La tradition est maintenant établie : tous les ans Cecilia Bartoli vient nous présenter une production sur la scène du Théâtre des Champs Elysées. Après Otello de Rossini et Norma, voici la fameuse Alcina de Haendel. Production créée en 2014 à Zurich, elle a été unanimement saluée par la critique tant pour la mise en scène que pour la partie musicale. Depuis, quelques changements ont eu lieu dans le chant et la direction car l’équipe n’est pas totalement réunie. Les changements principaux sont dans la distribution de Ruggiero à un contre-ténor maintenant alors que c’était une mezzo-soprano qui avait été de la création… et un changement d’orchestre et de chef. Les autres rôles principaux sont conservés pour notre plus grand plaisir. Ou du moins devaient être conservés puisque Julie Fuchs étant malade, le rôle sera chanté depuis la fausse par EmÅ‘ke Baráth alors que la soprano française mime le rôle sur scène. La soirée était donc sauvée et nous retrouvions un trio de femmes assez impressionnant sur le papier.
Alcina est le deuxième opéra que Haendel compose pour le Covent Garden de Londres. Si Ariodante avait été la première œuvre du compositeur pour cette nouvelle scène, il n’aura pas fallu plus de trois mois pour qu’il revienne avec un nouveau triomphe. Lui qui avait géré le King’s Theatre, le voici maintenant redevenu un simple musicien pour terminer une saison bien difficile puisqu’elle verra la fin de son administration. Il va néanmoins monter son ouvrage avec sa troupe où brillent le castrat Carestini et l’alto Maria Caterina Negri. Le premier a pour terrain de jeu le grand rôle de Ruggiero alors que la cantatrice elle s’offre le rôle de Bradamante, cette femme qui se déguise en homme pour sauver son mari. L’ouvrage a la singularité chez Haendel de proposer un rôle titre qui brille plus par la délicatesse de son chant que par les airs de bravoures. En effet, ces derniers sont réservés aux tessitures médianes de Ruggiero et Bradamante. Mais Haendel a réservé entre autres deux grands airs d’une beauté à couper le souffle. La partition possède une structure un peu moins automatique que certains opéra du compositeur en évitant les enchaînements brutales d’airs plus brillants les uns que les autres mais en commençant à dessiner de vrais caractères qui s’expriment au travers d’airs variés.
La production de Christophe Loy, créée à Zurich en 2014 avait été particulièrement saluée pour son intelligence et sa beauté. Il faut avouer que le premier acte est assez miraculeux avec cette présentation de l’univers théâtrale où Alcina règne en grande actrice fascinante dans un univers baroque à souhait alors que le dessous de scène se dévoile pour montrer l’arriver du monde extérieur en la personne de Bradamante et Melisso. Cette évocation du théâtre baroque est magnifiquement rendue avec des costumes et des décors admirables de réalisme. Mais les deux actes qui suivent ne seront pas aussi lisibles, voir même laisserons dubitatifs. En fait, c’est l’évolution qui est étrange. Car pour le deuxième acte nous sommes à l’arrière de la scène avec les loges des artistes… où l’on découvre une Alcina sans tous ses atours, mais aussi un double âgé d’elle-même et là on commence à perdre de la lisibilité. Que l’on représente la magicienne comme une vieille femme en dehors de la scène pourquoi pas (c’était le cas pour la mise en scène de Katie Mitchell à Aix-en-Provence en 2015), mais voir ces deux Alcina se croiser fait plus se poser des questions. D’un autre côté, le jeu d’acteurs est bien mené et offre un grand intérêt. Le troisième acte est encore plus étrange car il tranche totalement avec ce qui précède. Nous sommes ici sur une scène où les décors sont démontés en partie. Alcina reste la reine mais il y a une volonté de ridiculiser non seulement la magicienne mais aussi Ruggiero. Elle qui joue à la sorcière, qui bouche le passage à son amant… et lui qui lors de son air de bravoure se transforme en meneur de revue à mimer des pompes, à danser comme le chœur… là il faut avouer que le propos est totalement dilué dans cette volonté de faire rire ! On passe d’une sorte de reconstitution de théâtre baroque d’un grand sérieux à une comédie musicale sans que la trame de l’histoire ne soit en accord avec cette proposition. Étrange déroulement mais il faut tout de même saluer la beauté globale de la mise en scène ainsi que le soin dans la direction d’acteurs.
