amoureux d’Elena, Rossini a choisi de composer le rôle pour un contralto comme régulièrement, retrouvant ainsi la tradition de cette tessiture au temps du baroque où les castrats chantaient les héros nobles. Déjà dans Semiramide ici-même, Varduhi Abrahamyan avait impressionné par son adéquation avec ce type de rôle. Depuis, elle a aussi fait une prestation remarquable dans le rôle de Bradamante aux côté de Cecilia Bartoli dans Alcina ! Et nous la retrouvons donc pour Malcolm. Et là encore, que de progrès !! Nous avions déjà un chant superbe et racé, au grave sonore et à l’aigu vaillant. Mais elle semble avoir encore gagné en puissance et en aisance. Nous sommes presque ici face au contralto demandé et par moments, par certaines notes graves ou certaines montées chromatiques, l’ombre de la grande Ewa Podleś plane sur son chant, ce qui n’est pas un mince compliment ! La chanteuse s’engage corps et âme dans son personnage et nous avons ici une grande vaillance, mais aussi un aisance confondante dans les diverses variations dont elle parsème son rôle. Moins porté vers l’aigu, son chant semble plus ancré dans le grave maintenant et le personnage y gagne en présence. Magnifique prestation ! Elle avait déjà chanté le rôle à Pesaro face à Florez et Spyres, et l’on comprend pourquoi le festival spécialisé de Rossini a fait appel à elle !
Vient enfin celle pour qui une bonne partie du public avait fait le déplacement : Karine Deshayes. Très aimée dans cette région de France, elle reçoit bien sûr une grande ovation en fin d’opéra après un rondo bluffant. La tessiture semble être parfaitement adaptée à sa voix puisqu’elle sollicite un grave de mezzo tout en ayant la possibilité de monter vers des aigus de soprano. Or on sait maintenant depuis quelques années que la chanteuse est à la croisée des chemins… mezzo léger aux aigus faciles ou soprano au grave charpentés, toujours est-il que ce genre de rôle est parfait pour elle. Le seul petit regret que l’on pourrait avoir vient de l’égalité des registres qui n’est pas toujours parfaite. Quelques notes ressortent un peu trop dans le medium aigu alors que le sur-aigu est presque toujours péremptoire là où on pourrait l’espérer un peu plus doux parfois. Mais tout ceci n’est que détail face à l’aisance technique et la facilité qu’elle a à chanter cette partition pourtant très complexe vocalement. Et même dramatiquement, elle s’implique beaucoup plus que souvent dans le rôle, face à des chanteurs qui petit à petit brisent le carcan de la version de concert pour incarner les personnages. Bien sûr, ce le final qui lui permet de briller le plus avec les reprises savamment variées de vocalise, aigus, notes piquées et autres décorations parfaitement exécutées. Impressionnante prestation qui rappelle combien déjà en 2010 elle n’avait pas eu à rougir de passer après la grande Joyce DiDonato.
Cette version de concert de La Donna del Lago a rassemblé une distribution de premier ordre, sans laquelle la soirée n’aurait bien sûr pas été aussi belle. Rossini demande des voix et des personnalités. Et ici, nous avions tout cela, allié pour tous d’une technique assez solide pour affronter les pièges et les demandes du compositeur. L’ouvrage n’est pas le plus dramatique mais il offre de très belle situations. Et lorsque sont réunis d’aussi bons chanteurs, les ensembles sont aussi impressionnants que les airs. Le trio entre Deshayes, Rocha et Scala par exemple sera l’un des sommets de la soirée, chacun s’imposant à tour de rôle dans une joute vocale magnifique !
- Marseille
- Opéra de Marseille
- 18 novembre 2018
- Gioacchino Rossini (1792-1868), La Donna del Lago, opéra en deux actes
- Version de concert
- Elena, Karine Deshayes ; Malcolm, Varduhi Abrahamyan ; Albina, Hélène Carpentier ; Giacomo V, Edgardo Rocha ; Rodrigo, Enea Scala ; Douglas, Nicola Ulivieri ; Serano / Beltram, Rémy Mathieu
- Chœur de l’Opéra de Marseille
- Orchestre de l’Opéra de Marseille
- José Miguel Pérez-Sierra, direction