Le Concert d’Astrée fait partie des formations baroques françaises qui font parler d’elles et à raison car le son est très beau et rond. Mais dans un tel Haendel, on en vient à se demander si un orchestre plus sec ou plus extraverti n’aurait pas aidé à dramatiser l’œuvre. Quand on compare ce que peut proposer un chef comme René Jacobs par exemple, l’on découvre une partition certes bien rendue mais sans grande inventivité, avec une grande place accordée aux cordes avant tout même si les vents peuvent par moment prendre le premier plan. Mais il manque ici de la variété, du tranchant… Emmanuelle Haïm n’arrive pas à faire vivre totalement l’orchestre et propose donc un son assez peu typé. Le contraste est frappant si l’on repense à la production de Jephta dirigée en ce début d’années par William Christie avec ses Arts Florissants. Attention, l’accompagnement est de qualité… mais justement, cela reste trop un accompagnement qui n’aide pas à donner du relief à la partition.
La distribution n’a pas vraiment de faille (même si elle a un point faible, nous reviendrons dessus plus tard). Les deux petits rôles de Oronte et Melisso sont ainsi plutôt réussis, en particulier ce dernier. Krzysztof Bączyk offre une superbe voix de basse bien timbrée et très expressive. Le chanteur est de plus très présent sur scène. L’Oronte de Christoph Strehl se montre parfait de style, mais le timbre est malheureusement assez ingrat. Bien sûr le rôle n’est pas très important et agréable, mais il est dommage tout de même de ne pas faire sonner de plus belle manière ce rôle.
Dans le rôle de Margana la sœur d’Alcina, Julie Fuchs avait participé à la création de la mise en scène et devait chanter de nouveau. Malheureusement, victime d’un refroidissement, elle va devoir se contenter de jouer alors qu’Emöke Barath chante le rôle depuis la fosse. L’effet est étrange il faut bien l’avouer car du coup le jeu de la soprano française sonne un peu faux, comme si elle avait du mal à jouer alors qu’elle ne chante pas. Il lui manque sûrement d’être portée par la musique pour vraiment incarner le personnage. Juste à côté de la cheffe, Emöke Barath sauve la soirée de superbe manière. La voix est moins limpide que celle prévue mais aussi plus expressive. La chanteuse est extrêmement musicienne et nous donne à entendre un personnage très bien détaillé, aux reprises et aux variations virtuoses mais qui évite tout de même la jeune écervelée que l’on peut entendre parfois. Le travail est remarquable car arrivée le matin même elle va nous offrir un portrait particulièrement complet sans que jamais il n’y ait un problème de mise en place. Pour son remplacement de dernière minute, mais aussi pour la qualité de sa prestation, la soprano méritait totalement l’ovation qu’elle recevra en fin de spectacle. C’est donc une Morgana à deux têtes pour cette soirée que nous avons entendue et vue !
Déjà impressionnante il y a quelques années en Arsace dans la Semiramide de Rossini à Marseille, la mezzo-soprano Varduhi Abrahamyan semble encore plus dans son élément chez Haendel tant sa prestation en Bradamante est confondante de facilité et de précision. La voix déjà est splendide sur toute la tessiture. La grammaire est aussi parfaitement maîtrisée avec des variations osées mais totalement maîtrisée avec une exploration des extrémités de sa voix sans jamais qu’on ne sente une note forcée. Le grave par exemple est superbe et beaucoup plus naturel que dans Un Ballo in Maschera du début d’année. Et puis il y a ce timbre sombre mais jamais lourd qui porte parfaitement cette jeune femme volontaire… voir presque lui fait trop ressembler au jeune homme de son déguisement. Mais l’actrice étant elle aussi pleine de talent, ce que l’on perd légèrement en féminité dans ce chant plein de mâle assurance, on le gagne par un jeu très fin et touchant. Chacune de ses apparitions est un vrai moment de bonheur, que ce soit par la vélocité des airs de bravoure ou dans le drame de son déchirement. On en vient même à regretter qu’elle ne chante pas le rôle de Ruggiero tant elle semble à l’aise sur cette tessiture.
Il faut dire que pour Ruggiero, c’est le contre-ténor Philippe Jaroussky. Si l’on peut à la limite comprendre que pour une vraisemblance théâtrale un homme soit plus à sa place dans ce rôle de nos jours, il faut tout de même se demander pourquoi le chanteur français a été choisi. Lors de la création de la mise en scène c’était la remarquable Malena Ernman qui interprétait cet amant de la magicienne. Donc ce n’est sûrement pas pour une raison de mise en scène que le choix a été fait. Et quand on écoute le chant du contre-ténor, on se demande alors pourquoi. Le timbre a gardé cette pureté qui caractérise le chanteur français mais est-ce vraiment un tel chant que l’on attend pour Ruggiero ? Nous sommes face à un chevalier tout de même, un combattant. Et même si la mise en scène cherche à nous le montrer plus enfant gâté que vrai héros, la musique demande de l’héroïsme tant par le panache du chant que par la projection. Or avec ce timbre assez uniforme en couleur et le manque de puissance, notre héros perd de sa superbe. Et à cela s’ajoute une tessiture assez courte (le grave est absent et l’aigu rarement cherché) et une vélocité assez peu mise en avant ! Durant tout l’opéra, l’on peut chercher par exemple un trille… des variations oui mais qui sont loin de démontrer une grande maîtrise technique comme peuvent le faire ses partenaires féminines. On a l’impression que le chant reste bien raide. Du coup, ce héros reste faible, jamais vraiment maître de lui car toujours écrasé par Alcina ou Bradamante. Quel dommage de ne pas avoir choisi un chanteur peut-être moins connu mais qui aurait pu répondre aux exigences du rôles ainsi qu’à la grande qualité des autres chanteurs. Voilà sans doute le plus gros point noir de cette production. Le sentiment ne semblait pas être partagé par toute la salle tant il fut ovationné lors des saluts, mais tout de même on est loin d’une Vesselina Kasarova qui avait enflammé le Palais Garnier dans ce rôle il y a bien des années.
On en vient enfin à la reine de la soirée… Cecilia Bartoli. Il faut bien l’avouer c’était avant tout sa présence qui avait motivé une partie du public de se déplacer. D’ailleurs, il est bien rare de voir le Théâtre des Champs-Élysées aussi plein ! La chanteuse italienne reste un phénomène malgré les années qui passent ! Et ce soir encore elle a donné une leçon de chant et d’incarnation. Alors bien sûr, la voix est peu puissante et semble ce soir un peu contrainte (elle semblait beaucoup plus libre dans Norma l’année dernière)… mais à côté de cela nous avons une technique imparable, un art du chant qui donne à entendre mille nuances et mille variations. Chacun de ses airs sont bien sûr des moments de pure magie comme la fameux « Ah ! mio cor » qui se déploie et se dévoile sous un aspect différent à chaque reprise, mais toujours avec la même puissance évocatrice pour chacun des sentiments qui sont ici mis en avant. À chacune de ses apparitions, le public retient son souffle car chacun sait qu’il assiste à un miracle, une chanteuse qui a peut-être un peu perdu en puissance mais qui est toujours d’une immense expressivité et qui sait en plus mettre sa formidable technique au service de l’émotion. Bien sûr, les moments de virtuosité sont aussi des grandes émotions car là aussi il y a une vraie raison de chacun des ornements. Cecilia Bartoli a finalement peu chanté Haendel… mais elle y est encore reine ! Et scéniquement elle a toujours cette présence immédiate qu’on ne lui soupçonne pas. Elle qui pourrait se reposer sur son chant uniquement se donne toujours totalement dans ses rôles. Et cette Alcina ne fait pas exception.
La venue de Cecilia Bartoli est toujours une grand moment de la vie lyrique dans une ville. Et depuis quelques années, la chanteuse italienne semble apprécier Paris puisqu’elle y vient en récital bien sûr, mais aussi pour une production scénique chaque année. Elle qui s’était restreinte à Zurich ou Salzbourg pendant de nombreuses années, voyageant finalement assez peu pour des productions scéniques, nous donne la joie de la voir dans ses œuvres. Et le public en redemande ! N’était la prestation peu convaincante de Philippe Jaroussky, cette soirée aurait été grandiose. Mais cette Alcina restera tout de même magique !
- Paris
- Théâtre des Champs-Élysées
- 14 mars 2018
- Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Alcina, Opéra en trois actes
- Mise en scène, Christof Loy ; Chorégraphie, Thomas Wilhelm ; Scénographie, Johannes Leiacker ; Costumes, Ursula Renzenbrink ; Lumières, Bernd Purkrabek
- Alcina, Cecilia Bartoli ; Ruggiero, Philippe Jaroussky ; Morgana, Julie Fuchs / Emöke Barath ; Bradamante, Varduhi Abrahamyan ; Oronte, Christoph Strehl ; Melisso, Krzysztof Bączyk ; Cupido, Barbara Goodman
- Chœur du Concert d’Astrée
- Orchestre du Concert d’Astrée
- Emmanuelle Haïm, direction